37. Sœur intrépide (partie 1)

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Vendredi 18 octobre 2013

J’ai pensé que le lycée me permettrait de penser à autre chose. Quelle idiotie. Rester assise sans bouger, le cerveau renfermé, imperméable aux enseignements, revivant en boucle les plus atroces moments de mon aventure. À vrai dire, je ne suis pas du genre à me laisser abattre. Mais le sommeil me manque et cette dernière fois, la mort m’a vraiment frôlé. Pire, elle a manqué de frapper l’un d’entre nous. Sigurd a raison de se vanter qu’aucun d’entre nous ne soit mort malgré notre infériorité numérique.

— Vous êtes avec nous, Mademoiselle Hamel ?

Je lève les yeux à mon nom, presque surprise de l’entendre tant on m’a servi du Dame Hamestia ces derniers jours. La prof me regarde avec un air inquiet. Elle aussi, elle m’a connu lycéenne appliquée.

— Désolée.

Un murmure au fond de la classe dit que je suis complètement shootée.

Midi arrive à point nommé. Je gagne les toilettes et observe avec dépit mon reflet de junky. Les cernes ne sont que ceux de la fatigue, mais pour des gens ignorant tout de ma double-vie, je suis une droguée.

Je profite de la cantine pour déjeuner, seule, sans Pauline pour me faire culpabiliser, sans mes meilleures amies de mes années lycées. La bataille qui a précédé mon retour est tellement présente dans mes nerfs, que j’ai besoin de la raconter à quelqu’un. Mais pas par Whatsapp. Non, j’ai besoin de quelqu’un qui l’ai vécu aussi.

Je rentre donc chez moi, sitôt la compote de pomme avalée. L’armure sur les épaules, j’avale ma pilule.

Des tams-tams s’élèvent et font vibrer les vitres de la chambre. Des lapins avec des peintures de guerre se mettent à danser autour de mon lit. Leurs petits yeux cruels se posent sur moi, et leurs quenottes se dévoilent dans des rictus menaçants. Le tambour ne s‘arrête pas. Je m’impatiente :

— Allez ! Abrégez !

Les lapins s’arrêtent brutalement de danser.

— Mais allez ! Envoyez-moi dans l’autre monde ! Bordel !

L’un d’eux brandit une lance et me la projette brutalement en plein cœur.

Je me réveille en sursaut, assise sur Anaëlle, alors que tous mes partisans sont assis au sol. Un des Ramiens s’exclame :

— Dame Léna est revenue !

— En selle ! s’exclame Sigurd !

— Nous vous attendions depuis plusieurs heures, m’indique le soldat.

— Désolée de vous avoir fait attendre.

Je tire les rênes d’Anaëlle pour la diriger vers mes courtisanes.

— Comment allez-vous ?

Elles me répondent par l’affirmative, la plupart avec un sourire.

— Nous sommes à deux pas de Sainte-Sophie, m’explique Cendre.

— Ne faisons pas attendre ta mère.

— Thomas a commencé à trouver les mots pour raccorder notre glorieuse bataille.

— Tu parles d’une bataille glorieuse. Comment va ta courtisane ?

— Elle ira mieux quand les druides lui donneront de quoi guérir plus vite. Elle a le front brûlant.

— Alors hâtons-nous.

Notre cohorte se met en route, et aussitôt le premier arbre massif passé, la ville blanche se révèle. Derrière ses maisons, un palais immense et immaculé se dresse devant le ciel bleu. Cendre me fait l’éloge de Sainte-Sophie. La ville a été bâtie sur la crête permettant à l’époque de garder un œil sur le duché Noir et de protéger la forêt. Aujourd’hui, elle n’a plus rien d’une place forte. La plupart des murs sont tombés. Ceux qui restent sont préservés et nettoyés chaque année pour qu’ils gardent leur blanc éclatant. Cela change du sinistre château des Falaises Rouges.

En moins d’une heure, nous pénétrons dans les faubourgs. Je chevauche botte à botte avec l’aspirante qu’ils avaient élue. Nos courtisanes nous suivent, leurs cheveux flamboyant au soleil. Les soldats ramiens ouvrent le chemin, tandis que les autres ferment la marche après nos partisans.

Je salue les badauds en souriant, imitant mon ancienne rivale, avec l’impression d’être une miss France au faux sourire. Les habitants ont tous des ramures, plus ou moins imposantes. Celles de certains hommes rivalisent de majesté avec Sten Varrok. Nous gagnons les portes du palais. On se croirait dans Aladdin, et je fredonne malgré-moi : « Bande de veinard, dégagez le bazar, et vous allez-voir ce que vous allez-voir. Venez acclamer la super star ! … »

Les soldats referment les portes, et la mère de Cendre, vêtue d’une grande robe argentée, traverse la place de pierre immaculée pour venir à notre rencontre. Aussitôt descendue de monture, elle se laisse étreindre.

— Je suis désolée, Mère. J’ai échoué.

— Je sais. Mais tu n’es qu’une parmi des milliers, puisqu’une seule réussira.

— J’ai bon espoir que ce soit Léna.

Je glisse à mon tour de mon véloce, et fais un pas vers elle. Je m’incline humblement.

— C’est un plaisir d’être accueillie dans votre palais. C’est le plus beau que je n’ai jamais vu. Celui de Kitanesbourg paraît sinistre à côté.

— Merci, Damoiselle. J’ai hâte de faire votre connaissance. Je suis très intriguée que ma fille ait pris la décision de vous soutenir sans me concerter.

Cendre me défend :

— J’ai appris à la connaître d’autant plus ces derniers jours, et je ne pourrais regretter mon choix.

— Si nous nous occupions des blessés avant le protocole, suggéré-je.

— Mes gens vont s’occuper d’eux. Cendre, accompagne ton amie à la suite Eden. Ensuite, tu me rejoindras aux cuisines. Je vais donner les ordres pour ce soir. Je tiens d’abord à ce que nous parlions en tête à tête.

Cendre s’incline puis m’invite à la suivre. D’un coup d’œil, je fais signe à Sigurd de prendre les choses en main pour les partisans. Mes servantes nous emboîtent le pas.

Le palais est tout aussi beau à l’intérieur, et les larges ouvertures invitent le soleil à entrer.

— Il doit faire froid quand il y a du vent.

— Le vent vient surtout du Nord, le palais est beaucoup plus isolé dans cette orientation. Voici la suite Eden. Elle comporte un jardin privé si haut que personne ne peut vous épier, d’où son nom.

— Un jardin pour naturiste, quoi ?

— Qu’entendez-vous par naturiste ?

— Un vieux mot de chez moi. Laisse tomber.

— Je passerai au coucher du soleil pour vous inviter à dîner, le temps de convaincre définitivement ma mère.

— D’accord, à tout à l’heure.

Me voici enfermée dans la grande chambre blanche. Un immense étang borde l’entrée du jardin, entouré de roseaux. L’Eden après l’Enfer.

— Peut-on aller se baigner ? questionne Fantou.

— Profitez-en. Vous le méritez.

Les filles m’oublient dans la seconde. Je défais moi-même mon plastron, puis une fois au bord de l’herbe, je me déchausse pour marcher pieds-nus dans l’herbe. C’est si agréable que je contourne les pas japonais. A contrario, les fillettes en tenue d’Ève s’amusent à sauter de pierre en pierre. L’immense jardin porte bien son nom, mais je ne suis pas certaine d’être tant à l’abri des regards. Même si la brise dans mes cheveux me donne envie de sentir ses caresses à fleur de peau, je garde ma robe pour visiter le Paradis. Ses étangs se jettent les uns dans les autres, pour parvenir jusqu’à son extrémité. Il surplombe une vallée verdoyante. Je suis mieux ici que nulle part ailleurs sur Terre. L’eau calme, le rire lointain de mes courtisanes, je ne sais pas ce qui m’apaise réellement. Je pourrais rester ici indéfiniment et en oublier ma quête. J’aimerais revoir Sten, savoir si j’ai toujours envie de lui et si je ne fais pas tout ça pour rien. Désirer l’Empereur est une véritable torture depuis l’embuscade, tant que je ne sais plus si je le désire.

La voix de Fantou, juste derrière-moi, me fait sursauter :

— Tu viens jouer avec nous ?

— Non merci, peut-être après le dîner, quand il fera nuit. J’ai envie de penser… Tu m’as tutoyée ?

Son sourire rougit avant qu’elle élude :

— C’est haut ? — Elle se penche au-dessus du vide. — Ah oui ! C’est très haut. Bon ben je retourne si vous n’avez pas besoin de moi.

— Je n’ai pas besoin de toi tout de suite.

Elle s’élance vers les étangs, et fend les roseaux pour disparaître. Le rire de Mala s’élève, et comme à chaque fois, il me rassure. Lorsque la plus jeune de toutes est joyeuse, c’est que le malheur s’éloigne. Elles sont toutes loin de penser à l’assaut.

Les heures passent vite entre contemplation et méditation. Nous rejoignons un banquet pour célébrer le retour de l’héritière Des Grisons. Ni les courtisanes, ni les soldats ne sont conviés. Parmi eux, seul Sigurd, en tant que chef du village a le droit à un siège. Le comité reste donc restreint.

— Bien, Damoiselle Hamestia. Sachez que ma fille a peint un portrait bien élogieux de votre personne. Je fais placarder les murs de Sainte-Sophie. Demain, nous vous présenterons avec les mots qu’il faut, puis nous irons faire le tour des marchands afin qu’ils vous rencontrent en personne.

— D’accord.

— Vous n’aurez aucune difficulté à être parmi nous en milieu de matinée ?

— Aucunement.

— Cendre m’a raconté cette histoire de condiment magique. Il vous faudra vous rendre dans le Duché Noir. J’ai un ami alchimiste qui pourra vous aider, sinon vous guider jusqu’à celui qui concocte ces sortilèges.

Sigurd se rince la gorge, et après avoir cherché mon approbation d’un regard, prend la parole :

— Je crains que nous n’ayons le temps de rejoindre Kitanesbourg. Le Duché Noir devra attendre.

— Mon ami tient un portail pour l’Empereur, il vous le fera traverser. Si vous êtes l’élue du Duché, vous ne pourrez-vous permettre une seule absence imprévue qui vous porte préjudice. Et si certains vous croient ensorcelée, ils ne vous choisiront pas.

— Si vous pensez que votre ami peut vraiment nous aider.

— Bien entendu qu’il le peut. Les alchimistes sont les seuls à maîtriser les déplacements instantanés. S’il ne peut améliorer vos temps de voyage, il connaît celui qui le peut.

— Bien, je m’en remets à votre sagesse, et vos connaissances.

Le repas se poursuit en banalités. Je parle un peu de mon monde et de ce que j’y fais. Je laisse entendre que j’étudie la comptabilité, la gestion financière d’un royaume. Le courant passe plutôt bien avec la Comtesse, malgré une distance protocolaire inébranlable. Elle pose de nombreuses questions à Thomas. Sa curiosité à son égard laisse entendre qu’elle veut davantage le connaître que moi. Si personne n’évoque ses liens amoureux avec Cendre, ceux-ci semblent impossibles à dissimuler.

Lorsque je regagne mes quartiers, je demande à Cendre qui m’accompagne :

— Ta mère ne t’en veut pas trop d’avoir abandonné ?

— Non. Elle est plutôt fière que j’ai réussi à séduire l’Empereur, jusqu’à obtenir ses faveurs. Elle est contente pour moi.

— Et Thomas ? Je n’ai pas l’impression que tu lui aies dit que tu étais avec lui.

— Je compte lui annoncer après que vous ayez obtenus vos votes.

— Je pense qu’elle le sait.

— Oui, elle lui a posé beaucoup de questions. Pourtant aucun soldat n’a parlé, j’en suis sûre.

— Il y a des choses qu’on devine sans avoir besoin de le savoir.

— Sans doute. Bonne nuit, Léna.

— Bonne nuit Cendre.

J’entre dans ma suite plongée dans l’obscurité. Les filles sont toujours dans l’eau, profitant de la luminosité blanche de la lune.

— Avez-vous mangé ?

— Trop ! répond Fantou.

— Vous venez ? demande Chihiro. On a inventé un massage.

— D’accord.

Je glisse hors de ma robe, savourant le fond de l’air qui s’est refroidi. La peau blanche illuminée par l’astre de la nuit, je m’avance dans l’eau, dont la tiédeur me surprend.

— Il faut vous allonger, explique Marianne.

Je fais l’étoile. Mes courtisanes se regroupent autour de moi pour m’aider à flotter. Le visage perçant à peine la surface, les yeux clos, je me laisse porter. Une à chaque main, une à chaque pied, entament des cavalcades de phalanges sur mes membres. Fantou, un bras au creux de mon dos pour me maintenir à flot, pianote sur mon ventre. Ça chatouille, c’est rigolo, je me détends malgré moi. L’ambiance ici est vraiment apaisante. Une fois Impératrice, je m’emparerais bien de ce palais.

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