Dégouts - 2

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L'atterrissage fut un crash. Traverser les lumières crevantes, sous une averse de sons frénétiques traçait mon épreuve, voire ma condamnation. Heureusement, Harmo et les autres, ces piliers – doublés de pilleurs – de comptoirs, pérennisaient la tradition de squatter un des meilleurs fauteuils du bar. J'y sombrais corps et bien, à demi-éteint, mais les oreilles actives.

— L'est mort, je crois, fit mon amie aux bras de fer, en me secouant. T'es mort, gars ?

— Presque, clamais-je en bouffant du sofa.

— Qu'es-t'as dit, Al ? Tu vas pas crever ! j'aurais plus personne à emmerder.

— J'te ferai pas ce plaisir, Dysharmo.

Me redressais, tel le mort-vivant. Sentant l'alcool pérenniser mon essence, excluant mon sang de mes tempes pour prendre sa place. J'étais un zombie et j'avais besoin d'un cerveau : « J'ai faim ! »

— Avec ce que t'as gerbé, c'est pas étonnant ! fit mon inconnu connu des toilettes, qui en fait était Eusebio. Ses chantances italiennes prenaient des airs de cacophonies prises dans les graves insondables qui nous voisinaient.

— Et j'ai mal de tête !

— Oh, pauvre chou, fit Harmo, d'une sollicitude méprisante.

Elle me repoussa en arrière, genre « couche toi et arrête de te plaindre » et d'un geste vif se déglutit une bonne grosse rasade orange. Elle avait une descente inhumaine, un vrai gouffre. Devant, j'faisais office d'éponge. Chaque particule d'alcool me bouffait le cerveau, mais chez elle, c'était comme si ça rebondissait. Elle aurait bu de l'eau, l’Harmo, elle aurait pas été différente.

« Tu fais pas le poids mon bichon ! claqua-t-elle et me claquant le dos. Tu ferais mieux de même pas essayer ! Mais tu fais quoi, toi, dans la Simu ? Font que boire, les archaïques ! Du vin sur du vin sur lit de vin ! Des trous ! On y passe toute la journée et toi tu parviens encore à faire le sensible ? »

— C'est qu'on boit pas vraiment dans ce monde-là ! beuglais-je les yeux somnolents.

Arun débarqua du ciel, ou tout comme.

— L'effet est pourtant le même, les mêmes hormones sont sécrétées dans notre cerveau, mais le métabolisme des incarnés est sans doute différent. Habitués... Ils boivent depuis qu'ils sont enfants.

— Ah ça c'est comme moi, tiens ! s'esclaffa Harmo en mangeant Arun du regard.

— Al, va te coucher, fit Arun, sans égard pour le prédateur qui le guettait. Harmo, fout lui la paix, il a dégusté aujourd'hui.

Même au travers de mes airs brumeux je pouvais sentir qu'il y avait eu quelque chose entre ces deux-là. Le bel et délicat intellectuel qu'était Arun avait croisé la bête rude et sans pitié qu'était Harmo. Dans mes rêveries avinées, j'imaginais fugacement une scène d'SM radicale, dont il était préférable d'échapper avant qu'elle ne se précise.

— Vous me dégoutez, les gars...

Harmo se redressa d'un coup, se plaça devant moi, impératrice du mal, et colla son front contre mon front. J'avais l'impression qu'elle absorbait mon cerveau, elle ne faisait pourtant que plonger ses yeux – qu'elle avait jolis – dans les miens. Ses mains s'écrasèrent en deux claques monumentales contre mes joues et brailla :

— Al ! Va te coucher ! T'es chiant !

— Nan, je reste juste pour vous tenir la chandelle, tourtereaux de mon cul !

— C'est bon, j'vais danser. Harmo out !

— C'est ça, casse-toi ! Poufiasse...

— T'es lourd, commenta très calmement Arun, dont la voix claire tranchait la chaleur grondante des basses. Il se leva à son tour, je cru un instant qu'il allait claquer un « Arun out », mais ça n'avait rien de crédible. Ils n’étaient peut-être même pas en couple, après tout. Faisaient peut-être que coucher ensemble et se détester.

Eusebio me regardait silencieusement. Qu'est-ce qu'il pouvait dire ? Je savais bien que j'étais pitoyable, rongé de culpabilité, de doute et que j'étais juste un con. Il pouvait aussi se barrer s'il voulait. Moi, j'reste dans mon canap', mon antre de désespoir nauséeux, j'l'ai choisie !

Mon regard se noyait dans les mouvements coordonnés des danseurs percutés de vibrations. Vibratiles volatils, ils fusaient, indifférents et indifférenciés, mélangeants les corps et les rythmes. C'était beau et chiant en même temps. Mais ça endormait l'esprit. La bataille s'éloignait un peu.

Mon ventre avide me fit racler du chips au creux du plat bien gras. Il y avait plus assez de cette merde salvatrice ! J'me levai, titubant. Des volutes malencontreuses embuaient ma perception, mon oreille interne me criait de lâcher, d'abandonner pour sombrer dans le tissu mollasson. A quoi bon. Je retombe.

— Ils ont raison, dit doucement ma bonne mère italienne.

— Non, ils ont pas... J'veux pas parler !

Bien sûr, il abandonna. Il était placide ce mec-là.

Une silhouette dansante émergea du troupeau virevoltant. Une blonde incendiée, sur lequel se découpait un visage furieux. Inna, merde !

Je voulu m'esquiver, mais les forces me manquaient, l'équilibre aussi et au surplus la volonté. J'étais à sa merci. De nouveau...

— Te voilà !

— On pourrait pas parler de... – oh, et puis peu importe – mais demain, Inna ?

Ma voix grinça, avant de s'effondrer lentement, pour finalement sombrer comme un radeau plein de trous, le "Inna" final devint un glougloutement pitoyable.

— Pardon ?

La monumentale scandinave – à croire que les stéréotypes avaient leur raison d'être – légère et fine, atterrit quasiment sur moi. Elle fut ce soir la seconde femme à planter ses yeux dans les miens et ce fut pour la seconde fois pour de mauvaises raisons. « Alexandre, dis-moi la vérité, car je sais que tu mens ! ». Ok, sa voix la trahissait, elle était à peu près dans le même état que moi.

— Regarde-moi, grondais-je péniblement. Regarde mes yeux pleins d'alcool, tu reconnais l'assassin que tu as décrits ? Tu reconnais le boucher ? C'est ça ? Inna, allez, dis-le !

— Je sais pas, j'en sais rien, mais t'es bizarre, on dirait que tu esquives. Il te ressemblait, ce n’est pas impossible ! Tu m'as regardée, m'as bravée comme tu le fais maintenant ! Put-ain !

Son "ain" se conclut en nos deux bouches collées. C'était chaud, passionnel et plein de relents d'alcool et de gerbe, mais on s'en foutait. En tout cas, moi je m'en foutais. Elle était à peu près mon rêve incarné, du moins je le croyais. Mes mains débilisées essayèrent d'attraper quelques chairs voluptueuses, mais elle était hélas bien trop maigre pour m'en offrir. Sa bouche se fit mordante. Elle recula d'un coup. « Dis-moi, connard, dis-moi que c'était toi ! ». Je sentais le chantage peu confiant et maladroit, si je lui disais « oui », coucherait-elle avec moi ? En étais-je capable ? Si je lui disais « non », coucherait-elle avec moi ? Et encore : en étais-je capable ?

Devant ce syllogisme de bas étages, je compris vite le dénominateur commun : être ou ne pas être en état de – sortir du sofa, essayer d'aller se bécoter dans les toilettes, puis abandonner à cause des constants passages, s'extirper de la soirée main dans la main, s'embrasser avec passion sans avoir la nausée, parvenir jusqu'au dortoir sans réveiller le monde entier, arriver à s'infiltrer dans son lit, se dessaper sans faire des nœuds impossibles, parvenir à bander, en enfin – coucher ensemble.

Clairement, non...

J'optais alors pour la solution intermédiaire, celle qui avait payé depuis le début de la soirée.

— C'était pas moi ! Et je coucherai pas avec toi ! Maintenant casse-toi !

Son regard se fit sombre, elle se glissa, chatte, tout contre moi, me vola un dernier baiser, puis frappa mon entrejambe.

Pendant qu'elle s'éloignait, je me racrapotai dans le canapé. Parvenant à ne pas expulser mes restes d'âme dans les tissus douçâtres, je hurlais, maudissant une dernière fois l'univers d'avoir fait l'homme si fragile et l'IAGQ de ne pas m'avoir sauvé d'elle.

La douleur et la fatigue eurent alors raison de moi.

Et je disparus dans la musique.

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