La tortue blanche

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Le lendemain, Tarô sorti à l’aube, bien avant que sa mère se lève. Il quitta la maison en catimini, refermant la porte coulissante le plus doucement possible. Une fois dehors, il balança ses sandales de paille sur le sable et les enfila, avant de se diriger d’un pas énergique sur la plage en contrebas.

Le soleil commençait à émerger. Tarô savoura la chaleur des premiers rayons sur sa peau brune: la journée serait froide, mais sèche. Aujourd’hui, il était déterminé à aller explorer la zone de pêche interdite par la coutume, dans la zone de l’île interdite. Il n’y poserait pas le pied, bien sûr, et éviterait la barre rocheuse qui ceignait l’île comme une ceinture de duègne. Mais même en gardant une distance prudente, il savait qu’il attraperait des poissons.

Tarô était en train de faire glisser sa barque dans l’eau lorsqu’il entendit les premiers cris. Des hurlements de gosses, qu’il prit d’abord pour des cris de détresse et qui le surprirent tant qu’il cessa immédiatement ce qu’il était en train de faire. Non loin, de l’autre côté de la plage, des enfants du village étaient attroupés. Que faisaient-ils là à une heure aussi matinale ? Tarô décida d’aller voir.

Ce n’était qu’une bande de mômes accroupis autour d’un coquillage. Parmi eux, Tarô reconnut Matabei, le fils cadet du shôya, et petit-frère de Kihei. Tarô fronça les sourcils, imperceptiblement : il avait toujours trouvé le gamin sournois.

— Qu’est-ce que vous faites ?

Les enfants se retournèrent comme un seul corps. Visiblement, ils étaient en train de faire quelque chose d’interdit.

— C’est dangereux d’être si près de la mer, sans adulte à côté. Vous devriez retourner chez vous.

— Le sac m’a chassé de la maison, grinça un gosse au visage ingrat, grêlé par la petite vérole. Elle a ses vapeurs.

« Le sac » : c’était ainsi qu’on nommait les mères de famille, au village.

— Et chez moi, mon père est en train de foutre une raclée à la mienne. Ou de la monter comme un vieux cheval, l’un ou l’autre !

Les enfants se mirent à ricaner de concert.

— Vous ne devriez pas vous parler de vos mères sur ce ton, les réprimanda Tarô. Que faites-vous de la piété filiale ?

Les enfants baissèrent la tête, gênés. Sauf un.

— Tu n’as pas à nous dire ce qu’on doit faire, lui répondit Matabei. Et qu’est-ce qu’un étranger illettré sait de la piété filiale ? Tu n’es même pas allé à l’école du temple : ton père n’avait pas de quoi payer le moine.

Galvanisés par cette intervention de leur meneur, les enfants se remirent à rire. Tarô se referma, humilié. Matabei n’avait pas douze printemps, mais il était bien comme son frère : ses flèches faisaient mouche à chaque fois. Il hésita à leur tourner le dos, à laisser tomber et à partir en mer. Si ces sales gosses se noyaient, qu’est-ce que cela pouvait lui faire ? Mais, en tant que membre de la confrérie des pêcheurs adultes, il décida d’insister.

— J’en sais assez pour savoir qu’un fils doit respecter sa mère et se taire devant ses aînés, répliqua-t-il. Et si vous vous noyez, je ne pourrais plus regarder vos pères en face lors des réunions de la confrérie. Alors vous allez me faire le plaisir de rentrer chez vous. Et d’ailleurs, qu’est-ce que vous faisiez ?

— Qu’est-ce que ça peut faire ? répondit vivement Matabei, sur la défensive.

Tarô l’écarta par l’épaule, agacé.

— Pousse-toi.

Les enfants finir par s’écarter : il avait gagné la première manche. Derrière eux, sur le sable, gisait une petite tortue blanche, qui avait eu le malheur de s’échouer sur la plage. Elle venait de ressortir sa tête délicate en clignant des yeux sous le soleil. Dès qu’elle vit les hommes tournés vers elle, elle s’y renfonça immédiatement. Des bâtons, et même des bouts de coquillages acérés ressortaient des ouvertures de sa carapace : visiblement, les enfants étaient en train de la torturer.

— On ignore les vertus de Confucius, mais également celles du Bouddha, grogna Tarô. Pourquoi faire du mal à cet animal innocent ?

— Eh, tu tues bien des poissons, non ? le tança Matabei d’un air goguenard.

— Va répéter ça à ton père, et tu verras bien comment il te répondra !

— Je te répondrai bien la même chose ! En tout cas, c’est pas le fils d’un fuyard de champ de bataille qui va me dire ce que je dois faire !

Ulcéré, Tarô lui souffleta le crâne du plat de la main. Le coup surprit Matabei, qui le regarda, choqué. Il était habitué à ce que personne ne lui résiste.

— File chez toi, si tu ne veux pas en prendre une autre ! le menaça Tarô.

L’enfant, les yeux et les joues brûlantes détala. Ses sbires prirent sa suite.

Tarô s’accroupit devant la petite tortue. Elle avait rentré sa tête, mais au bout d’un moment, elle finit par la sortir à nouveau. Ses yeux rouges, minuscules, le fixaient d’une drôle de façon. Sa peau était si blanche qu’elle était presque rose, comme l’intérieur d’un coquillage nacré. C’était une très jolie tortue, d’un genre que le jeune homme n’avait jamais vu. Elle était sûrement très jeune. On disait que les tortues pouvaient vivre plusieurs siècles, presque comme les Immortels. Mais lorsqu’elles étaient bébé, elles étaient très vulnérables. Celle-ci avait dû s’égarer et s’échouer sur la grève.

Lorsque Tarô la prit dans ses mains, elle fit mine de rentrer la tête à nouveau, mais pas entièrement, cette fois.

— C’est fini, lui dit-il en passant un doigt rassurant sur son dos d’écailles. Je vais te remettre à l’eau.

La tortue n’avait pas l’air d’être sérieusement blessée. Elle avait bien une estafilade rouge sur la patte, mais rien d’autre de visible.

Tarô redescendit vers la mer. Entretemps, le vent s’était levé, et à l’horizon, le ciel se chargeait de gros nuages. Le temps se gâtait. Tarô réalisa que, sans son altercation avec les enfants, il aurait pris la mer, et se serait sans doute trouvé plus tard dans de grosses difficultés. Ce n’était décidément pas un jour pour aller pêcher.

Tarô baissa le regard vers le petit animal qu’il tenait dans sa paume.

— Je ne serais pas venu pour rien, lui murmura-t-il avant de s’accroupir au bord de l’eau.

Les vagues avaient grossi. Elles venaient s’écraser, agitées, comme les lames d’un éventail tenu par une dame de cour excédée. C’était embêtant pour un pêcheur sur sa frêle coque de noix, mais pas pour une tortue. Et, dès que Tarô eut immergé sa main dans l’eau froide, la minuscule créature s’éloigna avec une grâce de danseuse céleste. Tarô la regarda fendre les vagues, alors qu’elle se hâtait loin de la côte. Puis, lorsqu’elle eut disparu, il retourna sur le chemin de sa maison.

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