L'histoire d'une vie
« Ma mère était esclave dans la ville. Elle n'y est pas née. Elle m'a raconté qu'elle venait d'un village clandestin de l'extérieur, mais qu'il avait été démantelé quand elle avait environ vingt ans. Elle a été capturée et conduite à la Ville. Là-bas, elle était au service d'une Créature en particulier et était son esclave attitrée pour l'entretien de sa loge. Quelques années après son arrivée, une Créature mâle s'est entichée d'elle. Ils ont fini par avoir des relations ensemble. Ma mère s'est retrouvée enceinte de moi. Quand je suis née, elle était on ne peut plus soulagée que mon corps soit celui d'un humain, et en même temps triste car j'aurais pu vivre sans crainte si j'avais ressemblé à mon père. Si je n'avais pas hérité de son physique, j'avais cependant tous les pouvoirs que lui avait. Et comme si une fille étrange ne lui suffisait pas, elle a continué de battifoler avec la Créature et, deux ans après ma naissance, elle a donné vie à mon petit frère.
« J'ai vécu les deux premières années de ma vie en tant qu'esclave strictement humaine. Je restais avec ma mère quand elle nettoyais la chambre de son « patron » et elle s'occupait parfaitement de moi. Les gens la trouvaient très courageuse d'avoir assez d'espoir pour m'élever dans un environnement pareil. Personne ne savait rien au sujet du père, car n'importe qui aurait pu nous dénoncer. Peu après mes un an, ma mère m'avait emmenée pour la seule et unique fois de ma vie dans une étrange pièce, normalement réservée aux Créatures. Elle était remplie de miroir. C'était la première fois que j'en voyais, et que je me voyais moi-même. À l'époque, et c'est en ça que cette visite était importante pour moi, mes deux yeux étaient de la même couleur : bleus. Quand j'ai eu un peu plus de deux ans, ma mère a commencé à me cacher. Elle me disait de laisser mes cheveux devant mon œil, de ne pas sortir, de ne pas parler. Je ne comprenais pas, j'étais trop petite. Alors j'obéissais, tout simplement. J'ai découvert plus tard, quand je suis arrivée ici en fait, que c'était parce que mon œil droit était devenu violet.
« C'est à cette époque que les Créatures ont lancé leurs premières traques dans la Ville, à la recherche des hybrides. Elles avaient l'intention de tous les tuer. Ils étaient, d'après elles, bien trop dangereux, pas vraiment humains, pas vraiment comme elles non plus. Quand j'ai eu trois ans, ma mère m'a emmenée sur le marché noir de la ville, qui se réunissait de temps à autre en cachette. Avec le peu d'argent qu'elle avait, elle m'a acheté un poignard, bien trop grand pour moi à l'époque. Elle m'a appris comment m'en servir si on m'attaquait quand elle n'était pas là.
« Peu après mes quatre ans, alors que mon petit frère commençait à avoir un œil violet lui aussi, ma mère a senti le danger. Elle voulait nous faire nous enfuir. Elle m'a emmenée avec mon frère jusqu'à la seule sortie non condamnée du globe, en pleine nuit, armée d'un petit couteau volé dans la loge de la Créature dont elle s'occupait. Elle nous a dit qu'elle ne viendrait peut-être pas avec nous, mais que nous devions à tout prix partir, même si elle devait rester là.
« Quand nous nous sommes approchés de la porte, plusieurs Créatures nous sont tombées dessus. Ma mère s'est défendue avec son couteau de cuisine. Elle nous a ouvert la porte, nous suppliant de partir, de nous enfuir. Nous avons refusé, jusqu'à ce qu'un des attaquant ne la touche de son rayon. Elle s'est effondrée en pleurant, et elle nous a dédié ses derniers mots, avant d'arrêter de bouger totalement. « Je vous aime, partez, je vous en supplie, survivez », elle nous a dit. J'ai compris que maman ne bougerait plus jamais, alors j'ai empoigné mon frère et nous nous sommes enfuis.
« Seulement voilà, j'avais quatre ans, lui deux. Nous n'avions pas de grandes jambes ni une endurance sans fin. Au bout de quelques centaines de mètres de sprint, mon frère est tombé. Je l'ai relevé, puis nous sommes repartis en courant, sans se tenir la main cette fois. Plusieurs dizaines de mètres plus loin, il est de nouveau tombé. J'étais à dix mètres devant lui, mais c'était déjà trop. Le temps que je veuille le rejoindre, les Créatures le tenaient déjà. Il m'a hurlé de courir. C'était la première fois que j'entendais sa voix. La dernière aussi. Il me criait de m'enfuir et de le laisser, qu'il vallait mieux que lui seul se fasse prendre, que je devais vivre pour maman et pour lui. Alors j'ai pris ma décision. Je lui ai envoyé un baiser, et je me suis remise à courir plus vite que jamais.
« Je ne sais toujours pas ce qu'il est arrivé à mon frère, mais je doute qu'il ait survécu. Si c'était à refaire, je pense que j'essaierais de le sauver, plutôt que de m'enfuir si lâchement. J'ai couru pendant des jours entiers, m'arrêtant à peine. Lorsque j'ai atteint les Ruines, j'ai d'abord rencontré deux hommes. Au début, ils ont eu peur de moi, mais ils ont vu que je n'étais pas dangereuse. Ils m'ont montré le chemin vers le complexe. Quand je les ai quittés et que je suis repartie en direction de Panaam, de nouvelles Créatures m'ont prise pour cible. Quand j'ai atteint le complexe, elles me poursuivaient toujours.
« En arrivant aux abords de Panaam, j'ai vu la porte en fer, et j'ai toqué. C'est monsieur Fidz qui m'a ouvert. Il m'a recueillie, rassurée, conseillée. C'était le seul à savoir pour mon œil. Du moins jusqu'à récemment.
« Peu après mon arrivée, j'ai commencé à parler. C'était agréable de pouvoir s'exprimer comme je n'avait pu le faire avant. Après plusieurs semaines, monsieur Fidz a compris pourquoi tout le monde était si gentil et aux petits soins pour moi. Il m'a expliqué que j'étais différente, et que quand je parlais, mes pouvoirs touchaient les autres, et qu'ils étaient attirés par moi. Il m'a dit que c'était ce que je tenais de mon père. Il m'a conseillée d'éviter de parler. Petite comme j'étais, je ne comprenais pas vraiment pourquoi ne pas parler. Je me suis renfermée sur moi même et j'ai commencé à cacher la part extravertie et joyeuse de moi-même au fond de mon âme. Il s'en est rendu compte trop tard, et m'a dit qu'il ne fallait pas se renfermer sur moi. Mais le processus était déjà enclenché trop loin pour pouvoir revenir en arrière à cette époque.
« Vers six ans, la part violente et sûre d'elle de mon âme que je rejettais s'est purement et simplement séparée de moi-même. J'ai commencé à déclarer les premiers signes de ce que monsieur Fidz et madame Charings ont diagnostiqué plus tard comme étant de la schyzophrénie. Depuis cette époque, je bataille entre l'envie de m'exprimer, de montrer mes vraies capacités, malheureusement trop hautes pour être révélées sans soupçons, mon autre personnalité qui menace de prendre le contrôle, mes souvenirs qui ressurgissent de temps en temps et ma famille qui me manque et qui me fait penser encore et encore que je ne suis qu'une lâche qui ne fait que fuir la réalité et le danger.
« Mais maintenant, je suis sûre d'une chose. Je me battrai pour eux : pour ma famille et pour Panaam, ma nouvelle famille. Je ne fuirai plus. »
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