Chapitre 9
Ce n’est qu’au petit matin que Dix-huit comprit que le sommeil l’avait emportée alors qu’elle pleurait encore. Son visage la tiraillait ; les larmes avaient séché, mais l’amertume restait et cette réalité qu’elle refusait d’accepter comme sienne.
— Reprends-toi, se dit-elle en fixant son reflet. C’est que des voix...
Presque consciente de se mentir à elle-même, son regard s’attarda sur le petit arbre glacé encore emballé. Son cœur était lourd, douloureux. Préférant quitter la pièce, elle enfila un t-shirt noir beaucoup trop grand pour elle, qui glissait de son épaule, et une jupe grise qui semblait avoir appartenu à un uniforme, à en juger par l’écusson cousu dessus. Son reflet l’incommoda : il portait encore les traces de la nuit passée.
D’un pas morose, elle descendit les escaliers.
Une douce odeur de thym flottait dans la cuisine ce matin-là. Romy, occupée aux fourneaux, s’affairait sans un bruit. Pourtant, Dix-huit avait toujours la cannelle en tête. Et bien qu’elle ait apprécié cette saveur volée à un souvenir précieux, elle en haïssait le prix.
— Tu es debout de bonne heure, lança la rousse sans se retourner.
— Le sommeil voulait plus de moi, répondit Dix-huit d’une voix éteinte.
Romy l’avait entendue pleurer. Alors qu’elle montait pour lui apporter du linge propre, elle avait surpris le bruit d’un objet jeté, suivi de sanglots étouffés. Sa main était restée figée sur la poignée, hésitante. Elle aurait voulu entrer, dire quelque chose, mais avait choisi de patienter, le cœur serré, la laissant affronter seule cette tristesse qu’elle comprenait pourtant si bien. Elle était restée là, en haut des marches, jusqu’à ce que les pleurs s’éteignent dans la nuit.
— Tu me passes le chocolat, s’il te plaît ?
Dix-huit tendit le bol sans un mot.
— Toi aussi, tu es levée tôt... tu dors le matin, les autres jours. Murmura-t-elle.
— Je sais. Et tu peux dire "d’habitude", c’est plus correct. Disons que le sommeil ne voulait plus de moi non plus, dit-elle, un sourire discret avant de lui montrer le plat. Verse-le ici.
Dix-huit ne soupçonnait pas une seconde que Romy s’était levée plus tôt pour elle, veillant à ce qu’elle ne se réveille pas seule face au silence du chalet.
— Qu’est-ce que tu fais ?
— Un brownie au chocolat ! Enfin... je crois, dit Romy en jetant un œil à sa recette.
Elle rit doucement avant de se figer, inquiète d’avoir réveillé Yato.
— Essayons de le laisser dormir un peu. Je suis vraiment pas discrète... Toi, par contre, tu te déplaces avec une telle légèreté. Je t’envie.
Dix-huit haussa les épaules.
— Tu ne devrais pas. C’est quoi, un brownie ?
Elle préférait changer de sujet, fuir les images encore brûlantes dans son esprit des gens sans visage, des rires gras et des coups qui hantaient son sommeil.
— Tu verras. C’est le gâteau préféré de mon frère. Enfin... celui que notre mère faisait. Mais il a toujours mangé le mien avec plaisir, même si ça lui rappelle qu’elle n’est plus là.
Romy s’était rapprochée. Elle planta son regard dans celui de Dix-huit, qui semblait perdue dans ses pensées.
Elle ne dit rien, mais dans ses yeux brillait une certitude tranquille, presque maternelle. Elle savait. Elle avait compris ce que Dix-huit avait traversé cette nuit-là, et avait choisi d’être là.
— Tiens, verse la pâte dans le plat.
— Et si je rate ?
— Alors, on recommencera... Du moins, dit-elle en regardant les œufs, tant qu’il nous restera des œufs. Mais j’ai confiance en toi.
Dix-huit versa la pâte, appliquée, et Romy glissa le plat dans le four. Profitant du temps de cuisson, elle invita l’hybride à la suivre à la salle de bains. Doucement elle démêla les cheveux de la jeune fille. Après avoir vaporisé une huile florale dessus, elle tresça deux mèches rebelles en une fine couronne allant des tempes jusqu’à l’arrière de sa tête, qu’elle fixa avec une pince fleurie.
— Ça te va très bien.
Dix-huit fixait son reflet. Derrière les teintes chaleureuses de ses yeux, une flamme noire dansait : haineuse, maîtresse d’une colère muette, et Romy l’atténuait un peu. Elle laissait croire qu’elle était imperméable aux gestes d’attention. Mais peut-être pas complètement.
Après avoir appliqué une crème sur leurs visages, effaçant autant que possible les traces de la nuit passée, Romy la prit brièvement dans ses bras, comme pour lui rappeler qu’elle n’était plus seule. Puis elle s’éclipsa, alertée par le minuteur du four.
L’odeur du chocolat avait envahi le chalet, dominant les senteurs boisées et fleuries habituelles. Une caresse discrète sur des plaies invisibles.
— Je n’ai rien dit... Comment tu... ?
— Tu n’as pas besoin de parler si tu n’es pas prête, répondit Romy.
— C’est douloureux.
Elle laissa son regard glisser sur la vaisselle devant elles.
— Je ne peux pas imaginer... — Ce n’était pas tout à fait vrai — Mais tu peux compter sur nous quand tu voudras en parler.
Dix-huit fronça les sourcils, pencha la tête, tentant de comprendre. Puis elle se souvint de l’air fatigué de Romy la veille, des éclats de colère dans le regard de Yato... Une pensée la traversa.
Peut-être que ses hôtes souffraient eux aussi autant qu’elle.
Elle se laissa aller contre le cadre de la porte, observant Romy en silence.
Cet instant se prolongea alors que Romy démoulait le brownie et le déposait sur une assiette.
Encore ensommeillé, Yato entra dans la cuisine.
— Ça sent bon dans tout le chalet...
Coiffé à la va-vite, il salua Dix-huit brièvement avant de regarder le gâteau au centre de la table. Perplexe, il jeta un œil au calendrier, puis interrogea sa sœur du regard, avant de demander à voix haute :
— Il s’est passé quelque chose ?
— Non, enfin, rien de grave.
— Ah bon ? dit-il en fronçant les sourcils, alternant son regard entre l’hybride et sa sœur. Vraiment ?
— J’ai retrouvé un souvenir, trancha Dix-huit. — C’est encore flou...
Elle ne s’en était pas rendu compte, mais elle parlait de mieux en mieux ; les mots lui revenaient sans qu’elle ait à lutter pour s’exprimer.
— À en juger par ta tête, c’est pas une bonne chose ?
Romy lui adressa un regard doux, renfermant une multitude d’émotions que Dix-huit eut du mal à décrypter. Elle semblait l’inviter à ne pas insister. Yato, pourtant, se concentra sur la jeune lionne.
— Tu veux en parler ?
— Je ne sais pas.
Il l’observa un moment, son regard perçant sous les rayons matinaux, comme s’il pouvait lire en elle.
— D’accord, dit-il simplement, avant d’avancer vers la cafetière pour remplir son mug. Il but, accoudé au plan de travail.
Elle hésita mais préféra se réfugier près de la baie vitrée, son endroit préféré depuis son arrivée.
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