EPISODE 26 : WAGON TERMINAL (Partie 1)
(Cet épisode est la suite directe de l’épisode « Les souris »).
Josh, Elisabeth et Paula continuaient de sillonner la ville désolée en voiture.
Des cadavres jonchaient la route, ici et là. Un chaos total : camions retournées, valises éventrées.Chaque présence humaine était devenue aussi rare que suspecte.
Ils cherchaient Natasha et Rebecca depuis deux heures du matin. Il était neuf heures. Elisabeth proposa d’aller à la résidence : ils n’y étaient pas retournés depuis six heures. Elle descendit avec Paula. Josh somnolait au volant.
C’est alors qu’elle aperçut la fenêtre de son appartement ouverte :
— Là, Paula, là-haut, la fenêtre !
Paula cria :
— Va chercher Josh !
Sans attendre ni se soucier du danger, elle escalada la voiture, puis la maison jusqu’à la fenêtre. Tout son corps la faisait souffrir. Elle portait encore, sous ses vêtements, sa combinaison de cuir, imprégnée de ce mélange de sperme, de champagne et de tabac. Les plaies des coups de cravache étaient encore vives ; elle n’avait rien eu le temps de désinfecter. Quant à ses douleurs internes, elle n’y pensait même plus : elle respirait avec.
Elle entra dans la pièce, scruta, et là, elle vit les visages de Natasha et de Rebecca, enroulées dans une couverture, dans ce tas de vêtements sur le lit.
Elle se mit à pleurer...
Toute la ville s’était dirigée vers la gare. Les barrages militaires commençaient à trois kilomètres. Ceux qui n’avaient pas de billet ne passaient pas. Mais comme le contrôle était visuel, beaucoup tentaient leur chance avec de faux billets, parfois même de grossières copies. Au fur et à mesure que les voitures affluaient, les rafales retentissaient. La consigne avait été donnée : tolérance zéro pour les fauteurs de troubles. Très rapidement, l’ambiance tourna au cauchemar froid.
Qui passait les barrages ? Qui avait des billets ? Peut-être quelques centaines de personnes sur cinq cent mille. Mais les soldats n’avaient aucune idée du compte final du nombre de vrais billets.
Paula guida Josh à travers ce labyrinthe infernal : il fallait un brin de doigté politique ; même avec des billets, rien n’était acquis.
Rebecca aperçut, au loin, un SUV qui, en un claquement de doigts, fut pris d’assaut par une cinquantaine de personnes ayant renversé un barrage et mitraillé les gardes. Le père, la mère et l’enfant furent extirpés du véhicule, déchirés comme des poupées de chiffon par cette foule en colère, criant :
— Rendez les billets, saloperies de sangsues !
— Mais papa, pourquoi ils font ça ? Pourquoi ils font ça ! hurla-t-elle soudain, totalement terrifiée.
Elisabeth essaya de lui cacher les yeux, mais c’était trop tard. Elle la consola comme elle put, mais l’image de cette fille jetée à terre et piétinée brutalement ne la quitterait plus jamais.
Natasha ne disait plus rien depuis son réveil, et ses yeux se mettaient à pleurer chaque fois qu’elle voulait parler ou sourire. Paula, concentrée sur le départ, la laissait tranquille pour le moment, mais elle soupçonnait que quelque chose de grave était arrivé — bien plus grave qu’un incendie.
Puis, après avoir entendu le double clac du ralentisseur sous les roues, ils descendirent abruptement dans un large tunnel souterrain, une énorme entrée bétonnée, comme un bunker. Le dénivelé était très fort, et les bas-ventres se contractaient sous son effet. Josh n’avait pas levé le pied du frein. Ils entrèrent dans un long corridor, une autoroute souterraine d’environ un kilomètre, éclairée par des néons orange. Josh savait très bien de quoi il s’agissait : il avait participé à sa construction. Il y avait peu de véhicules. Certains passaient, chargés comme pour un déménagement. Ils avaient quitté la ville depuis longtemps.
Enfin, un peu de calme. Tout le monde dormait.
Les soldats en uniforme faisaient signe à Josh de tourner ici et là avec leur bâton jaune lumineux, jusqu’au moment d’abandonner enfin le véhicule.
Quel était donc cet endroit ?... Une gare souterraine dont on n’avait jamais entendu parler.
À la sortie de l’ascenseur, le brouhaha reprit : des centaines de pèlerins avec leur barda. Trois cents personnes étaient censées embarquer. Deux mille étaient sur place. La pression était monstrueuse, l’ambiance insupportable — jusqu’à ce qu’on entende les premiers coups de feu sans vraiment savoir d’où ils venaient. On les entendait à intervalles de trente à quarante-cinq minutes.
Il y avait une vingtaine de portes sur le train. C’était l’heure de choisir une file et de faire la queue pour le grand départ.
Après trois heures, ils avaient pas mal avancé. Josh aperçut, sur le côté, un magasin d’équipements de voyage high-tech et un surplus de l’armée :
— J’ai... Oh ! Attends-moi ici, chérie, ils ont un BabyScan !
Elisabeth :
-Mais Josh, c’est bon, on n’en a pas besoin...
— Mais bien sûr qu’on en a besoin ! C’est comme un gynécologue, ce truc. C’est peut-être même la seule chose dont on aura besoin.
— Mais il y a tout dans le train, ce truc est une ville sur rail !
Son visage devint alors sombre :
— Qui t’a dit qu’on allait rester dedans...
Elisabeth se résigna vite ; elle le connaissait.
— Tu viens ou pas ? dit-il.
— Non, il faut qu’on reste faire la queue. En plus, Rebecca et Natasha ne vont pas bien du tout.
Il se tourna et demanda, sans conviction, en regardant Paula :
— Tu as besoin de quelque chose du magasin ?
À sa grande surprise, Paula répondit :
— Attends, je viens avec toi, il y aura sûrement des trucs utiles là-bas.
Elle pensait à des antidépresseurs pour Natasha, des pansements et du désinfectant ; et surtout à une toilette — au minimum enlever cette combinaison puante. C’était la première fois qu’ils étaient seuls tous les deux depuis qu’elle « flirtait » avec Elisabeth. Il avait du mal à l’approcher : habitué à Elisabeth, il n’avait aucune idée de la façon de communiquer avec une femme de la trempe de Paula. Elle avait toujours l’air de le regarder comme un brave labrador, et elle lui rappelait la pire des cheffes de projet qu’il ait eue...
En entrant dans le magasin, Josh était aux anges. Ils se dépêchèrent de parcourir tous les rayons, car ils savaient qu’ils ne pouvaient pas traîner : la file avançait de plus en plus vite.
Puis une envie pressante. À vrai dire, il n’avait plus pensé à pisser depuis la veille.
Dix minutes plus tard, il posa son BabyScan sur le comptoir où l’attendait Paula. Elle mit sa main sur sa bouche, choquée :
— Mais Josh, que t’est-il arrivé ? dit-elle en s’approchant de son visage et en soulevant ses cheveux.
Josh répondit :
— Aucune idée ! Je crois que j’ai dû m’évanouir et me cogner... foutu diabète...
Il avait un énorme bleu sur le front, qui descendait jusqu’à son œil et formait un cocard et un œil rouge. Elle saisit alors l’occasion de briser la glace une bonne fois pour toutes. Elle concentra son regard sur la blessure, l’effleura, puis la caressa tendrement, maternellement. Josh, habitué à être dorloté et à moitié conscient, se disait simplement : je me suis trompé, elle n’est pas comme cette connasse de Véronique.
C’était plus qu’une caresse : un savoir-faire, issu des méthodes de pointe du renseignement, une chose à laquelle il n’avait jamais été confronté dans sa petite vie de nerd, habitué à ses N+, bien au chaud sous la hiérarchie. Il n’affrontait pas les monstres d’égal à égal, comme le faisait Paula depuis la fac de droit. Une approche du monde radicalement différente et naïve qui faisait naturellement de lui le bébé singe dans la fosse aux caïmans.
Il se laissa un peu aller. Paula prolongea le moment. Elle sentait bien qu’il commençait à fondre sous ses mains expertes.
Mais le caissier avait terminé.
Ils arrivèrent avec à manger et à boire pour tout le monde. Paula, revigorée par la petite excursion, dit avec enthousiasme :
— Je pense qu’on en a pour moins d’une heure maintenant.
Lorsque, soudain, un coup de feu sec résonna dans tout le hall.
Elisabeth sursauta. Trois hommes et une femme étaient debout, nus, en haut de la rampe d’embarquement.
David, pimpant avec son mégaphone et sa casquette de militaire, déambulait de gauche à droite dans le petit couloir métallique :
— Je vous rappelle que le train est automatique, il n’attendra personne. Ne nous faites pas perdre notre temps avec vos malheureux faux billets ! Le train n’est là que pour quelques heures, et les portes se refermeront, avec ou sans vous ! Mon devoir est de faire monter tous ceux qui ont leur billet à temps ! Capish ? Aussi, je vous encourage vivement à dénoncer ceux dont vous savez qu’ils n’ont pas de billets ou qui sont en possession de faux billets ! Ça vous laissera peut-être une chance de monter à temps !
Il s’enflamma :
— Ne nous faites pas perdre notre temps !
Et là, il tira dans la tête d’un deuxième homme qui bascula en avant et alla s’écraser sur les rails avec le reste des cadavres de la journée.
Certaines femmes crièrent brièvement, mais les milliers de civils présents dans le hall restèrent silencieux.

Annotations
Versions