16) Secousses
Ce qui devait arriver se produisit. Un fragment d'astéroïde percuta une paroi extérieure dans le secteur sud de la station Némésis. Déjà fragilisé, le panneau ne fut pas assez résistant et une brèche s'ouvrit. Elle ne faisait qu'une trentaine de centimètres mais les effets furent dévastateurs. Le vide sidéral s'engouffra dans la zone et en aspira tout l'air. Les capteurs d'alarmes s'enclenchèrent immédiatement mais une défaillance des portes automatiques s'ajouta au problème. La zone ne fut pas scellée assez vite ; des personnes s'évanouirent à cause du manque d'oxygène. Dépêchés en express, les équipes de maintenance soudèrent une plaque de métal pour combler la brèche mais le mal était fait. Un enfant, déjà sujet à des problèmes respiratoires, ne reprit pas conscience.
C'était le premier incident majeur depuis l'annonce des fragilités de Némésis. Jusque là, tous les points faibles avaient pu être détectés et traités avant de dégénérer et de causer des dégâts visibles à la qualité de vie des habitants. Cet événement déclencha une vague de protestation très forte dans la station. Des manifestations régulières eurent lieu devant le siège des entreprises de construction et le domicile des Branston en particulier. Des extraits du Rapport Banty furent sortis de leur contexte et les noms des contremaîtres ayant participé aux malversations furent affichés partout. Ils subirent des vagues de haine et l'un deux fut hospitalisé suite à une agression violente. Il ne souffla pas un mot mais une rumeur circula que c'était une tentative de meurtre de la part de la Fraternité du Sanctuaire Céleste ; un sacrifice raté pour apaiser Némésis.
Avec cet événement tragique, la balance commença à pencher davantage vers le retour de la population vers la Terre. Les gens prirent conscience avec effroi qu'il ne suffisait que de quelques minutes sans oxygène pour succomber à cause du vide sidéral. Le deuil de la famille ayant perdu leur enfant résonnait dans les cœurs de tous les parents de Némésis. Des gestes de soutien et de sympathie émergèrent de partout.
* * *
Ne cautionnant plus l'oisiveté, un anonyme ne se rendit pas à son travail dans une boutique un matin. L'homme se présenta au Conseil Général du Retour lors d'une session de questions réponses ouverte au public. Il demanda à travailler dans ce but, peu importe ce qu'on lui demandait de faire. Les journalistes présents relayèrent l'information, ne sachant qu'en penser, cet homme n'avait aucune qualification utile hormis la force de ses bras. Lors de la réunion suivante, ce fut huit personnes qui se présentèrent. Deux mois après, les volontaires faisaient la queue jusque dans la rue. D'autres commencèrent à militer pour des changements drastiques dans l'organisation du travail. Lentement au début puis à une vitesse exponentielle, les Classes 4 pivotèrent vers un labeur orienté vers le Retour. On n'avait pas vu de mouvement sociétal aussi homogène depuis les efforts de guerre durant les conflits mondiaux.
Bien entendu, les Classes 1 ne virent pas d'un bon œil toute cette réorganisation. Des dissentions internes ébranlèrent les puissants. D'un côté, certains refusèrent catégoriquement de financer le Retour car bien trop éloigné de leurs intérêts commerciaux. Ils entamèrent des campagnes médiatiques et de propagande pour appuyer leurs idées. La Fraternité du Sanctuaire Céleste s'en frotta les mains et les accueillirent à bras ouverts dans leurs rangs. De l'autre côté, les plus réalistes - ou plutôt opportunistes - suivaient le courant et se positionnaient en faveur du Retour mais dans l'optique de pouvoir s'emparer des nouveaux marchés qu'offriraient la vie à la surface. Afin de faire passer la pilule du financement des opérations, le Conseil Général du Retour mit en place une taxe pour augmenter l'argent disponible alloué à la mission. Calculée sur les revenus moyens des Classes, elle fut bien acceptée par la population.
* * *
— Tu as entendu les rumeurs ? lança Logan à Zia entre deux sessions de travail avec le département de cryogénie et celui de l'agriculture. A propos de l'Arche de la Fraternité ?
— Je crois que c'est plus que des rumeurs. Il se passe bien quelque chose de louche dans le secteur 34. Il a quasiment été abandonné depuis la mort du petit Pullman. Les panneaux extérieurs sont tous bien trop endommagés, c'est une bombe à retardement. Ado me l'a confirmé.
— Oh merde. Alors quoi ? Non seulement ils nous mettent des bâtons dans les roues mais ils vont se barrer de leur côté ?
— C'est probable. Beaucoup de transporteurs y ont été vus alors que la zone est sensée être déserte.
— C'est donc là qu'irait tout leur argent. Ils veulent faire leur Arche personnelle pour continuer à vivre dans l'espace ? Mais comment ils vont manger ?
— Ca ne m'étonnerait pas qu'ils aient quelques Classes 3 dans la poche. Ces fanatiques sont quasiment partout maintenant. Et que du matériel de survie pour synthétiser des Tubes disparaisse dans des conditions louches... Tu vois le genre.
— Ouais. Malheureusement...
Ils restèrent un moment silencieux, pensifs, devant les données qui défilaient sur leurs écrans. Dans la pièce, seuls les bips réguliers des instruments rompaient le calme. Logan tapota nerveusement sur la table.
— Si ce qu’on pense est vrai, il faut prévenir le Conseil au plus vite.
— Pas encore, répondit Zia. On s'est bâtis une réputation basée sur les preuves. On ne peut aller les voir les mains vides. Ils ne nous croiraient peut-être pas. Et si la Fraternité apprend qu’on les surveille, ils accéléreront leurs plans pour faire Dieu sait quoi.
Le jeune homme soupira et se laissa tomber contre le dossier de sa chaise.
— On joue contre la montre, Zia. Et contre des fous.
Elle ne répondit pas. Son regard fut attiré par delà le hublot, au-dessus du terminal. De petits éclats de lumière s’y reflétaient, mouvants, comme une pluie d’argent suspendue dans le vide.
— Tu vois ça ? murmura-t-elle.
Logan se pencha. À travers la vitre, on distinguait de fines traînées lumineuses qui striaient lentement l'espace aux alentours de la station. Des particules, peut-être des fragments du même champ d’astéroïdes qui avait frappé le secteur sud. Un grondement sourd résonna, presque imperceptible. Les lampes vacillèrent. Les écrans se brouillèrent un instant avant de revenir. Puis, dans les haut-parleurs, une voix synthétique s’éleva, calme, monotone :
— Fluctuation de matière détectée. Ajustement de l'orbite de Némésis pour évitement.
Un silence dense s'installa. Zia sentit un frisson lui parcourir la nuque.
— Ce n’est qu’un ajustement, dit Logan, sans grande conviction. On en a vus d'autres.
— Ou un avertissement. Que le temps nous est compté.
Leurs regards restèrent fixés sur la vitre. Dehors, les minuscules éclats continuaient leur danse lente, pareils à des lucioles dans la nuit éternelle. Et, pendant un bref instant, Némésis sembla retenir son souffle.

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