Chapitre I - Le Murmure des Pages

17 minutes de lecture

— Mais qu’est-ce qu’elle fabrique ?

La voix de Joshua résonne, tranchante, dans l’air saturé d’électricité statique du dernier étage. La pièce, plongée dans une pénombre nerveuse, est un sanctuaire de lumières bleutées. Trois informaticiens tapotent frénétiquement sur leurs claviers. Aucune réaction à cette interruption, comme si ses mots n’étaient que des échos lointains perdus dans le bourdonnement ambiant.

Isolé dans un coin obscur, Joshua, l’unique agent de surveillance, se tient légèrement avachi sur son fauteuil. Le halo pâle des moniteurs découpe son visage fatigué, creusant des ombres sous ses yeux. Le silence n’est troublé que par le cliquetis sec et régulier des touches, une mélodie monotone qui enveloppe l’équipe de la bibliothèque lyonnaise de la Part-Dieu.

Son regard reste accroché à l’image granuleuse d’une silhouette fluette qui glisse entre les rayonnages, presque irréelle dans sa lenteur calculée. Une trentaine d’années, un corps semblant suivre une partition intérieure. Il ne saurait dire pourquoi, mais quelque chose en elle le captive : silencieuse, imprévisible, légèrement détraquée. Un bug dans le système. Une anomalie fascinante.

La caméra zoome lentement sur elle. Cheveux relevés dans un chignon anarchique, regard fuyant, gestes décalés. Son allure bohémienne, accentuée par ses vêtements amples et dépareillés, semble taillée pour se fondre dans le décor de la bibliothèque.

La lumière extérieure décline, emportant avec elle la patience de Joshua.

— Vivement le week-end ! Quelqu’un veut m’accompagner au pub ?

Un sourire las étire ses lèvres alors qu’il se redresse, à la recherche d’un semblant de complicité. André, un homme au crâne dégarni, lève à peine les yeux.

— Ah, j’irais bien, Josh, mais ma femme m’attend. Tu sais - le rituel du vendredi soir, avec l’arrivée de bébé...

— Pas grave. Pour une fois, je vais tenter ma chance en solo. Y’a pas mal de jolies femmes dehors. Mais d’abord, j'aimerais savoir qui est cette demoiselle qui glisse des marque-pages dans les livres.

Il pivote sur son siège, un sourire narquois aux lèvres. André arque un sourcil.

— Elle est encore là ? Fais voir !

— Moi je me rappelle, dit un autre collègue, moqueur. Elle est venue une fois me parler, persuadée que le réseau avait un virus juste parce qu’elle voulait utiliser les postes en libre-service. La fille bizarre, là, c'est Tina je crois. Et elle vient tous les jours.

Les traits de Joshua s’étirent soudain, carnassiers, tels un prédateur qui flaire sa proie.

— Dans ce cas… On te tient, Tina !

Lui et les autres basculent la tête en arrière dans un rire unanime.

*****

Elle ne sait plus quand elle a vu cette affiche. C’est flou. Peut-être un mardi. Ou un jeudi. Un de ces jours trop blancs, trop pleins de silence et de lumières agressives. Le panneau d’affichage de la bibliothèque est vieux et tordu. Une feuille A4 y est punaisée de travers.

Le genre d’annonce qu’on lit sans vouloir la lire :

Atelier lecture : Association Ma Place’Handicap - Pour personnes en situation de fragilité psychique - Tous les vendredis à 18h.

Elle reste figée. Fragilité psychique ? Pourquoi dire les choses comme ça ? Pourquoi mettre des mots bizarres sur des réalités simples ?

Elle n’est pas fragile. Elle n’est pas “malade”.
Elle est… quoi, alors ?

Un peu trop tout. Un peu trop rien.
Comme un livre avec les pages en désordre, mais qu’on aime quand même. Elle prend la photo par réflexe.

Et puis… il y a Cody. Lui, elle le repère sans vraiment le regarder. Toujours dans les mêmes recoins : les bandes dessinées qui parlent peu, les recueils de poésie sans ponctuation, les romans qu’on ne comprend pas toujours du premier coup.
Il s’assoit par terre, en tailleur, casque rouge vissé sur les oreilles. Il lit comme on respire. Lentement. Profondément.
Elle remarque l’heure à laquelle il arrive à l’association et, sans s’en rendre compte, elle cale ses allées et venues sur les siennes. Jusqu’au jour où il s’approche.

— Tu l’as déjà lu, celui-là ?

Il lui tend un Vargas, un recueil de nouvelles. Elle le connaît par cœur. Lui, de son côté, ne la dévisage pas. Et c’est parfait comme ça. Puis un vendredi, comme ça, l’air de rien :

— Ce soir, l’atelier lecture se déroulera dans la salle du fond. Si tu veux venir… personne ne t’obligera à parler.

C’est comme ça qu’elle croit mourir de trac en entrant dans la salle. Elle a les mains moites, les jambes en coton et la gorge fermée. Les gens lisent doucement, rient parfois, mais personne ne la regarde bizarrement. Elle ne proteste pas, elle est restée. Et c’est déjà énorme.

*****

Tina est assise à son bureau, le roman posé devant elle : c’est un livre que tout le monde dans l’association semble adorer. Elle le feuillette une énième fois, cherchant quelque chose à dire mais les mots lui échappent. Elle prend son carnet et griffonne : “Un style maîtrisé, certes, mais... quelque chose me manque.” Elle arrête d’écrire, le regarde, le rature. Lors d’une énième réunion destinée à présenter les livres pour le prochain atelier lecture, elle reste en retrait. Hésitant à partager son avis, écoutant seulement les autres parler avec enthousiasme, cela la renferme davantage. À la fin de la rencontre Sophie vient la voir :

— Ça va, Tina ? Tu sembles ailleurs.

— Je ne sais pas quoi dire sur ce livre, avoue-t-elle. Il est bon, mais je n’arrive pas à ressentir ce que vous décrivez.

— Tu sais, on a tous des livres qui ne nous touchent pas autant que les autres. Ce n’est pas grave. Partage ce que tu ressens, même si c’est différent.

Encouragée par ces mots, Tina rentre chez elle et décide de rédiger une critique simple mais sincère : “Un roman magnifiquement écrit, mais qui, pour moi, reste en surface. Peut-être que je n’étais pas prête à le lire pleinement.”

Un autre jour, elle observe Pierrot, un membre plus âgé, en train de classer des livres. Il est connu pour ses critiques tranchées et son attitude parfois intimidante. Elle hésite, puis finit par lui demander :

— Pourquoi ce livre vous a tant marqué ?

Pierrot la regarde, surpris. Il prend un livre entre ses mains et lui tend, ses yeux brillants d’émotion. — Ce n’est pas le livre en lui-même, c’est ce qu’il a réveillé en moi. Il m’a rappelé... des choses oubliées, des regrets, mais aussi des joies.

Intriguée, Tina feuillette le livre et découvre qu’il est rempli d’annotations. Des mots, des idées, des souvenirs y sont griffonnés dans la marge.

— Vous écrivez dans vos livres ?

— Oui, c’est mon dialogue avec eux. Essaye, ça change tout.

Cet échange marque le début d’une complicité entre eux. Il lui montre ses techniques pour annoter les livres, et ils échangent souvent des ouvrages annotés, débattant des interprétations. Tina commence à comprendre que la critique peut être un art vivant, un reflet de soi, et pas seulement un jugement objectif.

*****

Dans la famille, de génération en génération, tout le monde s'était transmis le rêve de devenir un auteur reconnu. Sauf elle. À défaut de les écrire, Tina les dévorait. Son lieu de vie ressemble aujourd’hui à un amoncellement d’histoires reliées entre elles par sa passion – ou plutôt son addiction – à la lecture. Il y en a partout, tous genres confondus… jusqu’aux dictionnaires, presque devenus des meubles tant leur poids leur donne des fonctions inattendues.

Son enfance fut marquée par les encouragements de ses parents et de sa sœur Éleanore qui, à un moment donné, ont compris sa dépression, ses doutes, puis enfin le diagnostic : le spectre autistique, souvent accompagné de troubles de l’humeur liés au sentiment de rejet social, ce que peu comprennent.


De plus, ballottée de ville en ville au gré des mutations de ses parents, elle s’est peu à peu réfugiée dans des mondes imaginaires… qui l’empêchent parfois de pleinement habiter le réel. C’est devenu un cercle vicieux et, impuissants, ils ont fini par renoncer, préférant ne pas la forcer à affronter le monde extérieur dans ces conditions. Mais envers et contre tout, un seul élément la maintient à flot depuis deux ans, c’est l'association. La première impression de Cody fut positive ce qui lui a valu de devenir une présence précieuse - un véritable soutien au sein du groupe - le seul pour qui elle continue de se rendre sur place. Malgré tout, aujourd’hui, Cody n’est pas au meilleur de sa forme, et Tina a le don de le remarquer immédiatement. Il regrette amèrement la décision étatique de lui imposer un emploi rémunéré, n’étant plus reconnu inapte au travail par la commission de la maison départementale des personnes handicapées.

— Je te sers un café ? C’est offert par la maison comme à chaque début d’année, propose Tina d’un ton léger.

Les vitres de la salle de repos de l'association peinent à repousser la buée en ce jour enneigé. Malgré quelques conversations éparses, chacun semble absorbé par son téléphone.

— Oui, s’il te plaît. Je crois que je vais en avoir besoin, répond Cody, sans quitter la fenêtre du regard.

— Écoute, tu sais qu’on passe des heures à discuter de littérature et de cinéma, tous les deux ?

— Oui, pourquoi ?

— Il se trouve qu’un poste va se libérer à la bibliothèque du quartier. J’ai vu l’annonce sur le tableau d’affichage, tu devrais aller voir. Ça ne t’engage à rien, tu sais.

Silence.

— Mais toi, tu vas faire quoi sans moi ?

— Ah tu vas me manquer, c’est sûr, mais à vrai dire je suis débordée. Sinon, tu vas y réfléchir ?

— Est-ce que j'ai vraiment le choix ?

*****

Remettant en place son chignon d’un geste machinal, elle s’efforce de ne pas attirer l’attention. Elle se faufile entre les rayons avec une discrétion presque calculée, évitant les rares regards curieux des lecteurs absorbés dans leurs livres. La veille encore, elle a veillé tard, laissant courir sa plume sur le papier, noircissant des pages entières de critiques passionnées, mordantes, acérées, comme si chaque mot était une revanche sur le monde. Chaque livre qu’elle a lu a droit à son jugement tranchant, griffonné à même un marque-page avant d’être inséré entre ses pages.

Cette nuit-là, c’est La Vie Heureuse de Foenkinos qui a hérité de ses commentaires impitoyables. Elle esquisse un sourire satisfait en le glissant discrètement dans les rayons, sachant pertinemment que quelqu’un finira par tomber dessus et, peut-être, s’interroger sur l’identité de cet esprit critique anonyme.

Elle en est au centième de sa liste. Cent ouvrages qu’elle a dévorés, annotés, disséqués sans concession. Un an, c'est le temps qu’elle s’est donné pour aller au bout de sa mission secrète, qu’elle-même ne s’est jamais vraiment autorisée à formuler tout haut. Ses critiques sont autant d’occasions de s’évader, de voyager à travers les mots tout en restant figée dans sa propre réalité.

Mais cette fois, elle refuse que cela ne soit qu’une fuite. Cette année, elle tiendra sa promesse, cette bonne résolution qu'elle s'est fixée. Pour elle, pour sa santé mentale, pour la reconnaissance de ses proches qui brûle en elle comme un feu ardent. Cette famille dont elle ne veut pas ternir l’héritage, dont elle veut être digne, entre ses parents aux petits soins et Eleanore qui ne cesse de jouer le chaud et le froid, mais dont elle se sent redevable de l'avoir sauvée de sa seule tentative de suicide. Car elle étouffe.

Elle suffoque sous le poids des regards condescendants, de ceux qui la considèrent comme une âme inutile, une silhouette transparente, ou encore pire un être inintéressant qu’on tolère par pitié. Un animal blessé, une chose fragile qu’il faudrait protéger, enfermer dans un cocon d’indifférence parce qu’il n’a rien d’autre à offrir que le récit de ses lectures.

Lorsqu'elle tendit l'agenda fait de ses mains, avec ses pages soigneusement agrafées et chaque détail minutieusement conçu, la présidente de l'association la fixa un instant, les yeux ronds, comme si un rayon de lumière soudainement aveuglant venait de se poser sur elle. Un long silence s’installa, lourd de stupéfaction, comme un vent glacé figé dans l’air. L’agenda, tout en couleurs et en symboles qu’elle avait choisi avec soin, était pour Tina un symbole de sa volonté, de sa force qu’elle ne parvenait que trop rarement à transmettre. Mais devant le regard de la présidente, cet objet qu’elle croyait symboliser son premier pas vers l’autonomie semblait se dérober, comme s'il venait d'être pris dans un piège invisible.

Elle avait l’impression que son monde s’était à nouveau rétréci. Que l’objet de ses efforts s'était métamorphosé en un simple fait divers incompréhensible aux yeux des autres. Elle savait, au fond d’elle-même, qu’aucun regard extérieur ne pourrait comprendre la somme de travail et d’énormes efforts qu'il avait fallu pour qu'elle crée cette simple chose. L’agenda, en apparence si banal, n’était pourtant rien de moins qu’un exploit. Mais le monde qui l’entourait n’était pas encore prêt à le reconnaître. Bien sûr elle s'était mise à douter. Elle avait finalement baissé la tête, certaine qu'elle n'avait pas sa place ici. Mais elle sait désormais qu’elle vaut mieux que cela.

Elle ne peut peut-être pas écrire, pas comme on l’attendrait d’elle, pas comme ceux qui l’ont précédée dans sa famille, de peur d'être publiée et de souffrir de mauvaise presse en ne sachant pas se montrer à la hauteur.

Mais elle refuse d’être perçue comme un fardeau, comme un déchet de la société, condamnée à végéter dans l’ombre. Alors, même si le prix à payer est de s’exposer au grand jour, d’affronter les regards, de braver sa timidité maladive et de composer avec ses troubles autistiques, elle est prête.

Parce que cette fois, elle ira jusqu’au bout. A sa manière.

*****

Le pot de départ d'André bat son plein dans une salle animée par des éclats de voix et le tintement des verres. Pourtant, Joshua, adossé au mur, croise les bras avec une expression sceptique.

— Alors comme ça, tu nous quittes pour de bon ?

André sourit, légèrement gêné.

— Oui, finalement, j’ai réalisé que prendre soin de ma famille était plus important que tout le reste. Je suis dorénavant un "homme au foyer" !

— J’ai du mal à y croire André, mais ne te réjouis pas trop vite. Surtout, ne laisse pas ta femme prendre le dessus. Cela dit, apparemment, la direction attribue ton poste à un travailleur handicapé pour éviter la contribution Agefiph, une taxe prévue pour tous les employeurs. Restrictions budgétaires obligent.

— Ah, je vois. Au moins, mon poste ne disparaît pas totalement, dit André avec une touche de mélancolie. Et toi, comment ça se passe de ton côté ? Ta soirée ?

Joshua hausse les épaules.

— Comme d’habitude… Une femme en manque de sensations fortes. Une intello. Mais cette idiote a fichu du vin partout sur le tapis tout neuf, écrasé ses mégots dans le canapé, tout ça en me racontant son dernier roman. Bref, encore une originale ! André rit, un éclat amusé éclairant son visage.

— Mais, Josh, tu nous avais pas dit que t’étais maniaque en plus !

Joshua, impassible, commence à débarrasser la table pour la énième fois.

— Pas du tout. J’aime simplement que l’on respecte un minimum les règles. La propreté, c’est une question de respect, tu vois ?

André lève les mains en signe d’apaisement.
— Désolé, je voulais juste te taquiner, son regard trahissant ses pensées.

*****

Quadragénaire célibataire, Josh veille à ce que personne ne vienne menacer sa place de colosse en chef de la bibliothèque. C'est l'un des rares endroits où il peut travailler méticuleusement sans risquer de se faire mettre à la porte.

Il se souvient encore de cette fois où, voulant ranger les articles dans le caddie d'une junkie, son patron l'a traité de malade mental avant de le renvoyer. Aujourd'hui, il sait qu'au sein de l’établissement, chaque livre est classé et rangé selon un ordre préétabli auquel on ne peut déroger, et que chaque recoin du bâtiment est aseptisé quotidiennement, pour son plus grand bien. Dans un soupir, il se rappelle qu’en aucun cas il ne peut se permettre de perdre cet emploi. Et ce n'est pas une bohémienne aux habitudes incompréhensibles, cette Tina, qui allait tout détruire. De toute façon, il aime à dire que les femmes sont toutes les mêmes : de vraies folles irresponsables qui gaspillent leur argent ou leur dignité au profit de la bêtise humaine. Et en cela, il s'est fait la promesse de ne jamais ressembler à sa génitrice. Car c’est qu’il est quelqu'un, lui.

Une musique de boîte à musique résonne dans sa tête, anormalement claire... Puis les silhouettes d’agents pénitenciers se découpent dans la pénombre, figées comme des statues de cire. Du haut de ses trois pommes, il pousse le caddie trop lourd sur la pointe des pieds, dans ce couloir morbide. Les barres de fer laissent entrevoir des cellules vides, jusqu'à celle, à sa gauche d'une vieille femme fripée, vêtue de haillons sans nom, aux cheveux hirsutes et au visage noirci comme si elle avait passé sa vie dans une mine de charbon. Des dents émaciées et jaunies découvrent un sourire moqueur et sadique que Josh n’a jamais oublié.

— Espèce de minable, encore toi ? Je regrette de t’avoir mis au monde ! Regarde-toi, bon à rien ! Tu n’y arriveras pas, incapable !

Josh tressaille soudain, comme à chaque fois qu'il entend le rire cruel de sa mère suivi des habituels éclats de violence. Il cherche à fuir, mais n'y parvient pas. Il est prisonnier, à nouveau paralysé par la peur. Il sait que ce n'est pas réel... et le réveil sonne, huit heures - même le dimanche. Josh ouvre les yeux en sursaut, couvert de sueur, comme chaque matin depuis des années. Il n'a jamais réussi à effacer le souvenir de sa mère qui, alors qu'il n'avait que quatre ans, l'a accusé à sa place d’un vol commis dans un supermarché. Les agents de sécurité s’étaient finalement montrés compréhensifs, après que Josh leur eut caché la vérité, de peur des sévices maternels qui, pourtant, n’ont jamais cessé. Il avait alors décidé de devenir justicier à son tour en embrassant leur profession.

En pensant au caddie, il parvient à s’extirper doucement de son sommeil, prenant conscience qu'il est temps de se rendre à son supermarché de prédilection, le seul qui offre des produits d’entretien de qualité à bas prix. Pour lui, rien ne peut égaler le plaisir de sa routine quotidienne, surtout après avoir attendu le dernier jour de la semaine ; celui qui lui permet de s’adonner à ce qui lui semble être d’une importance capitale, voire même d’une question de vie ou de mort.

Le ménage de son appartement. Un lieu sain. De fond en comble, jusqu’au balcon, jusqu’aux bouches d’aération. En passant devant une animalerie fraîchement ouverte, il se fait la réflexion qu’avoir un animal n’aurait jamais été possible pour lui : trop de bactéries. Puis, pendant qu'il astique, décrasse, dépoussière et récure son appartement, il éprouve comme à son habitude un certain soulagement, tout en réfléchissant à sa vie et à ce qui la compose. Vingt minutes plus tard, l'excitation bat son plein : il se met en tête d'inviter André, même tardivement.

Il devrait tenter de le raisonner quant à une éventuelle reprise de poste, se dit-il, ce qui ne ferait pas de mal à l’établissement… préférant garder pour lui le fait qu’il voit d’un mauvais œil son départ définitif.

Au sein de l’équipe, André est un allié hors pair. Alors ce serait dommage de tout gâcher.

*****

Tina, une tasse de thé fumante à ses côtés, ouvre un roman fraîchement terminé. À côté d’elle, un cahier grand format attend, ses pages vierges prêtes à recevoir ses pensées. Elle plonge dans le roman, en lit une phrase puis s’arrête, les yeux perdus dans le vide. Une idée germe. Elle écrit : “Ce livre, c’est comme un vieil ami qu’on redécouvre sous un nouveau jour.” Elle hésite, rature, et reformule. Son chat saute sur ses genoux, comme pour l’encourager. Tina sourit, caresse distraitement l’animal et reprend l’écriture. Chaque mot devient un équilibre entre analyse et émotion.

Mais après avoir reçu les derniers cartons de ses marque-pages illustrés, elle reste un instant immobile au milieu du salon, les bras croisés, perplexe. Que faire de tous ces objets ? Où les ranger ? Sa PAL (Pile A Lire) menace déjà de s'effondrer au moindre souffle.

— À part quelques irréductibles nostalgiques, qui utilise encore une plume, aujourd'hui ? marmonne-t-elle pour elle-même.

Elle attrape un chef-d’œuvre, le caresse du bout des doigts puis le pose sur son bureau avant de se replonger dans la rédaction de sa dernière critique du moment — à chaud, comme toujours. Un besoin profond de figer ses impressions, espérant secrètement qu’un jour quelqu’un reconnaîtra son style. Même anonymement. Alors autant y mettre tout son cœur, n’est-ce pas ?

Elle sourit en relisant sa propre critique, rédigée quelques heures plus tôt : M. Chapsal - C’est Tout Un Roman ! Pourquoi utiliser le mot "muse" pour une femme ? Parce qu’elle nous mène par le muse-au ? Ou devrais-je dire ici, par la plume ? Quoi qu’il en soit, ce livre unique retrace avec brio le dévouement qu’un écrivain peut porter autant à son œuvre qu'aux femmes qui l'entourent… Elle glisse délicatement le marque-page dans l’ouvrage, puis le referme d’un geste lent. Ses yeux se posent sur le mur d’étagères débordant déjà de lectures en attente. Elle pousse un long soupir. — C’est la bibliothèque ou le chaos...

Avant de sortir, elle s’attarde un instant devant le miroir. Son reflet lui renvoie une image familière : une femme au regard vif, mais parfois trop rêveur, au teint pâle et au sourire mélancolique. Elle resserre son écharpe autour de son cou, s’enroule dans son manteau et quitte l’appartement, déterminée. Sur le trottoir, chaque silhouette croisée devient un mystère. Elle se surprend à imaginer la vie cachée derrière ces visages fermés. Quelles douleurs, quels secrets, quelles batailles silencieuses ? Elle pense à sa propre quête, à ce défi flou qu’elle s’est imposée récemment : dépasser ses limites. Mais lesquelles, au juste ? Celles de la solitude ? Du silence ? Du cœur ?

Peut-être tout à la fois.

*****

Le dîner traîne en longueur dans la chaleureuse salle à manger d’André. Les murs en pierre apparente et les étagères pleines d'instruments de travail confèrent à la pièce une atmosphère délicate, à mi-chemin entre un cocon et un cabinet de réflexion. La table, encore marquée par le repas est parsemée d’assiettes vides, de verres à moitié pleins, d’une carafe d’eau scintillante sous le lustre. Joshua, fidèle à lui-même, est assis droit, les bras croisés sur une chaise en bois massif. Sa chemise blanche est impeccablement repassée. Il n’y a pas un pli de travers, pas une miette devant lui. Un ordre quasi-maniaque, comme un rempart invisible contre le désordre du monde.

— Tu devrais revenir, André, dit-il avec une pointe de gravité. L’équipe a besoin de toi.

Son collègue, en bout de table, hausse les épaules esquissant un sourire fatigué.

— J’ai tourné la page.

— Ah oui ? Tu ne t’ennuies jamais de nous ?

— C’est… différent.

— Merci, ça fait plaisir... Joshua soupire.

Émilie, la femme d’André, suit l’échange avec amusement. Son regard pétille.

— Pourtant il parle souvent de vous, glisse-t-elle à Joshua avec un sourire complice.

Il se redresse légèrement, sentant l’ouverture.

— Alors un mi-temps, juste pour garder la main ? Ça ne serait pas la fin du monde.

— Et toi, Josh ? Tu comptes reprendre ta vie en main aussi ?

Il la fixe, surpris.

— Pardon ?

— Ce n’est pas ta vie sentimentale qui nous inquiète, corrige-t-elle avec douceur, mais tu te barricades. Tu ne construis rien. Tu réalises que tu approches la cinquantaine ?

Joshua éclate d’un rire sec et nerveux, puis se verse un verre de whisky.

— Construire quoi ? Un pavillon avec chien, monospace et gosses ? Très peu pour moi.

— Tu confonds tout, rétorque-t-elle dans un souffle. On te demande juste de t’ouvrir un peu.

Un silence s’installe.

André intervient à son tour, plus sérieux :

— On ne te demande pas de changer du tout au tout, mais de tenter.

Joshua fronce les sourcils, méfiant.

— Vous vous êtes passé le mot ou quoi ?

Un petit rire échappe à André.

— En fait, oui. On a quelqu’un à te présenter. Une amie d’Émilie. Intelligente, vive. Elle pourrait bien te remettre en place.

— Je sens l’embuscade…

Émilie lève les yeux au ciel.

— C’est un dîner, Josh. Rien de plus. À moins que tu aies peur d’être bousculé par une femme ?

Il détourne le regard, exaspéré mais ne réplique pas.

André pose une main sur son épaule :

— Tu me promets d’y réfléchir ?

Joshua tente une dernière fois :

— Toi aussi ?

Annotations

Vous aimez lire Prisca Plessard ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0