Tiego faisait partie de ces créatures que l'on ne pouvait même plus appeler "enfants" tant ils étaient gris et malheureux. Il n'avait plus de parents et, du haut de ses dix ans environ (les anniversaires n'étaient plus célébrés et on perdait la notion du temps au travail), il devait se nourrir par lui-même. Il n'avait trouvé d'autre solution que de continuer à travailler à la Firme. Il y était employé depuis ses cinq ans. Avant cet âge, les enfants n'étaient pas acceptés, de peur qu'ils fassent mal le travail. Il prenait lentement le chemin d'une vie morne et conditionnée, résigné à s'y abandonner comme tous ceux qui l'entouraient. Depuis quelques jours, il était suivi. La dernière étincelle de curiosité qui l'habitait encore parvenait à s'en étonner... Il voyait une silhouette bouger dans l'obscurité quand il se reposait sous la grande cloche du beffroi. Un jour où il faisait vraiment très froid, elle lui avait même lancé un grand morceau de tissu, abimé mais très chaud. Il l'avait regardé, puis l'avait attrapé. Il avait trop froid pour se poser des questions.

La silhouette ne le quittait pratiquement plus, se déplaçant le plus souvent depuis les toits. Il la voyait, postée sur la neige, à quelques mètres au-dessus de lui, en train de l'observer. Mais il ne trouvait plus la force de la saluer, de se détourner du chemin de la Firme. Il est parfois plus facile de poursuivre sur un chemin tout tracé, même douloureux, que de s'en détourner, de prendre sa vie en main. Et puis... on ne lui avait jamais appris que d'autres chemins existaient, qu'il pouvait penser par lui-même ou simplement vouloir son propre bonheur. Il se contentait donc de la laisser entretenir son dernier brin de curiosité et l'empêcher de sombrer définitivement dans la monotonie.