Le harpon

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Les chefs de famille du village se réunissaient au sanctuaire de Ryûjin, juste en face du temple, pour décider de tous les évènements importants. La plupart étaient pêcheurs, et ce soir, ce qui figurait à l’ordre du jour était, bien entendu, la présence de baleines non loin. Ces dernières revenaient chaque année, normalement un peu plus tard. Le fait qu’elles soient de passage si tôt le long des côtes était interprété comme un signe de bon augure, un signal autorisant la reprise des activités de pêche aussi vite après la période taboue.

— La vieille Shizu n’a rien dit en ce sens, objectait Gen, le forgeron, au moment où Tarô montait discrètement sur le plancher surélevé de la salle principale du sanctuaire.

Il s’assit au fond, derrière tout le monde, sur l’un des rares coussins libres. Son père n’avait même pas pris la peine de venir. La plupart du temps, il restait en-dehors de ces réunions. Le fils ainé du shôya, lui, se trouvait tout devant. Un peu perdu dans son vêtement de cérémonie trop grand pour lui, il se tenait assis comme un général en campagne. Il jeta un coup d’œil dans la direction de Tarô, lui signifiant ainsi qu’il l’avait vu arriver.

— Shizu-ba n’a plus toute sa tête, elle n’est plus aussi sûre qu’avant, concernant les oracles, répondit la voix grave du shôya. Et son apprentie n’est pas encore assez expérimentée. Mais la venue des baleines si tôt dans l’année est un signe suffisant : le dieu de la mer nous ouvre à nouveau son royaume. À nous d’en profiter !

Les regards craintifs des pêcheurs se tournèrent alors vers l’immense panneau de bois peint qui représentait le dieu, sous la forme d’un immense dragon blanc aux yeux dorés, qui serpentait dans les nuées en vomissant des boules de foudre. Ryûjin – qui régnait au fond des mers – était notoirement connu pour amener la pluie si précieuse aux paysans et le gros temps redouté des gens de mer. D’habitude, c’était l’oracle du village, la vieille Shizu, qui interprétait les signes de sa volonté. Or, cette fois, elle était restée silencieuse.

Un murmure bourdonnant se mit à gagner les rangs des hommes, et, rapidement, il se changea en conversations désordonnées, à bâtons rompus. Tarô comprit que Miyachi avait réussi à convaincre la majorité des pêcheurs, et qu’ils étaient déjà en train d’élaborer des plans d’attaque et de distribuer les barques. Certains hommes se levèrent et quittèrent le sanctuaire, le visage fermé et légèrement réprobateur. Tarô constata qu’il s’agissait des plus âgés, forcément plus timorés. Au milieu de toute cette agitation, le shôya ponctuait les échanges en agitant son éventail comme un chef de char le jour de la fête de Gion. Le lendemain, ce serait sans doute lui qui aurait le rôle de grand amiral, sur la barque de tête. Son fils Kihei serait sans doute le premier harponneur.

Tarô n’avait jamais participé à la chasse à la baleine. Son père s’en tenait éloigné, car c’était une activité collective, qui nécessitait la coopération de tous les pêcheurs du village. Or, les Urashima en étaient de facto exclus. Mais l’ostracisation qui frappait son père, un homme taciturne peu enclin à se mêler aux autres, s’étendait-elle jusqu’à son fils, qui, lui, faisait de son mieux pour se montrer à tous les rites collectifs ? À la fin de la chasse, les villageois découpaient le cétacé tué et distribuaient sa viande à toute la communauté. Invariablement, le père de Tarô refusait sa part, l’assimilant à une forme d’aumône. Mais si Tarô y participait, alors, ils seraient légitimes à recevoir un morceau de baleine, eux aussi. Cet hiver, ils en auraient cruellement besoin… et quelle aventure ce serait de pouvoir chasser une baleine ! Tous les jeunes du village en parlaient comme de quelque chose d’unique et d’exaltant, dangereux certes, mais qui faisait de vous un homme. Tarô était le seul jeune pêcheur en activité qui n’y avait encore jamais participé.

C’est pourquoi il surmonta sa réserve pour se lever, afin de pouvoir dominer le brouhaha et poser la question qui le taraudait depuis le début de la journée :

— Et moi, quel sera mon rôle ?

Un silence pesant tomba sur l’assemblée. Les visages burinés des pêcheurs se tournèrent vers lui, leurs yeux aussi inexpressifs que ceux des singes qui trainaient aux abords du temple, dans la montagne : de petites billes noires, qui allaient tour à tour de Tarô jusqu’à leur chef, guettant sa réaction pour savoir s’il fallait rire, morigéner ou encourager.

Le shôya Miyachi n’avait pas pris la peine de se lever. Tous attendaient son verdict, certains, il fallait le dire, avec un peu d’espoir : Tarô était un brave garçon, apprécié en secret par beaucoup d’hommes, et c’était un bon marin, endurant et efficace.

— Toi ? Tu resteras ici veiller sur les enfants et les tortues, comme tu le fais si bien.

Tarô se mordit l’intérieur de la joue pour garder un masque d’impassibilité. Ainsi, le shôya savait pour l’épisode de la tortue : son fils avait dû le lui rapporter, et même se plaindre de la façon dont il l’avait traité.

— Je pourrais vous être utile, objecta-t-il tout de même.

De nouveau, le visage barbu des pêcheurs le quittèrent pour se tourner vers le chef.

— Oui, en gardant un œil sur les enfants qui ne manqueront pas de s’amasser sur la plage en attendant notre retour.

Garder les enfants… un travail de femme et de vieillard ! Tarô, écarlate, voulut protester, mais le vieux Gen, dans un coin, lui fit signe de laisser tomber. Le regard de Tarô glissa du rassurant vieillard au premier rang, où se trouvait Kihei. Ce dernier affichait un sourire triomphant, ravi de voir évincer son rival. Tarô n’avait pas le choix : il baissa la tête, salua et quitta le sanctuaire, humilié.

Gen vint lui rendre visite peu après, en rentrant chez lui. Il fut reçu par les Urashima, qui proposèrent de lui servir à boire.

— Non, je ne fais que passer, protesta le vieux forgeron. Je voulais juste dire au gamin qu’il ne s’en fasse pas pour demain. Mieux vaut rester à terre : cette chasse à la baleine, si tôt dans l’année, est une folie !

— Ils ont donc décidé de sortir demain ? s’enquit Mitsuhiro en poussant devant Gen une coupe de saké, sans tenir compte de ses protestations.

Tarô, assit derrière lui, gardait la tête basse.

— Fous qu’ils sont ! Si Shizu-ba n’a rien dit, c’est parce qu’elle ne veut pas parler contre le shôya. Mais nous, les vieux, on sait tous ce qu’il en est. C’est trop tôt. Le dieu n’est pas encore sorti de sa période de repos, et lorsqu’il le fera…

Tous les pêcheurs expérimentés savaient ce que cela voulait dire. Traditionnellement, on appelait les jours calmes aux alentours du solstice « repos du dieu », mais ils étaient toujours suivis par une énorme tempête, qui signalait la reprise imminente de la pêche. Ne pas l’attendre, pour le vieux Gen, était une erreur fatale. Si les baleines n’étaient pas repassées si tôt le long des côtes, personne n’aurait songé à sortir en mer avant cette date.

— Mhm. Ils ne veulent pas perdre cette opportunité, observa pensivement Mitsuhiro.

— Ces baleines doivent être les invités du dieu, répliqua Gen d’une voix rude. Elles ont fait un long voyage et se pressent vers Ryûgû, le palais de joyaux du dragon, pour lui présenter leurs vœux. Qui sommes-nous, pour venir troubler cette période de fête ? La mer se montre généreuse avec nous, car nous avons toujours scrupuleusement respecté ses cycles. C’est ce que les Anciens faisaient, de tout temps !

Mitsuhiro acquiesçait en silence, laissant le vieux Gen exorciser sa frustration. S’il y avait une personne à qui il pouvait se plaindre sans risque, c’était bien Urashima, le paria du village ! Finalement, ayant éclusé son saké, il prit congé.

— Va le raccompagner, ordonna Mitsuhiro à son fils dans un murmure.

Tarô se leva pour aider le vieux Gen, déjà fin saoul, à descendre les marches.

— Mettez votre bras autour de moi, proposa-t-il.

— Oh, tu es bien gentil ! Un beau jeune homme comme toi…

Tarô sourit et laissa le vieux déblatérer souvenirs de jeunesse et grivoiseries tout le long du chemin menant à sa masure. Sa femme, O-Ko, attendait déjà devant, ses mains noueuses croisées nerveusement devant son tablier.

— Je suis désolée que vous vous soyez inquiétée, s’inclina Tarô. Votre mari est passé boire un coup avec mon père…

— Il boit toujours trop après les réunions au sanctuaire ! s’indigna-t-elle. Va, je prends la suite. Merci de t’être déplacé jusqu’ici !

Tarô sourit. Il s’apprêtait à repartir, lorsque la poigne du vieux Gen, forte comme un étau, se referma sur son avant-bras.

— Attends.

Sa voix avait retrouvé toute sa clarté.

— Femme, va me chercher mon harpon. Le grand. Pour demain. Ce jeune homme participe à sa première chasse à la baleine !

O-Ko afficha une mine concernée.

— Oh ! Félicitations. Je ne t’avais pas vu grandir. Te voilà un homme, maintenant !

Le cœur de Tarô se serra de dépit. Ce vieux soulot de Gen… désormais, il allait être obligé d’expliquer à cette femme qu’il n’avait pas été autorisé à participer.

— Je crois que…, commença-t-il.

Mais Gen l’interrompit.

— Quand j’étais minot, je m’entrainais à harponner près du rocher de la baleine ! Il y a des poissons énormes là-bas, qu’on ne voit nulle part ailleurs. Des thons, des maquereaux, même des daurades, parfois… et, une fois, j’ai attrapé un étrange poisson, comme un mini-requin, avec un sabre en guise de nez ! Des poissons extraordinaires, j’te dis…

O-Ko balaya ces paroles d’un geste de la main.

— N’écoute pas ce qu’il dit. Il est fin saoul.

— Le harpon, j’ai dit ! beugla le vieillard.

— Oui, oui. J’y vais.

O-Ko assit son mari sur le marchepied, puis elle disparut à l’intérieur de la maison. Tarô vit sa silhouette s’agenouiller devant l’étagère des dieux, au fond de l’enfilade de pièces ouvertes, joindre les mains, puis se relever pour extirper une immense lance du fond de l’alcôve. Lorsqu’elle revint, elle s’agenouilla à nouveau pour la tendre à son mari. Ce dernier l’attrapa d’un geste sec, retrouvant soudain toute sa vigueur d’antan.

— À deux mains, idiote ! Et j’espère que tu l’as bien tenue avec un mouchoir. Les femmes ne doivent pas souiller ces objets.

— Oui, oui, acquiesça de nouveau O-Ko, qui n’avait rien fait de tout ça.

Sur un signe de tête, elle salua Tarô, puis se retira de nouveau au fond de la maison.

Le vieux Gen, alors, se tourna vers lui.

— Voilà mon harpon. Fais-en bon usage. Il a piqué de nombreuses baleines, tu sais !

— Mais je…

— Allez, file. Tu me raconteras tout demain soir, quand tu viendras me le rapporter.

Tarô s’inclina en silence. Puis, avant de changer d’avis, il saisit le harpon. Le vieux Gen referma rapidement la porte coulissante sur lui, pour être sûr, lui aussi, de ne pas changer d’avis.

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