Trente-deux globules de Rouge

13 minutes de lecture

Serrer les dents et compter. Ouvrir la porte du frigo. Ne pas ouvrir. Garder la bouche scellée, les molaires verrouillées. Ouvrir. Un mince filet d’air sur la langue, une promesse avec ce goût-là. De pomme d’amour bien rouge. Bien croquante. Oui, souvenir souvenir – saisir la rondeur dans la paume, un sein ferme et charnu –, mais la main qui s’arrête à mi-course, le lézard sur le rebord de la fenêtre, court court, vas’y, ne te laisse pas attraper et schalk, là dehors, sa queue sous les griffes, et les pupilles du chat, immobile, tous immobiles – non ! écoute le vol des mouches, elles tournoient. Leurs ailes qui vibrent sur des corps segmentés et croustillants dans les serpentins. Encollées. Et leurs globules rouges, si rouges qui me fixent. Et la porte du frigo,

(non non, pas encore).

Se tenir là, les bras croisés sur la poitrine, ce poids, tout ce poids, dans la poitrine qu’on traîne de dedans au-dehors, du dehors au-dedans, pour se perdre, pour

(courir c’est bien mais ce n’est pas assez, jamais assez, et puis courir après quoi sinon des rêves moisis, du vide et de l’absence, courir plus vite que les mouches pour ne pas qu’elles goûtent ma ranceur, l’odeur de cette transpiration, et ce goût de l’effort, celui de ton corps, que je n’ai jamais eu, jamais vraiment à moi, je ne suis pas à toi, tu disais, c’est vrai mais comment oublier les restes sur la table et ce goût-là, toi à table face à l’assiette, ta fourchette qui racle le bord et ta bouche, les muscles de ton visage qui s’activent, toi qui mastique et qui mastique et je te regarde manger avec la faim qui monte, acide, j’ai ce goût-là de toi, seulement celui du sel qui fond, de ma propre salive mélangée à la tienne, celui du sang des joues mordues, ces joues trop grosses, qui tombent, et le ventre qui remue, tout au fond, en bas, et qui crie,

monter la musique pour ne pas entendre les ailes froissées sur les corps segmentés, le froissement des tissus sur le ventre et les gargouillis qu’on garde pour soi,

combien ça résonne et combien le cœur monte au bord des lèvres avec ce goût-là de rêves moisis, de vide et de

Rouge)

les globules qui poursuivent du dehors au-dedans quand on referme derrière soi, puis la lumière filtrée dans la cuisine, liquide, âcre, éclabousse les serpentins, la queue – de pomme, non elle n’aimait pas ça, personne ne mange la queue des pommes – et les mouches mortes et croustillantes comme des miettes sous les orteils, un désert de miettes sur la table, des anges aux ailes sèches qu’on piétine, et le chat rentre, sa colonne vertébrale qui s’étire, les dentelures d’un serpent sous la fourrure, les muscles et la peau tendue sur les os

(ça me plaît, un peu,

ça me dégoute, un peu plus)

et les pupilles qui me fixent, le chat immobile – la queue sur le rebord comme un asticot mort. Fermer la fenêtre, et ne pas croiser son propre reflet pour ne pas exister. Ne pas se décevoir.

Le vol des mouches et leurs ailes vibrantes alors on tremble, le bout des doigts presque froid et le ronronnement du frigo, non pas celui du chat, non c’est fini ça, cette fraicheur pour les poumons en feu, alors on inspire, expire, inspire et garde pour soi le besoin de rafraîchir le corps, ce besoin de sel pour le conserver, pourquoi ce besoin de la sentir, de la chercher alors qu’elle n’est jamais vraiment partie, comme les mouches dans les serpentins et les queues de lézards, non de pomme, mais les pommes ne sont pas des serpents – sous le pied d’une vierge.

(les asticots dans les pommes trop mûres, tu détestais, ça et la chair trop molle, trop de chair autour d’un trognon avec des petits pépins durs et inféconds, alors tant pis tu le jetais loin, le fruit pas fini sur le trognon pas trognon, tout tout pour les insectes et leurs gazouillis, loin de l’arbre aux branches fragiles, tes bras longs et déliés, les muscles galbés, pas une aile de gras non non, le bras ferme, la peau tendue sur l’os, le vol du fruit et tu disais à quoi bon, rien n’est bon, tu disais,

c'est juste bon pour les asticots)

non non, de lézards qui aiment s’étendre au soleil et croquer des fruits trop mûrs, c’est une drôle de saison, y’a plus vraiment de saison, simplement cet été qui ne finit jamais qu’en orages, les fenêtres que l’on ferme pour ne pas laisser entrer la pluie et les mouches, c’est dingue comme l’on peut fuir l’eau du dehors alors qu’on s’en remplit, cette eau que l’on transpire et qui goute du robinet, l’eau gaspillée et les arbres aux ramures faméliques, les pommes à la fois trop sèches et trop mûres, alors le bras tendu pour les cueillir dans l’arbre, sur la pointe des pieds, alors tes pieds nues de vierge, le dos en long et la pointe des vertèbres que l’on embrasse du bout de la langue – elle sur le ventre et le chat le ventre à l’air, lové dans le soleil, sa peau de lait à l’odeur de grillée, alors,

respirer lentement, très lentement, essayer de ne pas imaginer l’intérieur du frigo. Les étagères en plastiques, fondus, non non, pas encore, mais elle prend la gorge, cette odeur (trop d’odeurs) de beurre rassis

(jamais j’achète de beurre, jamais, mais il y a cette odeur de charogne, ce gras qui a séché à l’air, qui a tout envahit dans l’atmosphère, qui imprègne les vêtements que tu as laissés, oubliés, enfin pas vraiment, que tu n’étendais jamais quelque que soit le vent et la chaleur, à cause du sable tu disais, le sable et la pluie et la fenêtre fermée, et j’avais cette sécheresse dans la gorge qui fait monter la salive quand même à y penser comment penser à ne pas y penser et arrêter d’y penser si seulement on pouvait se nourrir de penser des pensées si lourdes qui ne pèsent rien et qui goûtent tout – le robinet qui fuit éternellement – si seulement ça n’avait pas aussi ce goût de sel et de

Rouge

sur la langue et cette odeur de charogne, la langue qui pend et ses orbites blanches et creuses, les os dépolis par le sable,

les jolis os dépolis,

bientôt bientôt)

les bouteilles de lait fermentés dont on ne se souvient plus la provenance, c’est chaud et doux et crémeux le lait, ça jaillit des mamelles, rondes et fermes, et rouges parfois, pas comme le demi-citron durci dans sa boite en verre avec les clous de girofle. l’écorce sèche et la pulpe sèche, encore des fruits tombés de l’arbres, jamais loin, non, jamais si loin de tes pieds de vierge, sauf si on les jette, mais on ne jette rien quand il fait faim, on vole, il faut tout voler ici, c’est pour ça que les mouches tourbillonnent avec leurs corps segmentés, les globules en embuscade que les clous de girofles n’éloignent pas, elles reviennent mais elles n’écoutent rien, elles ne craignent ni les clous et ni barbelés, elles cherchent le jus – car il faut bien pondre à défaut de pépins inféconds – et ne craignent pas la rouille des mains clouées. des stigmates et des prières jamais entendues. il y a aussi du riz blanc et du blanc de poulet, le voile virginal, bleu, de la moisissure, c’est bon ça, quand on ne fait pas carême, c’est bon, ça appelle presque à voix haute,

(l’écho d'une prière jamais entendue, jamais jamais de je t’ai entendue, ni de je te comprends car il n’y a rien à comprendre, ni je ni tu, juste elle et moi et le silence des prières et les pommes rouges trop mûres

tombées de l’arbre, des pointes de pieds aussi,

dont on a croqué la chair juteuse qui faisait tournoyer les mouches en essaim, derrière elle, derrière toi, je ne sais plus ne veux pas n’en peux plus et pourtant j’en veux toujours plus, toujours plus de couleurs et d’odeurs et de coups de soleil sur ta peau de lait, les coups que je ne pouvais pas te rendre, les coups de sang, et le cou de

Rouge)

cette chair filandreuse au parfum de fer blanc, les ailes brisées dont on a jeté avec la peau – si blanche elle aussi, avec sa texture grêlée, presque écailleuse, les ailes cassées des mouches collées qui ne peuvent plus jamais partir – et un parfum d’écorce, de Rouge, tellement meilleure que cette odeur rance et épaisse et grasse, qui me rappelle qu’on a rien avalé depuis ce matin sauf deux cafés noirs et une gorgée d’eau, alors,

une cigarette dont on lèche le papier avec délectation, une tendresse qui dégouline dans la bouche, alors la fumée qu’on respire et alors les côtes se soulèvent, s’ouvrent, se ferment, s’ouvrent, les portes de la cage – une prison à ciel ouvert pour celle du cœur qui dérate

(je voudrais me nourrir de pensées et de soleil pour ne plus avoir

froid même si c’est toujours l’été alors qu'il pleut dedans, et

ne plus sentir que ma peau tendue sur mes os, pour ne plus que t’avoir toi au creux du ventre, là, juste là, et c'est un quelque chose qui n’est qu’un presque rien trop lourd, un poids dans la poitrine, sous les côtes, qui remonte dans la gorge, le nœud ici, lentement, je respire lentement pour tout vider, le sable rouge, le goût du sel, mais ça ne fonctionne pas comme ça, ça remonte dans la gorge en brûlure, ça se dégobille en jet et ça laisse sur la langue la chair de pomme, alors il faut serrer les dents et compter, compter seulement sur soi pour remplir le vide et ne pas laisser moisir les rêves dans le ventre trop plein de ton absence, l’absence de ton corps et de ton sel et de ton goût de

Rouge)

L’ouvrir, ce frigo, et la manger. C’est si simple. Ce serait si simple. Alors, avaler quelque chose, alors sentir son estomac se déplier, se remplir, se calmer, retrouver quelques secondes de silence intérieur, alors digérer la solitude, mais non, non non non, si je fais ça je le paierai.

(ça passera ça passera ça passera)

Et elle ne sera plus là du tout, plus tout du tout, et plus de pommes trop mûres et d’odeur de beurre, et plus de tarte tatins et de taquineries, de sucre caramel, la croûte brillante de la lymphe, mordorée que l’on a envie de gratter gratter gratter pour l’arracher avec les dents – non non. Juste le lait passé, mélange d’acide mal tourné, un reste de vomi et d’œufs, les petits œufs au plat sur une poitrine lourde, le voile bleu sur les épaules, les ailes cachées dessous, et on imagine un gâteau, la crème qui déborde un peu sur le rebord de l’assiette, la virgule grasse, les mouches qui viennent s’encoller dessus et les pupilles et la patte du chat immobile.

(la croûte bien dorée sur les pommes rouges et les pommes vertes et les pommes pleins de bleus)

Je passe un doigt sur le joint du frigo, écoute le ronron d’une ventilation mécanique, le chat qui me regarde, des pupilles verticales de serpent, le doigt et le bras tendu et mou, long, que c’est long, des morceaux de peau posée sur de la viande chaude. alors,

Reculer loin de la porte, loin de la fraicheur et de l’odeur. De la faim.

Alors, fermer les yeux. Serrer les dents et compter. Parfois compter, ça aide. Ça pèse les pour et les contre, les pourtant et les si j’avais su, si j’avais pu si et si et si comme des serpentins gobant des mouches. Et leurs ailes d’anges. Et leurs corps segmentés qu’on pourrait rouler dans le sel et le sable, une panure, mais on n’a plus d’huile, des flaques d’huile partout, irisés comme des iris, leurs globules rouges comme des miroirs.

Un goût de viande fumée.

Alors, remonter le ressort de sa haine. Elle et son air de tout comprendre mais n’écoutant que soi, ce sourire plein de dents des filles qui rient des filles bien en chair qui rient d’être tristes, les moqueries qu’on a avalé et digéré et toutes ces choses qu’on pensait avoir rangé dans une boite au fond, bien au fond, pour les petites souris que le serpent n'a pas mangé, une boite en verre avec des clous rouillés et des promesses non tenues depuis le tout début, pourquoi tant d’absurdité, pourquoi ce besoin de revenir au début, à l’enfance, aux pointes de pieds au pieds de l’arbre aux branches faméliques – la vierge et le serpent

(tu as grossi tu as maigri qu’elle disait toujours, oui je sais, je le sais et alors ?

et alors,

je compte)

compter les dents dans le rêve car elles te laissent toutes toujours tombées, jamais loin de l’arbre – mais pas cette fois. alors, sentir le poids sur sa poitrine, le collier d’émail, les petits trous percés en dedans tout doucement pour se souvenir, alors se souvenir des baisers de la langue des silences, de ce goût de sel et de salive et de

Rouge.

J’ouvre un peu la porte, juste assez pour voir la lumière blanche éclater contre les bords, avec ce cœur qui bat trop vite. Penser (ne pas) penser à la balance, à celles qui parlent et tous celles qui se sont tues. Les visages qui ont perdu leurs joues et leurs dents, des visages fondus dans la chaleur, quelle est la température, il faut trop chaud, trop gonflé, au chiffre donné le matin, presque acceptable. Presque. Pas encore assez bas, il me faut descendre encore. Juste un peu. Juste assez pour que tout le reste disparaisse et alors, pouvoir me remplir de nouveau – mais les dents fondent mal dans l’acide – pour que le corps devienne quelque chose que l’on pourrait presque dévorer du regard

(dévorer et craquer la peau blanche comme une croûte de tarte aux pommes

Rouge)

et les étagères dépolies et les os comme des trognons de pomme. Alors on se demande. Se demander ce que ça prouvera au juste.

(que je suis disciplinée ? que je mérite d’exister ? que je suis capable d’un sacrifice que les autres fuient ? oui certainement. avec une main sur mon ventre. très plat. très creux. très vide. alors, sentir la dureté des côtes, la caresse et la punition d’avoir manqué de toi, c’est tout ce qu’il me reste, cette certitude que je peux décider de manquer de toi, que je puisse refuser le réconfort et choisir la douleur, qu’elle me purifie un peu. et que je n’ai pas besoin de chair, pas celle-là, pas tout de suite,

si je tiens assez longtemps pour être suffisamment légère et avoir, moi aussi, des ailes vibrantes que la lumière liquide n’englue pas)

On ne sait plus, on ne plaît plus. On ne se rappelle plus quand c’est devenu la seule chose qui compte. Peut-être depuis le jour où elle a vu, vraiment vu, ce qu’on est : un corps sans aile et non segmenté, de la chair trop mûre, trop flasque, sur un trognon avec des petits, tout petits pépins inféconds, nos œufs durs et secs, des petites ronds brillants comme des globules, rouges et inflammés, incapable de voler, prise au piège des serpentins

(le serpent qui ronronne au pied de l’arbre, jamais loin

j’ai eu envie de fuir, et de goûter. Juste pour savoir. Juste pour voir si je pouvais absorber quelqu’un d’autre pour ne plus être moi)

Penser et peser toutes les pensées. Toutes les fois où l’on a cédé. Où l’on a cru être raisonnable, manger un peu, faire attention après. Chaque bouchée des miettes, de la poussière du sable sale et sec et Rouge. Détail répugnant d’une pureté absente – elle est partie sans partir maintenant – comme si on pouvait effacer une autre chose, raser ce qui dépasse, la laisser se consumer. Que la pluie lave tout alors pourquoi fermer les fenêtres, les mouches rentrent quand même pondre. Comme si on pouvait oublier l’envie de mordre. Fort. Les mains tendues, les bras déliés, le muscle sous la peau blanche et grêlée, presque écailleuse.

(j’aimais caresser la peau d’écailles de

Rouge)

Il est possible de saigner des coups qu’on porte à soi même si l’on ne se touche pas de ce côté-là du miroir (les globules qui me regardent, car je suis là même si on met le passé entre parenthèses) et en au-dehors du dedans. Des coups et des découpes, les pommes d’api et pomme tant pis, le sourire avec des trous, des asticots qui passent à travers comme dans une chair pourrie, dévalent les rebords de fenêtre en vague à l’âme ; ma tête comme une pomme pourrie pleine d’asticots qui grouillent en paquet de nouilles chaudes et juteuses, peut-être des serpents, la sauce mordorée, les bulles de gras

(j’ai faim)

ouvrir la porte en grand et fixer les globules rouges, les yeux immobiles et les doigts repliés de froid qui ne tremblent plus. Alors, regarder encore. Et se dire que l’on se déteste. Et que l’on s’aime. Et que demain, elle sera toujours là.

(moi aussi)

Peut-être plus légère, peut-être plus vivante. Peut-être avec moins de faim qu’autre chose.

(et avec les nouvelles ailes monter vers la lumière)

croquer dans cette pomme rouge qui est son visage, sentir le gras des joues ruisseler dans ma bouche, mes lèvres pleines de poignées d’amour.

_______________________________________________________________

[Ateliers de Scribopolis N°3 : Sans contrefaçon je suis un mouton] >>> https://www.atelierdesauteurs.com/text/1372823609/-atelier-scribopolis-n-3--sans-contrefacon--je-suis-un-mouton

Contraintes :

- Imiter le style (/+ les thématiques) d’une autre auteurice participante : Pigeon aka janedille (pardon pardon pour le carnage :') )
- Minimum 3 min (~ 750 mots) / pas de maximum

Annotations

Vous aimez lire Emystral ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0