Dans la pièce en rondins s’affairait une dizaine d’apprentis. Les deux mages choisirent une table et commandèrent des tasses d’hydromel, puis ils se mirent en devoir de définir les paramètres du jeu. Cette phase requérait un esprit agile, entraîné à la répartie, aux jeux oratoires et à la sophistique. Vertulian était passé maître dans la plupart de ces disciplines, qu’il considérait comme un art à part entière.

– Pas d’invocation fantasmagorique de Tûl, pour commencer.

– Cela va de soi, très cher, répliqua Amostofello. Pas de « Danse du Laboureur » non plus.

– ça me va. Les interventions extérieures sont limitées à trois.

– J’accepte. Considérons comme bannies les distorsions temporelles majeures, cela me semble important.

– Oui. La partie ne peut être interrompue sans que l’un des deux adversaires n’ait été déclaré vainqueur. Dans un cas de force majeure, le premier à se lever est considéré perdant.

Les palabres se poursuivirent pendant plusieurs minutes, et les deux mages commençaient déjà, tout en parlant, à préparer leurs sortilèges. Lorsque les critères furent définis et les bases posées, quelques apprentis désoeuvrés vinrent assister au duel qui s’engageait. Les dés pipés roulèrent sur le plateau, influencés de droite et de gauche par les sorts des belligérants.

La première attaque d’Amostofello, discrète, consista à affecter le degré d’alcool de l’hydromel de Vertulian. Le mage fit une grimace et toussota, mais ne releva pas.

De son côté, l’Outrecuidant augmentait puis baissait alternativement la température de l’air autour de son adversaire : Amostofello se mit à transpirer sous une chaleur tropicale. Mais à peine avait-il retiré ses vêtements que la température chuta au point de geler les gouttes de sueur sur son front.

Malgré son alcoolémie galopante, Vertulian conservait sa capacité de jeter des sorts avec précision. L’effet de son sortilège de démangeaison fut néanmoins détourné in extremis par Amostofello et tous les serveurs de la salle se mirent à gesticuler en poussant des gémissements. Seuls les meilleurs apprentis, protégés par leurs contre-sorts, semblèrent apprécier la situation.

Les deux mages étaient si concentrés qu’ils en oubliaient leur environnement.

– Vous tenez bien l’alcool, complimenta Amostofello en soufflant un nuage de buée glacée.

– C’est un tour si commun que je ne vois pas de raison de vous cacher la parade plus longtemps : je joue actuellement en duplication cérébrale de Xinth.

– Astucieux…

À cet instant, un page affolé entra dans la pièce et courut droit à la table de jeu.

– Maître Vertulian ! Votre laboratoire de Ker Korkidu est en flammes !

L’enchanteur eut un geste de panique et posa la main sur le dossier de sa chaise pour se lever. Mais il se ravisa aussitôt.

– Si ce que tu dis est vrai, alors il est trop tard pour que j’intervienne… Si tu mens, il vaut mieux que je termine ma partie avant de te corriger comme tu le mérites !

Toutefois, le doute était insoutenable. Amostofello grinça des dents, et le page recula en dodelinant de la tête comme un automate déboussolé. Vertulian souffla de soulagement.

– Joli contrôle d’esprit, remarqua-t-il en se réinstallant dans son fauteuil. Pas très légal, mais bien exécuté.

– Trop court…

Vertulian calcula mentalement que son adversaire avait encore droit à deux interventions extérieures. Mais une inquiétude le gagnait : ce mage était bien renseigné, il avait sans doute prévu son coup. La partie devenait vraiment intéressante. Il décida de répondre par une combinaison en deux temps. Il commença par un sortilège d’invisibilité sur la pixie arcadienne qui volait paisiblement dans sa cage. Il en fit aussitôt une image mentale qu’il projeta dans la pièce. Amostofello poussa un juron et manqua de renverser la table.

– Attrapez cette pixie ! hurla-t-il en direction des spectateurs.

Il y eut une phase de tumulte dans la pièce alors que les apprentis rivalisaient d’adresse pour attraper la fée qui virevoltait au-dessus de leurs têtes. Amostofello était devenu écarlate. Après un rapide coup d’œil vers sa cage vide, il se mit à danser sur place sans oser quitter la table, injuriant l’assemblée pour son incapacité à intercepter la fugitive. Tandis que la pixie se dirigeait vers la porte, Amostofello empoigna la cage et se prépara à la fracasser de rage contre le mur.

– Euh… très cher… faites attention à votre cage ! hasarda Vertulian.

Cette remarque mit la puce à l’oreille de son adversaire, qui cessa aussitôt de vociférer. Avec un sourire en coin, il plongea son regard à travers les barreaux et poussa un profond soupir.

– ça joue fort, murmura dans sa barbe un vieux mage installé au comptoir.

– Je savais pas que Samuel s’y connaissait en magie, murmura une cuisinière en désignant Amostofello.

– Qui c’est Samuel ? demanda un apprenti.

– Le forgeron de Tréorenteuc, du Val-sans-retour. D’habitude il quitte pas ses fourneaux.

Un valet chargé de bolées en bois se permit d’ajouter :

– C’est p’têt bin un passe-temps qu’il a. Le fer, c’est pô toujours gai, faut bien se délasser de temps en temps.

– Silence les marauds, ordonna le vieux mage en attrapant un broc de cidre.

La partie reprit de plus belle. Après plusieurs échanges d’enchantements mineurs, un personnage en livrée pourpre, coiffé d’une mitre cousue d’or, entra solennellement dans la pièce. Le silence s’abattit sur l’assemblée. Seul Vertulian continuait à s’esclaffer bruyamment.

– Maître Vertulian, clama d’une voix sentencieuse le nouvel arrivant, je suis mandaté par le Conseil Suprême du Concile de Brocéliande, moi, Ambizor Furiatys d’Estrevise, haut magistrat de la circonscription impériale, afin de vous signifier votre convocation séance tenante devant le Grand Jury.