Maman est malade
Elle la suit partout, toujours collée à ses talons. Au travail, au magasin, au parc, à la maison, et même dans son lit. Cette ombre ; dont elle a connaissance, sans pouvoir la percevoir, contrairement à moi, ce n’est pas vraiment la sienne. Elle n’a pas toujours été là. Elle est apparue au cours de son adolescence… durant ses années de fac, il me semble. Elles ont l’air copines, mais il ne faut pas se fier aux apparences. Maman n’aime pas cette ombre. Elle n’en parle jamais, même si elle est toujours là. Elle cherche à l’ignorer. Or, elle n’échappe jamais à mon œil affûté. Il faut dire que je la connais bien, depuis le temps… Il me suffit de regarder maman dans les yeux pour la voir traverser son regard fatigué et malade. Elle est là, souriante, moqueuse, machiavélique et prête à l’engloutir. Je la déteste. Elle me fait terriblement peur. Elle finit toujours par avaler maman, prenant littéralement sa place. L’ombre est vulgaire, méchante, odieuse et particulièrement violente. Sa voix empeste et ses mots donnent la nausée. Elle commence par dire des choses cruelles, puis elle laisse sa colère s’exprimer. Dans cette cacophonie de meubles qui se renversent, de tiroirs pleins de couverts qui se déversent sur le sol, de vases qui se brisent en petits morceaux, je me bouche les oreilles, terrorisée. Je m’enferme dans ma chambre, flanque une chaise devant la porte pour l’empêcher d’entrer, puis j’attends. Je pleure en silence, hurle de l’intérieur, prie pour que tout s’arrête très vite. Papa arrive. Viennent les cris, les portes qui claquent, puis les pleurs. Il est tout aussi démuni que moi, mais lui, il est bien plus fort que l’enfant frêle que je suis. Je finis par tomber dans le sommeil, toujours à l’affût, le danger tout proche. Le lendemain matin, je retrouve maman, pâle et malade. Elle ne mange rien, car tout lui donne envie de vomir. Ses yeux sont jaunes et elle empeste son fardeau. Elle m’emmène à l’école. Dans la voiture, nous écoutons la radio, sans nous adresser la parole. Puis je l’entends sangloter. Des larmes ruissellent sur ses joues et ses lèvres tremblent. Au feu rouge, elle tourne la tête vers moi. Ses yeux sont désormais écarlates, baignés de culpabilité et de profonds remords.
— Je suis désolée… articule-t-elle d’une voix brisée.
Je ne lui réponds pas. Je ne lui en veux pas. Elle me dépose à l’école et me dit « à ce soir ». Et tout comme elle, j’ai peur d’être à ce soir, car je sais que l’ombre sera là. Maman a beau lutter, elle est malade. Malade de cette ombre, de ce fardeau qui s’est installé lorsqu’elle était mal. Mais je ne lui en veux pas. Car maman ne l’a pas choisi. Maman est malade.

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