7 octobre 2006, Iqaluit

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— Comment s’est passé la chasse, aujourd’hui ?

— Juge par toi-même.

En effet, il ne fallut qu’un coup d’œil à Nur pour apercevoir les deux belles carcasses de caribous saucissonnées à l’arrière du traîneau de Pien et de son fils, Aisikirim. Ce dernier mit pied à terre dans un bond étouffé par la poudreuse et flatta l’encolure des chiens avant de les détacher.

Son regard, pénétrant comme la lame du froid, se suspendit un instant dans celui, brasillant, de l’étranger. Nur s’amusait de cet effet qu’il suscitait. Aisikirim était presque un adulte, pourtant, il buvait les récits de voyages du journaliste syrien avec la fascination d’un enfant. Logique. Le jeune Inuit avait grandi dans son village et n’était jamais descendu plus bas qu’au sud de la baie d’Hudson. Nur lui adressa un sourire solaire et vit le feu empourprer les joues du garçon à la lisière de son col de fourrure.

— Un coup de main, Nur ?

L’étranger se ressaisit et alla aider le père à détacher les prises du jour. L’heure tardive de leur retour le rendait curieux.

— Vous êtes allés loin ?

— Oui, la glace tient enfin sur lac « noyé par les vents du nord », on a pu glisser jusqu’aux plaines du « chiendent givré ».

Il s’amusait toujours des traductions littérales, de l’inuktitut à l’anglais, de Pien. Peu de lieux des terres de Baffin bénéficiaient de noms officiels. Les autochtones transmettaient ces repères géographiques à leur descendance et ainsi perdurait la tradition ; celle que transmettrait Aisikirim à ses enfants. Sauf qu’Aisikirim ne voulait pas devenir chasseur. Il l’avait confessé, au creux de son oreille, avec ses mots d’anglais maladroit. Il voulait devenir journaliste, comme Nur.

— Tu viendras faire tes photos la prochaine fois ? ajouta Pien.

Nur hocha la tête. De photos, ses cartes mémoires en débordaient déjà, mais il n’en avait jamais assez.

À seulement vingt-six ans, Nur Al-Rahman sonnait déjà comme un grand nom du journalisme. Encensé pour ses enquêtes immersives au cœur des factions armées chiites ou ses reportages dénonçant la condition des homosexuels dans son pays, l’intrépide Syrien atteignit le sommet de sa carrière à un âge qui valut l’étiquette de prodige. Reconnu à l’international et dissident à sa patrie, il vivait suffisamment bien de ses piges pour voyager là où son flair le portait.

Le Nunavut, donc ?

Un confrère canadien proposa une collaboration pour un reportage sur les modes de vie des communautés inuites et Nur… accepta. Lui qui avait essentiellement connu l’aridité du désert et la cuisante brûlure du soleil se demandait comme il était possible de vivre à l’extrême opposé. Dans l’implacable froideur du nord et la brûlure glaciale du frimas. Les deux journalistes passèrent les mois de printemps et d’été à mitrailler de photos comme de questions les communautés exilées le long de la péninsule d’Ungava, sur le pourtour de la baie d’Hudson, jusqu’à l’île de Baffin.

Leur périple s’acheva à Iqaluit, la capitale du territoire – si tant est qu’on puisse parler de capitale pour un village de quelques milliers d’habitants –, mais Nur s’était trouvé incapable de repartir de suite. Tombé sous le charme de ces paysages désuets, grandioses par leur sobriété comme leur sévérité, Nur n’avait pu se décrocher de l’attraction du froid et du vaste. Huit ans que les cris et les tirs hantaient sa tête. Il avait besoin de cette pause. Dans le blanc hors du temps.

Ainsi, depuis deux mois, il profitait de l’hospitalité de la famille d’Aisikirim et emplissait, en échange, ses rêves de contes du bout du monde.

— Papa, je peux avoir les clés de la motoneige ?

À peine avait-il rentré les chiens qu’Aisikirim réapparut, sautillant joyeusement aux pieds de son père. Pien lâcha un soupir résigné – comment brider l’enthousiasme de la jeunesse ? – et lui lança le trousseau. S’ensuivit une conversation dans leur langue natale que Nur serait bien en peine de comprendre ; il avait renoncé à l’apprentissage de cette langue trop éloignée de la sienne. Il ne réagit qu’en entendant son nom dans la bouche du plus jeune.

— Tu viens, Nur ?

L’interpellé suivit l’Inuit et s’installa à l’arrière du scooter. Il surprit le garçon fourrer furtivement un sac dans le coffre. Aisikirim avait parlé d’une surprise, lui recommandant seulement de bien se couvrir – comme s’il pouvait faire autrement dans ce climat polaire –, alors Nur se laissa entraîner.

Il y avait quelque chose d’amusant à se faire conduire par ce gosse à peine adulte à travers les routes mal déneigées, esquivant les congères et saluant les villageois qui s’en retournaient à l’abri pour la nuit. Passé la lisière des dernières maisons colorées disgracieuses, la nature reprenait ses droits. Le souffle d’un vent algide giflait ses pommettes découvertes tandis que la moto filait en un éclair sur la neige verglacée. Par chance, le trajet fut bref.

Nur reconnut les falaises surplombant la baie de Frobisher. De jour, il s’y rendait parfois pour observer les icebergs à la dérive. En octobre, les plaques de glaces commençaient à cristalliser dans le bras de mer. D’ordinaire, la lune en reflétait la splendeur, mais en cette nuit sans l’astre, l’obscurité s’abattait sur eux comme une chape de plomb. Bientôt, il ne resterait que la lumière des étoiles pour les guider.

Aisikirim coupa le moteur et extirpa le sac du véhicule. Nur crut entendre l’entrechoquement de bouteilles de verre dans la besace. Son soupçon se confirma lorsque l’autochtone dévoila le contenu.

— Whisky ou vodka ?

— Sérieusement ? Où est-ce que t’es allé dégoter ça ?

— J’ai mes réseaux… répliqua-t-il sur un ton sibyllin.

Nur en rit parce qu’il voyait mal quel genre de trafic pouvait bien gangrener cette mégapole de trois mille habitants qui se connaissaient tous. Néanmoins, il s’interrogeait vraiment : on lui avait maintes fois répété combien l’alcool était difficile d’accès dans les communautés du Nunavut, encore plus en hiver où boire dehors pouvait signer votre arrêt de mort ; encore plus à l’âge d’Aisikirim.

Nur le lui fit remarquer.

— J’ai dix-neuf ans ! s’offusqua-t-il. Je ne suis plus un bébé.

Et comme pour le démontrer, il dévissa le bouchon du whisky – difficile entreprise avec des moufles – et en descendit une gorgée. Vaincu, Nur ne tarda pas à l’imiter – cela faisait longtemps qu’il ne pratiquait plus l’islam – se jurant tout de même de s’en tenir à la modération – Pien les tueraient s’ils rentraient ivres.

Aisikirim tira la manche de son anorak en peau de phoque et l’emmena sous un repli rocheux qui les protégerait des vents septentrionaux. Son hôte y déploya même quelques fourrures pour rendre leur abri plus confortable et préservé du froid. Ces précautions n’empêchèrent pas Nur de grelotter au bout de cinq minutes.

— Je t’avais dit de te couvrir ! le sermonna Aisikirim.

— Je suis couvert ! Mais je ne tiens pas aussi bien le froid que toi…

Comme s’il s’était agi d’une demande, l’Inuit se colla à son invité et partagea sa chaleur. Nur s’émerveillait toujours de la quantité qu’en dégageait ce petit corps ; par rapport à lui qui se sentait congelé en permanence. Aisikirim signifiait « glace » en inuktitut, au contraire de Nur dont le nom se rapportait au feu du soleil. Pourtant, les deux êtres semblaient avoir inversé leurs propriétés thermiques.

L’Inuit redonna le whisky à son ami, leurs joues s’effleuraient allégrement comme leurs sourires qui luisaient obscurément.

Et soudain, un éclat sur les traits d’Aisikirim : la resplendissante voûte céleste s’auréolait de nouvelles couleurs d’or et de jade. La bouche béate de Nur ne parvint qu’à souffler :

— Une aurore boréale…

Le rire doucereux du villageois ajouta à la beauté du décor.

— C’est le meilleur spot de la ville pour les observer. Tu aimes ma surprise ?

Et comment ! Nur lui avait confié avoir été frustré de ces occasions manquées d’apercevoir les si caractéristiques lumières du nord, entre le jour quasi-permanent de l’été et la météo capricieuse de l’automne…

Le journaliste dégaina sans tarder son appareil photo. Il régla la vitesse d’obturation et l’ouverture de son diaphragme, puis s’acharna à capturer l’essence de ces exploits célestes le plus fidèlement possible.

— Tu nous prends en photo devant ? suggéra Aisikirim.

Ne disposant pas de trépied, Nur coinça son appareil dans un étau rocheux épargné par la glace et les deux êtres se serrèrent en attendant le bruit du déclencheur automatique.

— On ne nous voit quasiment pas, s’excusa le photographe. Pas assez de lumière…

— Moi, je la trouve parfaite.

Par réflexe, Nur se tourna vers sa voix. Ses lèvres ne se trouvaient plus qu’à quelques centimètres des siennes ; il le sentait au souffle tiède qui s’y réverbérait. Puis, le vide se combla. La surprise sidéra Nur, Aisikirim se ravisa et s’excusa.

— J-je… pardon. Je n’aurais pas dû. C-c’est l’alcool, ça me fait faire n’importe quoi…

Nur ne pouvait s’empêcher de le trouver attendrissant. Il devinait, sans les voir, ses joues rougies par l’embarras plus que par le froid.

— Il n’y a pas de problème.

— Si, j’aurais dû te demander…

— Dans ce cas, me permets-tu de te rendre la pareille ?

Aisikirim se figea comme l’eau des lacs, la lueur émeraude de l’aurore se reflétait dans ses pupilles dilatées alors que Nur glissait un gant givré contre sa joue. Il ne vit plus rien de tout cela. Ne sentit ni le frimas lui geler les os, ni le vent gronder dans ses oreilles. Seulement le goût de whisky et d’ivresse de ses lèvres.

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