ou Chairs de pierre

5 minutes de lecture

  Et soudain le contact de ses mains se fait plus oppressant. Il veut, il veut, tout de suite, maintenant, ici-bas.

Par avance, comme si cela pouvait empêcher une quelconque crise, le désir de laisser ces lieux immaculés avait été vainement formulé. Il avait évidemment répondu en arrachant ce vœu à la racine, en prouvant qu'il était infondé, qu'il se basait sur la cruauté, une sorte de plaisir malin à lui imposer une frustration et l'empêcher d'être heureux. C'est anormal.

Il serre de plus en plus ses mains, il fait sentir son désir contre le dos face à lui comme une supplication. Et ses reproches, ses complaintes se remémorent au cœur de mon âme avec le glas du fatal.

  • Vois-tu, tous les gestes que tu fais s'inscrivent dans une division, tandis que les miens vont pour notre union. Crois-tu que ce soit normal qu'un homme soit obligé de ne se contenter de rien avec sa femme, parce qu'elle est froide et qu'elle n'accepte pas que je trouve mon bonheur ailleurs ?

Monstre. Putain de monstre.

Tu le sais certainement, mais tu conserves une apparence trompeuse, car, Juste, tu te penses dans ton bon droit. Je te déteste, je te déteste tellement. Mais je me déteste plus encore.

Et le reflet de la forme se fait plus horreur encore : faible, et éphémère, et vulnérable et flottante. Sans volonté.

Désormais, je n'existe plus.

*

Étonnamment, même lorsque l'on connaît la faute, lorsqu'elle est flagrante, qu'elle se promène sous nos yeux chaque jour, on ne la voit pas. On laisse grandir l’adventice et après-coup seulement, la réalisation :

  • Comment as-tu pu te laisser faire ?

nous frappe, comme une immense, profonde et déraisonnable gifle.

On se demande souvent comment peut-on laisser l'inconcevable se concevoir. Comment un crime peut-il avoir lieu, comment les génocides peuvent-ils arriver, pourquoi le mal existe-t-il. On attribue cela à une sorte d'embryon dégénéré, marginalisé, qui assoit sa domination parce que le mal déploie plus de forces que le bien. Parce que le destructeur est plus puissant que le bienfaisant. On pense généralement que le bien finit par renverser le rapport. Il sommeille quelque part, et il attend son heure pour revenir. La justice, la mémoire et le pli triomphent toujours, comme par une loi miraculeuse de la nature.

Les mains descendent le long du rempart et cherchent la faille, elles poussent, elles râclent et provoque chez la marionnette cassée une apathie indolente.

La réponse n'est-elle pas évidente ? Nous fuyons la responsabilité - nous sommes sans repères. Quand se dessine la volonté d'un Maître, nous la suivons sans réfléchir, car la Volonté est absolue devant l'égarement des faibles. C'est la loi de la nature.

Il enlève les ailes une à une avec précaution et fait apparaître la nudité indésirée quasiment comme un mort-né. Il cherche à éviter la protestation alors il est délicat, et tendre.

C’est un jeu. Une distraction. Quelque chose de détaché, loin du corps et de la chair. C’est un oeillet diapré aux teintes d’essence rouges, et un bourdon ; c’est « aussi anodin qu'une abeille qui butine une fleur. » (1) Voici un rêve, voici les élucubrations d'une pensée. Le véritable effort de l'acte se situe souvent dans une dépersonnalisation, dans une fuite stratégique par l'esprit, par des personnages d'encre, émanations d'hallucinations heureuses.

Il s’essouffle dans des coups qui pourraient le rompre à chaque instant, plus mécaniques, plus lancinants, plus profondément exsangues. Les peaux de glace se frottent l’une à l’autre comme deux cadavres.

Christiane, la joyeuse Christiane, le rayon de lumière dans l’ombilic des cafards, avait hurlé au milieu d'une de ces nuits sans fin, « Arrêtez ». Christiane était cette femme dont l'impossible cri ne sortirait que trop tard. La voix d’Annabelle résonnait également, rongée par l’angoisse de subir seule la mort, choisissant de s’y précipiter aimée. Lui aussi, et il était pathétique. D’un cruel pathétique.

Il demande nerveusement à chaque seconde si tout va bien. Oui, il est conscient de ce qu’il fait. Le mal n’est pas ignorant, il connaît la possibilité du renversement à tout instant. Et il veut fuir sa propre faute, il la refoule par l’idée de justice.

L’épicentre des masques de fumée narrative tient à leur non-existence. Sans l'effort de la pensée, devant la perspective de l'arrêt de toute souffrance, l'effort retombe, humainement. Le masque éclate en mille morceaux, et les personnages ne sont plus. Il n'y a plus que cela, et sans le filtre du rêve, on préférerait encore se crever les yeux.

Quelqu'un s'étouffe en sanglots, et siffle convulsivement d’arrêter. Quelqu’un serpente en vacillant vers un endroit pourvu d'eau, de glace, et de verrou métallique - endroit salvateur.

« Et ainsi, ne pouvant faire que ce qui est juste fût fort, on a fait que ce qui est fort fût juste. »

Je me dévisage dans le miroir, violacée par des bleus le long de l'épaule jusqu'au bas de l'oreille. La vue de ce sang sous-jacent à la peau me terrifie. C'est noir et indolore.

Qu'as-tu fait mon dieu, mais qu'as-tu fait ?

C'est un cercle vicieux au fond. On se force, on plie, et l’on se soumet. La banalité des normes, comme le calcaire sur une plaque d'évier, est corrosive et inéluctable. On se jure de faire des efforts, on se dit que si tous peuvent le faire avec de l’entraînement, pourquoi pas nous. Que l'habitude de la souffrance, c'est effacer la marque de l’autre et de l'horrifiant.

Pourtant, les traces invisibles paraissent pour les plus apparentes.

Si familières, si étrangères.

L'inconcevable, c'est le refus des faibles de formuler ce que le fort imposera. Pourquoi ne levons-nous jamais les yeux pour poser sur notre environnement un regard ? Nous avons peur de voir qu'il est laid. Qu'il est inessentiel.

La seule liberté qui soit passe par le meurtre. Le meurtre thaumaturgique, le meurtre suprême. Il faut tuer le Maître pour le surpasser, le dépasser et le faire trépasser hors de toute sphère d’existence. L'esclave doit prendre un couteau, le charger de ses adieux, de sa maigre force, de toute sa chair blanche et faire exploser le feu dans ses yeux.

« Bats-toi. Tu dois te battre. Si tu perds le combat, tu meurs. Si tu le gagnes, tu survis. Sans combat, tu ne peux pas gagner. Alors bats-toi. Bats-toi. »

C'est le seul moyen de se réapproprier l'environnement du Maître, et gagner une essence en ce monde.

(1) La Servante écarlate, Margaret Atwood

Le 3 Octobre 2019

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 4 versions.

Vous aimez lire Na Oras ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0