La trêve 

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Académie des ombres, centre des archives, 20 Mars, 2199

Une patte griffue s’étend sur la joue de Lena qui grogne en réponse à ce réveil trop matinal à son goût. Elle se retourne dans son lit et attrape la chose poilue qui se lèche déjà les babines en pensant à son petit déjeuner.

Encore emmitouflée dans les limbes du sommeil, elle attrape la masse touffue et roule sur le côté pour lui faire un câlin comme si elle avait entre les bras son doudou de petite fille. Bad Boy a cependant d’autres plans et il se débat avec une vigueur que son amie humaine est loin d’apprécier.

Le blaireau escalade la montagne d’oreillers et de couvertures qu’ils ont tous les deux construite dans leurs rêves, et dégringole sur la pierre froide du sol. Ses petits coussinets apprécient la fraîcheur de ce contact qui finit de réveiller ses extrémités.

D’un coup de patte agile, il déloge la télécommande de la télévision de la table basse et écrase le gros bouton rouge. L’écran s’allume sur une présentatrice aux cheveux gris qui détaille les informations de la journée.

Lena ronchonne et finit par se lever pour changer de chaîne. Écouter les informations au réveil est le meilleur moyen de passer une très mauvaise journée et les épreuves qui l’attendent constituent un challenge suffisamment déprimant pour ne pas en rajouter.

Elle zappe sur une chaîne de dessins animés qui attise la curiosité de Bad Boy. Son compagnon s’empare de la boîte de céréales dans le placard et la lui ramène pour qu’ils puissent partager ensemble leur premier repas de la journée.

Lena s’affale sur le vieux canapé miteux déchiré sur les accoudoirs et Bad Boy escalade les coussins pour venir se nicher contre la cuisse de sa compagne. Elle ouvre la boîte de céréales et attrape une poignée de petites rondelles sucrées avant d’offrir la dernière ration directement dans le carton au blaireau.

Celui-ci fourre son nez jusqu’au fond du conteneur, engouffrant son corps jusqu’aux épaules dans la boîte, et en ressort en grignotant des éclats croquants. Les yeux rivés sur l’histoire d’un hérisson explorateur, ce couple étrange se réveille doucement.

Lena a beaucoup de mal à s’imaginer que les hérissons aient un jour existé. Un animal plein de picots qui se roule en boule au premier signe de danger ne lui paraît pas adapté à ce monde.

Probablement la raison pour laquelle l’espèce s’est éteinte, réfléchit-elle.

Son téléphone sonne. Un message. Elle déteste les messages, surtout quand les gens utilisent des abréviations. Son pouce appuie machinalement sur l’icône de lecture et la voix mécanique de son appareil lui fait la lecture.

« Pourrais-tu passer par mon bureau avant ton cours ? » Neil Alistair.

— Formidable, bougonne-t-elle. Le soleil est à peine levé et c’est déjà le début des emmerdes.

Bad Boy la regarde d’un air perplexe avant de poser sa patte avant sur sa cuisse en guise de réconfort.

— Merci, mon vieux, au moins toi tu ne me les pètes pas.

Un passage rapide sous l’eau froide de sa douche et elle enfile ses vêtements uniformes noirs.

****

Neil a passé la nuit plongé dans le journal de Kayla Blooroot que le directeur lui a remis la veille. Avoir un tel objet entre les mains lui procure une telle joie qu’il n’a pas pu fermer l’œil de la nuit. Son esprit bouillonne d’une effervescence qu’il a rarement ressentie auparavant. À peine une fois ou deux, le jour où il a découvert des écrits originaux de Nicholas Flamel et ce moment où il a réussi à décoder une partie des écrits d’Hermès Trismégiste.

Kayla Bloodroot est une figure incontournable de la vraie science moderne. Elle s’est toujours opposée à l’obscurantisme enseigné par les laboratoires gouvernementaux, seuls autorisés à décider de ce qui constitue la valeur scientifique. Elle considérait que la science était d’abord la recherche de l’inconnu, pas la répétition idiote de certitudes plus ancrées dans les esprits étriqués que dans la réalité naturelle.

Elle répétait souvent que les laboratoires gouvernementaux n’étaient pas mieux que l’église au temps de Galilée, qu’ils condamnaient toute nouvelle découverte et rejetaient toutes nouvelles recherches sous prétexte de protéger la stabilité et l’équilibre du monde.

Par le passé, les révolutions ont eu tendance à diviser les populations, menaçant ainsi la paix entre les peuples. L’inversement des polarités, entre autres, a bien failli diviser le monde de manière irréversible et l’Ordre Planétaire a éprouvé énormément de difficultés à rétablir la paix. Les dirigeants ont été contraints d’avoir recours à de nouvelles répressions et à une censure stricte pour rétablir l’ordre.

Neil a toujours été fasciné par cette femme qui s’érigeait en défenderesse des libertés des corps et des esprits. Sa condamnation à mort, le jour des vingt ans de l’archiviste a sonné le glas de l’espoir dans monde et marqué l’anniversaire de Neil d’une ombre funeste.

Quelques coups frappés à la porte le tirent de sa contemplation des codes rédigés par la vieille herboriste. Neil remonte machinalement ses grosses lunettes sur son nez et pivote pour accueillir celle qu’il a, contre son meilleur jugement, invitée dans son antre.

Quand il a envoyé son message à sa nouvelle collaboratrice, il avait dans l’espoir d’instaurer une trêve entre eux, au moins le temps d’achever cette mission, mais maintenant qu’elle se trouve de l’autre côté de la porte, il n’est plus sûr de rien.

— Entrez, lance-t-il, timidement.

La porte s’ouvre et Lena le toise, accoudée au chambranle, mâchouillant un énième chewing gum. Son air exaspéré lui dit tout ce qu’il a besoin de savoir. Elle est venue, mais n’a aucune envie d’être là. Cette fille le rend nerveux, il a l’impression d’être en face d’une bombe à retardement qui pourrait lui exploser à la figure si elle n’aime pas son bonjour, détruisant au passage ses précieuses archives.

— Je suis là, tu veux quoi ?

— Une trêve, se reprend-il.

— Une trêve ?

— Le temps que nous retrouvions cet élément que Kayla Bloodroot a caché. Nous sommes obligés de travailler ensemble, autant éviter de nous mettre des bâtons dans les roues.

— Très juste. Le meilleur moyen d’y parvenir est de rester aussi loin que possible l’un de l’autre. Tu m’envoies les coordonnées quand tu as décodé tes pages, je récupère la babiole, fin de l’histoire.

— Je pense qu’on devrait réfléchir ensemble aux cachettes possibles, argue-t-il.

— Pourquoi, tu as perdu ton don ? Tu ne sais plus lire toutes les langues et décoder tous les codes ? se moque-t-elle.

— Je n’ai pas ton expérience sur le terrain. Un aspect essentiel au décodage est de pouvoir visualiser les endroits qui correspondraient aux codes. Or, je n’excelle pas dans ce domaine, mais toi oui.

— La flatterie, carrément ? Tu dois avoir sacrément peur de te planter.

— Ce n’est pas de la flatterie, tu sais très bien que le directeur ne se serait jamais encombré de ta présence s’il ne pensait pas que tu es la meilleure dans ton domaine.

— De la flatterie à l’insulte, tu sais comment parler à une femme.

— Ni flatterie ni insulte, je suis juste sincère. Je ne cherche pas à devenir ton ami, mais je ne veux pas être ton ennemi non plus. Tout ce qui me tient à cœur est de trouver cet élément.

Lena le considère un instant. Il ne parle pas le même langage qu’elle et elle hésite à lui faire confiance. Neil appartient aux Penseurs, une race à part dont les membres se croient toujours plus intelligents que les autres parce que leur don leur permet d’ingurgiter une quantité impossible de connaissances. Ils ont tous tendance à considérer Lena et ses congénères plus versés dans l’action comme de la main-d’œuvre de bas étage.

Si en plus il découvrait qu’elle sait à peine lire, elle est prête à parier qu’il n’hésiterait pas un seul instant à se moquer d’elle et à étaler devant ses yeux l’étendue de son ignorance. Et s’il veut réellement collaborer avec elle, il finira inévitablement par s’apercevoir de son illettrisme.

Elle va déjà devoir faire attention avec le troupeau d’étudiants que le conseil lui a refilés, inutile qu’elle multiplie les risques en se rapprochant de l’archiviste qui ne doit même pas pouvoir concevoir qu’une fille de son âge ne sache pas lire.

— Je n’ai pas l’intention de faire ton travail à ta place, lance-t-elle, et en plus, au cas où tu aurais loupé un épisode, les fossiles m’ont collé une bande d’idiots à éduquer. Donc j’ai pas le temps.

— Il n’aurait pas dû te menacer, répond-il plus doucement.

— Comment ça ?

— Lena, je sais pour ton blaireau, j’imagine que —

— Tu imagines quoi au juste ?

— Que c’est de ça dont parlait le directeur hier. Et je suis désolé.

— Comment es-tu au courant ?

— Je me balade souvent à la tombée de la nuit, quand les étudiants n’ont pas le droit de sortir. C’est plus calme. Et je t’ai vue avec ton animal à plusieurs reprises.

— Tu en as parlé à quelqu’un ? l’interroge-t-elle, prête à mordre.

— Non, non, bien sûr que non.

Plus suspicieuse que jamais, Lena l’observe sans savoir si elle doit le croire ou non. Il a l’air sincère, mais son air un peu coincé lui confère une certaine innocence qu’elle ne peut s’empêcher de trouver trompeuse.

Depuis le temps, elle a appris à se méfier des apparences. Ce n’est pas pour rien qu’elle n’a jamais réussi à se lier d’amitié avec un être humain. Bad Boy est le seul en qui elle ait confiance, quoique, elle ne donnerait pas cher de son amitié si une sauterelle bien croquante se trouvait entre eux. La gourmandise de son blaireau a le pouvoir d’éteindre son cœur et de dévier sa loyauté.

— Okay, envoie-moi un message quand tu as des pistes et je passerai pour essayer de démêler tout ça. Par contre, tu ne me mets pas tes trucs de nerd sous le nez, j’ai pas envie d’attraper une migraine. Donc tu te contentes de résumer ce que tu as trouvé.

— Mais sans voir les codes, tu risques de passer à côté de —

— Pas de mais, je ne fais pas ton travail à ta place. Tu décodes, tu m’expliques, je te fais l’inventaire des lieux qui me viennent à l’esprit.

— Bon, d’accord. Merci, souffle-t-il.

Elle hoche la tête et tourne les talons avant que la situation ne devienne gênante pour l’un comme pour l’autre alors que Neil baisse la tête éviter de la fixer. Les yeux reportés sur les bottes moutarde de sa collaboratrice, il essaie de ne pas se réjouir trop vite de cette petite victoire.

Il est prêt à parier que si elle s’aperçoit de sa satisfaction, elle lui collera une droite sans hésitation.

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