13. Rivalité balayée (partie 1)

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Lundi 16 septembre 2013

Devant le miroir de mon armoire, j’essaie d’assortir les fringues qu’il me reste, car après une après-midi et une nuit d’absence, il faut impressionner les villageois, qu’ils aient l’impression d’avoir élu celle qui est destinée à régner, et non une concurrente originale.

Je n’ai pas beaucoup de robes, j’ai toujours aimé les baggy. Je déniche une robe rouge que j’avais acheté pour assister à un mariage, mais elle a un effet bouffant qui ne me met pas en valeur. Je trouve alors un legging cuir de ma période très goth. Après réflexion, ça n’aura pas l’élégance d’une robe, il me faut donc me faire l’allure d’une guerrière.

J’enfile mes bottes puis une brassière sportive pour laisser mon ventre nu, un faux saphir au nombril avec un point de colle. Une ceinture sertie de faux diamants, voilà qui fera l’affaire et le tout est plus aisé à porter. Hmm, ça manque de féminité. Des boucles d’oreilles et un pendentif assortis au nombril, voilà. Juste un petit bracelet, du fard à paupière, du rimmel. Tout de suite ça change une fille.

Je rejoins le lycée, et fonce droit à l’infirmerie. Victor est présent et il s’étonne :

— Je t’attendais plus tôt.

— J’ai mis du temps à choisir mes fringues. Chaque fois que je bouffe un de tes trucs je perds des vêtements.

— Du moment que tu prends ton pied.

— Tu sais au moins l’effet que ça fait ? Tu les as essayés ?

— Vu comment t’es devenue accroc en une fois, jamais je n’y touche personnellement. Après je fais quoi, je me shoote avec mon propre commerce ? Non.

— Bon, t’as de quoi ravitailler sur toi ?

— Toujours ? T’as ton billet de vingt dans cette brassière sexy ?

— Perdu. J’ai un billet de cinquante. Et comme c’est une forte somme et que tu aimes tant les renifler, je les ai mis dans ma culotte.

Il esquisse un sourire après deux secondes de bug. Je plonge ma main dans mon legging et en sors le billet. Un peu stressé, il ouvre une boîte puis ajoute trois cachets aux deux habituels.

— Tu ne veux pas m’en mettre un sixième ? Je t’en ai déjà pris dix, je peux avoir un point fidélité, non ?

— Je ne fais pas la carte fidélité.

Nous échangeons nos articles et il hume le billet qui a passé près d’une heure enfermé dans mon sous-vêtement.

— T’es complètement taré, Victor.

— Toi, t’es de la bombe !

Je trouve un WC, m’assois sur le rebord de faïence. Je sors du scotch de ma trousse, puis cache la boîte sous la cuvette, pour ne pas l’emporter dans l’autre monde, ni que quelqu’un qui fracture les chiottes en mon absence, parte avec. Quatre gélules bleues, c’est trop précieux.

Je gobe la cinquième et dans la seconde qui suit le sol tremble brièvement. Je patiente, puis il tremble encore une fois, puis une autre. La porte dégouline et fond, la chaleur m’envahit et le frisson glacé me saisit. Je vois alors un gros lapin bleu haut de deux mètres bondir et faire trembler le carrelage.

— Putain, mais c’est quoi ces interludes ?

Les carreaux commencent à tomber un à un dans un vide sans fond ni couleur. Les murs fondent, les toilettes voisines tombent, puis c’est mon tour. Je hurle, agrippée à mon siège de cuvette. Même si je sais où je vais, je ne peux pas m’empêcher de crier.

Je me réveille un sursaut, debout au milieu du hammam. Personne à l’intérieur. J’avance un pied après l’autre, pas certaine d’avoir terminé de chuter, jusqu’à passer le rideau de perles. Les villageois affairés à leurs ateliers se figent immédiatement.

— Poursuivez braves gens, je ne voudrais pas vous interrompre.

Je marche jusqu’à la taverne et remarque que sur la maison du chef du village, une draperie noire pend aux fenêtres. Un crâne avec des dreadlocks y est brodé en doré. Je souris.

— Ça claque, comme emblème.

Je pousse la porte de la taverne.

— Dame Hamestia ! s’exclame le gérant. Comment s’est passée votre méditation.

— Excessivement bien. Où sont mes courtisanes ?

— À la teinturerie.

— Putain ! J’en viens !

Mon juron le fait sourire, et alors que je me retourne, Jeannine débarque toute essoufflée. Elle porte une robe similaire à l’ancienne mais un gilet en cuir noir étreint sa poitrine. Mon emblème a été marqué au fer sur le cœur.

— Je vous ai vue de loin, mais vous êtes partie si vite…

— Joli gilet.

— Il vous plaît ?

— Beaucoup.

— Venez. J’espère que ça vous plaira tout autant.

Je lui emboîte le pas jusqu’à la tannerie. Un tailleur tient une grande boutique à l’extrémité et mes trois courtisanes sont en train de subir les ajustements de leurs derniers vêtements. Elles portent désormais la même jupe courte asymétrique qui couvre jusqu’au mollet leur jambe gauche et dévoile leur genou droit. Un collier en cuir étreint leur cou frêle comme un rappel de leur rang. Deux lanières partent en épaulettes. Deux sangles entourent le haut de leur biceps, et deux autres soutiennent leur top. Il est composé d’une bande de tissu noir brodé de trois bandes de dentelle rouges. Deux lanières suivent les dernières côtes, délimitant le court vêtement pour révéler leur nombril nu arborer leur marque d’appartenance. Je ne peux retenir ma joie :

— Vous êtes trop trop belles !

— Et elles ont des sandales ! s’enthousiasme Jeannine.

Le couturier s’incline et marmonne d’une voix à peine audible.

— J’aurais préféré commencer votre tenue, mais je ne connaissais pas précisément vos mensurations.

— N’ayez crainte, j’ai de quoi me vêtir. L’uniformité et le confort de mes courtisanes a plus d’importance que ma propre garde-robe.

— Votre tenue est en préparation. Puis-je prendre les mesures qu’il me manque.

— Faites ! Ma mère veut absolument que je porte une nouvelle tenue.

Jeannine écarquille les yeux tandis que mes bras se tendent pour laisser les mains tremblantes du tailleur m’effleurer. Chaque fois que le dos de ses phalanges ou de sa main effleure une parcelle de peau, il s’excuse mille fois.

— Sélène est de retour ! s’exclame une voix.

Toutes les têtes se redressent avec une telle nervosité que je devine qui est de retour.

— On va rire, marmonné-je à Jeannine.

— Si vous le dîtes.

Nous suivons la foule alors que le tilbury de la blonde vient de s’arrêter près de la maison principale.

— Rolland ! Dame Irène m’a accordé son soutien !

Le chef du village reste silencieux quelques secondes, puis marmonne :

— Sélène… Nous n’avons plus besoin de tuer le dragon.

— Mais c’est une bonne nouvelle ! Le dragon est mort et je suis peut-être impératrice.

— Nous avons déjà choisi une aspirante.

Elle blêmit d’un seul coup puis demande désespérée :

— Qui ?

— Celle qui a tué le dragon.

Les villageois se poussent pour former une allée entre-moi et la pétasse blonde en robe de princesse Disney. J’agite le bout de doigts :

— Coucou Sélène !

— Pas elle ! Et vous lui avez donné la Bridée ! C’était moi qui devais avoir la Bridée ! Elle ! Elle n’est même pas en robe ! Regardez ! Elle porte un pantalon !

— C’est pour voyager, c’est plus confortable, dis-je. Et pour tuer un dragon aussi, ça facilite les mouvements… même si lui, j’ai dû m’en occuper en robe.

— T’es venue ici exprès ! T’es vraiment qu’une traînée déloyale !

— C’est celle qui a engagé deux mercenaires pour me violer qui dit ça ? — Elle balbutie, regarde les visages autour d’elle. — Et puis, pour une traînée, j’ai obtenu le sceau de Dame Irène bien plus vite.

— Tu l’as obtenue pour une danse de pute !

— Sélène, murmure le chef du village. Il y a d’autres villages autour, la compétition n’est pas encore perdue. Tu es encore une fille d’Ig-le-Grand. Nous te soutiendrons dans notre cœur. Si Léna Hamestia ne parvient pas à convaincre, ce sera toujours toi notre préférée.

— Le village est assez grand pour soutenir deux aspirantes, non ?

— Non. Il ne reste que seize personnes qui n’ont pas soutenu Léna Hamestia.

Elle me regarde, siffle entre ses dents, puis remonte sur son Tilbury. La gamine tristounette claque les rênes et fait faire demi-tour.

— Je savais que ça se passerait mal, soupire le chef du village. Mais c’est une décision que nous avons prise.

Le tailleur derrière moi me demande :

— Quand allez-vous nous quitter ?

— Le plus tôt possible. C’est une course dans laquelle je ne dois pas perdre de temps.

— Je vais me hâter à terminer votre présent. Vous ne serez pas déçue. Votre exploit m’a tant inspiré !

— Parfait. Terminez avant avec mes courtisanes, et veillez à ce qu’il ne leur arrive rien entre ces rues.

— N’ayez crainte, Sélène ne ferait pas de mal à une enfant.

— C’est parce que vous n’avez pas vu ce qu’elle fait endurer à sa courtisane.

— Ça c’est vrai, souligne Fantou. Elle la fouette.

Mal à l’aise le tailleur s’écarte, suivi de mes courtisanes. J’agrippe le bras de Jeannine.

— Allons dans ma chambre, nous devons discuter.

Alors que la foule se disperse, ma cuisinière et moi nous engouffrons dans la taverne, puis gagnons la chambre. Je ferme la porte en tendant l’oreille, pour être certaine que personne ne nous suit pour nous espionner. Je murmure :

— Avec cette peste hargneuse, il va falloir vous armer. Les voyages vont être dangereux.

— Alors nous devrions peut-être poursuivre vers la montagne. Il y a au nord un village de forgerons, je pense que stratégiquement, c’est même un très bon plan.

— Ils n’ont pas déjà de courtisane ?

— Les filles des montagnes ne sont pas réputées pour leur délicatesse, et les pères de ces filles n’ont pas envie de sceller de liens du genre avec l’Empereur, ils veulent garder leur indépendance.

— Ils ne s’intéressent pas à l’élection de miss Varrokia, donc ?

— Oh, ils doivent garder un œil là-dessus, mais guère s’investir. L’avantage, c’est qu’il y a six petits villages unis par des liens de sang, et que si vous arrivez à les convaincre de vous soutenir, vous, vous aurez l’équivalent de deux villes en une seule fois.

— Et qu’est-ce qui ferait chavirer leur cœur ?

— Votre côté guerrière. Votre franc parler ressemble plus à leurs mœurs rustiques, que les manières de vos rivales. Ils peuvent vous forger des armes.

— Bien, alors c’est décidé. Il faut garder notre destination secrète.

— Si vous avez le soutien de ces villages, il faudra ensuite descendre sur les villes plus grandes. Les gens sont nombreux et ont plusieurs favorites, ils attendent d’en voir le plus possible défiler avant de voter.

Je m’assois dans le fauteuil et demande :

— Dans ces villes, qu’est-ce qui peut me démarquer des autres ?

— Elles ont de l’argent, leurs soutiens organisent des spectacles de rues en leur honneur. Elles font quelques apparitions, ne prennent pas le risque de parler en public.

— Il faudra convaincre un riche, dans ce cas. Combien de temps pour gagner les villages des forgerons ?

— Trois jours je pense.

— Si je disparais, vous pourrez vous en sortir ?

— Bien entendu.

— La magie qui m’amène ici est rare et précieuse.

— Nous pourrons chevaucher trois jours sans vous.

Le soir s’en vient sans que la pilule n’ait cessé de faire de l’effet. Je suis descendue pour la fête en mon honneur. Les gens portent des foulards rouges dans les cheveux. Un barde et une fille aux cheveux peints en rouge, chantent mon histoire du point de vue d’Ig-le-Grand. Ils racontent l’histoire du dragon, puis l’arrivée fortuite d’une aspirante d’une grande élégance. Le combat est narré avec beaucoup d’imagination, car dans cette version, j’entre dans la grotte, me cache derrière des rochers et surprends l’animal dans l’obscurité par ma vivacité surhumaine et ma hache lui tranche la tête avant que la première flamme sorte.

Ravie, j’applaudis la chanson de bon cœur.

— Elle vous a plu ?

— Oh oui ! Je regrette que Sélène ne soit pas venue l’écouter.

— Je peux aller conter sous sa fenêtre, si ça vous fait plaisir.

— Non, je suis partiale, je ne veux pas l’enfoncer dans sa déception.

— Votre gentillesse est à la hauteur de votre beauté.

La nuit est tombée, la bière a coulé à flots. Moi-même j’ai la tête qui tourne un peu. C’est alors que le tailleur, les yeux fatigués d’avoir travaillé à la bougie, entre comme un ouragan avec son assistant. Il s’agenouille devant-moi en tendant une grande étoffe dans ses bras.

— Dame Hamestia. Votre tenue est prête.

— Bien, je vais l’essayer.

— La jupe et le bustier peuvent se détacher, précise-t-il.

Mes courtisanes m’emboîtent le pas dans les escaliers, et nous nous enfermons. Je ne garde que ma culotte et enfile la robe noire, longue et magnifique. Elle est fendue des deux côtés et ses pans sont brodés d’un épais liseré doré. Sur celui de devant, mon emblème est brodé d’or. Un corset indépendant de cuir souple et léger est accroché par des boucles et des boutons en or. Il enveloppe ma poitrine sans la comprimer, dessinant un bombé séduisant mais pas indécent.

— Belle robe, commente Chihiro.

— Très simple, comme vous aimez, et élégante, ajoute Fantou.

— Et toi Mala ? qu’en penses-tu ?

— Vous êtes jolie.

— Ça me fait plaisir d’entendre ta voix.

Je me penche pour l’embrasser sur la joue, puis je me présente en haut des marches, mes bottes de mon monde au pied malgré tout. Tous applaudissent. D’un pas félin, descends les escaliers doucement. Je me régale de leurs visages admiratifs, et je m’incline devant le tailleur.

— Très beau travail.

— Merci. Le bustier est fait pour porter un plastron. Notre forgeron le termine cette nuit. Et mon apprenti quittera Ig-le-Grand avec vous. Il est jeune mais talentueux. Il aura de quoi confectionner les robes pour vos prochaines courtisanes et pourra, avec du bon tissu, raccommoder vos vêtements abimés.

Je regarde le garçon de seize ans qui n’ose pas me regarder dans les yeux. Plus ils seront nombreux, plus mes courtisanes seront en sécurité.

— Soit. Poursuivons la fête !

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