L'odeur - 1

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Une armée ça pue.

Ça pue la transpiration, la merde et l'angoisse. Ça sue dans l'armure, ça flotte dans les chausses, ça dégorge même parfois. L'odeur de la peur, elle est contagieuse, il faut presque se boucher le nez pour pas se la prendre et risquer de se carapater. Car les autres là, ils pardonnent pas, ils supportent pas qu'on se débine ; ça leur rappelle qu'ils pourraient aussi se vautrer dans la fuite, mais qu'ils le font pas. Qu'ils tiennent. Pour l'honneur, pour la gloire pourrie des survivants ou, au pire, celle des trépassés.

Ça pue, une armée de crevards. Ça sent la pisse qui souille les culottes et qui se mêle à l'odeur des crachats des condamnés qui s'y tiennent serrés. Ça pue la charogne de la mort qui se promet aux soldats comme une sorcière auquel on vous aurait marié de force.

Ça pue, c'est insupportable, mais j'y suis, c'est ma place.

J'ai rien décidé, moi. Le seigneur a parlé et il veut se bouffer du terrain, une bonne grosse pelletée de pouvoir, comme si toutes ses terres ne nourrissaient pas encore assez sa panse insatiable. Il se pavane, bouffi sur son cheval, bavant sa vindicte, haranguant son armée qu'il regarde pourtant avec le mépris qu'on doit à une merde.

Les tambours de guerre entonnent leurs chants vibratoires, "ça met du baume au cœur dans la bataille" clamaient les vétérans hier, au coin du feu, pendant que les petits jeunes se balançaient devant la flamme, le regard plein de vide. Ils s'en foutent, les vétérans ; la mort, ils connaissent. Ils pensent qu'elle les a survolés, un peu étourdie, et qu'ils ont droit à un petit répit jouissif en attendant son retour. Alors ils rigolent. Ils savent, pourtant, mais ils préfèrent en rire et boire des litres de piquette pour éviter de sentir la terreur qu'ils cachent au fond de leurs yeux. Les vétérans...

J'aimerais en être, les côtoyer dans leur je-m'en-foutisme, claquer la gueuse comme si c'était mon dernier jour, me bouffer de la soupe nauséabonde comme si c'était du poulet tout en m'esclaffant, moquant le seigneur pour lequel je guerroie alors que c'est le même qui me laisse crever de faim !

Quelle farce ! Quelle vie... Quelle mort...

Car à quoi j'aurai droit ? Une jambe coupée, un bras tranché ? Une flèche dans l'œil ? Les intestins libérés de mes entrailles, ma caboche fracassée ? Hein ? Ou une sale blessure, bien dégueu, qui va me tuer à petit feu. Qui me laissera revenir au village, crachant le sang, et me permettra - auguste grâce - de crever dans les bras de ma mère ?

Et en face. C'était qui ? Nos voisins, nos anciens amis, les gens qu'on a connu. Avec qui on a commercé et conversé. Des crevards comme nous, qui se chient dessus, comme nous ! Et quand le cor retentira, on ira les retrouver, on les prendra dans nos bras et puis on les plantera avec nos lances et nos épées. Belle amitié !

Tout ça pour deux cons...

Ils se sont disputés pour quoi ? L'héritage d'un prince ? Le mariage d'une donzelle ? Une rivalité séculaire entre deux familles ? Oh et puis merde, je m'en fous. Qu'ils s'entretuent juste à deux, qu'ils n'emmènent pas tous les hommes de leur domaine dans leur orgie sanglante !

En ce moment, ils circulent devant leurs armées respectives. J'vois aussi l'autre de là où je suis. Il transpire la même fierté, la même morgue qui s'emploie à utiliser des gens comme de vulgaires armes. Il bave ses ordres en crachant des flots d'injures sourdes.

L'armée d'en face a l'air pâle, pauvre et éteinte. Mais, vu de là-bas, on a probablement la même tête qu'eux. N'empêche qu'ils peinent à avoir l'air inquiétant avec leurs armes. Pas grand-chose, grosso modo : des piques, quelques épées déconfites, des bâtons, des écus troués, même des pauvres gars à mains nues. Ils iront pas loin avec cette cacaille.

De mon côté, les camarades grognaient, comme des animaux en cage. Ils avaient vu la dégaine de l'armée d'en face et ils se gargarisaient d'avance de rentrer triomphants. J'avais envie de leur dire « Méfiez-vous les gars, leurs airs penauds cachent peut-être des merdes que vous imaginez même pas dans vos pires cauchemars ! » Mais j'me suis tu, bien sûr. Vais pas épuiser ma salive à leur déglutir mon avis alors qu'il étaient déjà galvanisés et près à tailler dans la chair. Ils écouteraient même pas, vu leurs têtes.

Le cor allait retentir. J'pouvais le dire comme ça, à l'instinct. Tout autour se condensait, montait en puissance et la jubilation affreuse du seigneur suivait le mouvement.

Je sentis mon épée calée dans ma main. Il pesait lourd, ce brave morceau de métal hérité de mon père. Le vieux syphilitique clamait haut et fort avoir coupé cinq têtes avec cette lame. Que les âmes des défunts avaient affuté son tranchant, que le sang, jamais lavé, en avait renforcé le métal ! « L'âme de la lame, tu dois la comprendre, gamin » avait-il hoqueté alors qu'il crevait dans une mare à l'orée du village. « Ouais ouais, père » avais-je tranché, en emportant le trésor, le laissant à ses divagations de vieil alcoolique baignant ses derniers instants dans une boue fétide. J'allais la revendre, j'allais me faire un beau pactole. Mais le seigneur en avait décidé autrement, la guerre arrivait, l'épée servirait...

Le terrain, futur champ de bataille, avait plus l'air d'un marécage que d'une plaine. Le seigneur avait dû choisir avec ses pieds, ou alors avait trop bu et avait laissé la bouteille décider pour lui. L'endroit était à mi-chemin entre les deux fiefs, c'était probablement juste ça. Qui sait, j'claquerais peut-être même comme mon père, embourbé et implorant. Certains trouveraient cela juste. « Le fils est parti comme le père ! » dirait la chanson qu'aucun trouvère ne chantera jamais.

Et puis qu'on en finisse, pourquoi il crie pas, le cor ? Pourquoi on nous inflige les regards entre ces deux amants qui se préparaient à s'envoyer en l'air - et par procuration, en plus ! Car ils se mouilleraient pas, sortiraient pas leurs membres métalliques pour les entrechoquer dans un simulacre d'ébats, non ! Ils nous enverraient, nous, copuler pour eux, jusqu'à ce que mort s'ensuive !

Allez ! On meure d'ennui, ici ! Mes voisins parlent même de taper la carte, c'est dire ! Mes jambes me font mal, mes protections me serrent. C'est vraiment pour en arriver là que ma mère m'a mis au monde ? Je vais même pas mourir pour Dieu, pas même pour le roi ! Juste pour un seigneur ridicule, un petit noble sans talent, s'arrogeant des droits de cuissage et grossissant au fond d'un siège en dégustant du porc. Jusqu'à le devenir ! Mais je me trompais... Il l'était déjà !

Cours ! Cours, petit chef nauséabond, galope et puis freine. Juste histoire de dire que tu as lancé la manœuvre avant de laisser faire les hommes qui vont mourir pour tes beaux yeux. Tu me dégoutes, comme cette odeur... Cette odeur infecte. Bien trop forte, bien trop dure, saturante. Pénétrante. Allez ! Allez-y ! Et vous, en face, sortez-nous le nez de là, au pire tranchez-le. Au mieux plantez-y des fleurs ! Courons, mes amis, mourrons ! Dégagez-nous de ces relents de corps, sonnez ce cor !

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