Chapitre II

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Depuis la fenêtre de ma chambre à l’étage, j’observe les ruines calcinées de l’Aile Est. Une fine poussière, semblable à de la fumée grisonnante, s’élève paresseusement des décombres. Les pierres noircies suintent encore, luisantes, comme des braises sous les lueurs orangées du crépuscule. Une charpente biscornue, telle un os brisé, s’élance vers le ciel en volutes sinueuses — silhouette frêle et désarticulée, figée dans une agonie silencieuse.


L’Aile Est brûle toujours malgré les cendres refroidies… malgré les années.


Dix ! Prête ou non… J’arrive ! s’écrie Olga depuis le rez-de-chaussée.


Je plaque mes mains sur ma bouche pour étouffer un rire.


Je viens te manger, petit asticot…

Sa voix traînante se rapproche sournoisement. Ses pas résonnent à peine dans le grand escalier.


Mon cœur bat à tout rompre. Je m’enfonce un peu plus dans la penderie où je me suis cachée. « Maman me trouvera jamais ici », pensé-je.


Je souris tristement en fixant le laboratoire attenant au manoir. Je vois la lumière filtrer à travers les fenêtres. Aujourd’hui, à part pour les entraînements, Olga ne sort presque plus de son bureau.


Ces parties de cache-cache me manquent… Ma mère me manque.


Parfois, je me demande si les choses auraient pu être différentes. Si je ne m’étais pas cachée dans cette chambre... Si je n’avais jamais découvert la vérité ce jour-là…


Je sors de ma cachette après m’être assurée que maman est bien loin. Elle vient jamais de ce côté du manoir, mais c’est elle qui m’a appris qu’il faut pas vendre la peau de l’ours avant de l’avoir mangée !


Tout est couvert par des draps dans cette pièce. Je tire sur l’un d’eux pour dévoiler un lit pour bébé. C’est mon ancienne chambre ?

Je fronce les sourcils. Je ne me rappelle pas.


Je n’ai aucun souvenir avant mes sept ans. C’est le vide total. Comme si cette partie de ma vie avait été effacée… J’ai essayé d’obtenir des réponses auprès d’Olga. Mais il s’agit d’une des nombreuses choses qu’elle choisit de taire. L’Anémancienne, autrefois membre des renseignements et instructrice pour la Congrégation, excelle dans l’art de manier la vérité. Elle dissimule le tout derrière des silences et de fausses réponses.


Je m’éloigne de la fenêtre pour attraper un petit couteau sur le bureau. Je le soupèse, parfaitement équilibré. J’envoie la lame dans le grand chêne de la cour. Elle se loge, sans résistance, dans son tronc.

Je grimace à cause des plaies encore récentes. Je les ai cautérisées moi-même hier. Je ne comprends toujours pas son comportement dans la bibliothèque. Elle ne s’était pas montrée aussi violente depuis l’incendie, l’année de mes neuf ans.


Je fais le tour du lit en passant les doigts sur les barreaux. Il y a quelque chose d’écrit dans le bois. Un nom. Pas le mien.


Nhoélia.


Je recule et trébuche sur un renard en peluche. Ma chute fait beaucoup de bruit. J’en oublie le jeu.

La porte s’ouvre brusquement. Mais maman reste dans l’encadrement. Elle me regarde sévèrement. Elle m’avait jamais regardée comme ça avant. Ses yeux gris clair ont l’air plus foncé. Plus menaçants. On dirait un nuage d’orage.


Je ne comprenais pas. J’étais juste en train de jouer. Me cacher. Comme on avait l’habitude de le faire. Mais toutes les portes ne sont pas faites pour être ouvertes. Même par erreur...

Je me rappelle encore de l’effusion de chaleur sur ma joue quand elle a abattu sa main dessus. Elle n’avait pas crié. Je n’avais pas pleuré. Mais quelque chose d’autre avait voulu sortir...


Elle me saisit le poignet et me traîne hors de la chambre.


Maman, tu me fais mal ! me plains-je.


Ses doigts se resserrent. Elle s’arrête au milieu du couloir. Je me heurte à son dos.

Je ne suis pas ta mère.


Tout d’un coup, j’ai froid. Les larmes coulent. J’ai mal. Plus encore que le coup d’avant : celui-là est pire.


Le nom du lit revient sans cesse dans ma tête. Il se moque de moi. Depuis cette chambre qui n'est pas la mienne. Ne l'a jamais été.


Je t’interdis de revenir ici. Est-ce que c’est clair, Méthée ?


Nhoélia.


Sa fille biologique.


Elle ne parle jamais d’elle. Mais elle est là, partout. Dans ces ruines. Dans ses silences. Un fantôme lorsqu’Olga me regarde.

Je ne suis qu’une remplaçante. Un lot de consolation.


J’ai des fourmis dans les doigts. Mam— Olga attend une réponse. Je suffoque, la morve m’étouffe. Je peux pas parler.


Elle lâche mon bras. Une claque. Encore.


C’est pas juste.


Ça pique la bouche. Du sang ?


La main sur la joue, j’ose la regarder. Je ne sais plus où commence le mensonge, ni où finit la vérité. Est-ce qu’une maman fait mal ? Est-ce qu’une maman fait peur ?


J’ai chaud. Trop chaud. Ma tête tourne. Mes mains picotent, comme traversées d’aiguilles incandescentes. Je veux crier. Mais y a un volcan qui monte — ça râpe, ça dévore, ça déchire dedans.


Elle s’éloigne.

Sa silhouette se déforme. Le couloir devient flamme. Maman disparaît dedans. Moi aussi.


Presque dix ans que tout est parti en fumée. Et pas un jour ne passe sans que je ne sois hantée par l’odeur de la chair carbonisée.

J’avais la nausée. Je savais pas comment l’arrêter. Plus aucun contrôle. J’étais devenue une torche. Une vraie. Une enfant qui a fini par consumer ce qu’elle aimait…


Maman m’a prise dans ses bras. Elle m’a murmuré quelque chose. J’ai rien entendu. Les flammes ont tout avalé. La chambre. L’Aile Est. Elle…


C’est Olga qui nous a sortis de là.


Mais quand je me suis réveillée, elle respirait à peine.

Elle a failli mourir.

J’ai failli la tuer.


Depuis, j’ai peur. Peur de perdre le contrôle. Encore.

Bientôt dix-neuf ans, et pourtant, je suis encore cette gamine en proie à ses propres flammes.


Quand je la vois arpenter les couloirs du manoir, la démarche bancale, sa main crispée sur sa canne… Je sens sa douleur dans ma chair. Une part de moi a été réduite en cendres. L’autre s’est reconstruite autour d’un poids que rien n’allège.

Et je ne lui pardonnerai jamais. Ni ce mensonge. Ni ses silences. Ni de m’avoir façonnée à l’image d’un fantôme qui hante ces ruines, invisible, mais toujours présent, lourd. Une douleur qu’on ne peut fuir.

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