À fleur de peau

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L’école primaire de mon enfance fut une sombre bâtisse hantée par une créature pernicieuse. Les décennies qui se sont écoulées depuis cette époque, n’ont pas terni l’image que j’ai gardée de l’institutrice, guenuche trentenaire qui me tétanisait de ses yeux crocodiliens.

Un matin, l’enseignante de CM1 ouvrit mon pupitre pour dérober une vingtaine de feuilles griffonnées de ma vilaine écriture de gauchère contrariée. Elle se précipita sur l’estrade pour déclamer une poésie que j’avais délicatement posée sur le papier, comme un oisillon blessé dans un nid douillet.

Un long silence fut bousculé par le ton moqueur de sa voix : « LE PAPILON. »

J’ai oublié les vers composant mon poème, mais je me souviens de son élocution qui se gaussait de la faute d’orthographe, telle une mégère armée d’une cravache verbale pour m’humilier devant une quarantaine d’élèves amusés. Elle se délectait de cette lecture comme une plante carnivore qui liquéfiait les chairs grâce à son système enzymatique pour mieux les digérer.

Des rires enfantins fusaient dans la pièce et je hoquetais au bord des larmes jusqu’à la récréation. Elle se vengea ainsi de mon désintérêt pour son programme scolaire aussi ennuyeux qu’une messe dominicale célébrée par un prêtre cachectique à l’article de la mort.

En fin de journée, je regagnais seule mon domicile en me creusant les méninges. Comment avait-elle déniché mon fabuleux trésor ? J’appris avec consternation le soir même que mes parents m’avaient dénoncé à cette diablesse. Ils s’étonnaient de l’absence récurrente de devoirs à la maison. Après chaque goûter, je rejoignais la grotte aux fées située au jardin public ou les cygnes attendaient leur pitance. Mes compagnons d’infortune affichaient une aile coupée qui les empêchait de s’envoler. Je compatissais à leur douleur et maugréais cette servitude que l’homme leur imposait à perpétuité. Ma communion avec ces êtres fabuleux fut interrompue par des braillements.

Quatre petits voisins qui s’étaient acquittés de leurs leçons m’encerclèrent aussitôt. Mes amis palmipèdes qui semblaient effrayés par ce branle-bas, s’éloignèrent de la berge avec majesté. Je jetai un regard accusateur à ces trublions qui perturbaient mon havre de paix. Bien qu’ils fussent scolarisés dans une autre classe que la mienne, ils avaient eu vent de l’évènement. Nourrissant une curiosité malsaine, l’un d’entre eux remua le couteau dans la plaie.

— Alors Lucie, tu écris des anecdotes bourrées de fautes d’orthographe au lieu d’écouter ta professeure ? ricana Jules.

Je haussais les épaules sans répondre, cherchant une échappatoire à leur étreinte, Jules récidiva.

— Notre instituteur, monsieur Louis, nous fiche une paix royale. Aujourd’hui, Mathieu a piqué un roupillon pendant le cours d’histoire. À son réveil, le maître lui a demandé en aparté s’il avait bien dormi. Son petit frère âgé d’une semaine braille toutes les deux heures pour réclamer la tétée à sa mère. Il est obligé de partager la chambre avec lui, car sa maison est trop exiguë.

— En effet, les professeurs pédagogues ne courent pas les rues. À mon niveau, j’ai l’impression d’effectuer une peine de prison depuis la rentrée. Je suis contrainte de supporter cette mégère jusqu’aux grandes vacances, soupirais-je.

Romain, le plus teigneux du quatuor, me proposa de participer à un jeu stupide.

— Je viens d’entortiller les branches du saule pleureur pour former une liane, nous allons traverser l’étang comme Spiderman. Ça te tente aussi Mary Jane ?

— Romain, arrête de martyriser la végétation ! Tu me dégoûtes, je préfère rentrer chez moi.

Au lieu de m’exécuter, je fis un détour par les jardins ouvriers accessibles par un chemin broussailleux dont les tilleuls exaltaient une fragrance fleurie. J’exultais au diapason avec cette atmosphère surréaliste, puis j’empruntais une coulée d’arbres dont les cimes fusionnaient en diffractant la lumière. La première parcelle était occupée par un vieillard qui arrosait des tournesols, son dos voûté l’empêcha de se redresser à mon passage. Il se contenta alors de tourner le chef dans ma direction puis ôta son chapeau en paille troué pour me saluer.

— C’est rare qu’une jeune demoiselle préfère la nature à l’effervescence de la ville.

— Je suis venue ici pour oublier une journée épouvantable.

— Sans vouloir être indiscret, que vous est-il arrivé de fâcheux ?

Je lui racontai en détail la brimade dont j’avais fait les frais. Il réfléchit un instant en frottant son visage de ses mains calleuses puis avança vers un parterre de phalaenopsis, fleurs papillonesques. À l’aide d’un sécateur, il coupa quelques tiges qu’il assembla avec un lien de raphia et me les offrit en souriant. Sa bouille ressemblait à une boule de papier kraft chiffonné d’où émergeaient deux raisins noirs.

— J’espère que ce bouquet vous délivrera du tourment qui vous afflige. Placez-le dans un vase à l’intérieur de votre chambre, de préférence sur votre table de nuit.

Je pris congé quelques minutes plus tard après avoir remercié mon généreux donateur.

Le lendemain à mon réveil, je contemplais les pétales qui frémissaient comme les ailes d’un monarque. Soudain le pistil essaima une poudre lumineuse alentour. Je secouai la tête pour chasser ces particules tout en franchissant le cabinet de toilette afin de me débarbouiller avant le petit-déjeuner.

Le temps s’accéléra jusqu’à la maudite sonnerie des cours. Je m’installai au fond de la classe près du radiateur, ou je fis abstraction des élèves et du garde-chiourme. Une sensation étrange m’accaparait peu à peu sans que je sache l’identifier, suivi d’un zonzonnement qui écorcha mes oreilles. Tout à coup, je m’éjectai hors de mon corps puis m’immobilisai à quelques enjambées au milieu de la rangée centrale. Époustouflée par cette péripétie fantasque, je me retournai pour observer mon effigie endormie sur le pupitre. Malgré tout, je ne défrayai pas la chronique, invisible aux yeux de chacun. En frôlant le mur, je tanguais à cause de sa constitution devenue crémeuse sur laquelle je n’avais aucune prise. L’équilibre me fit soudain défaut, je basculais à travers cette paroi liquide.

À présent, j’occupai la classe voisine encadrée par monsieur Louis. Il présentait aux élèves sa collection de figurines ordonnées dans des boîtes à chapeau qui s’empilaient sur son bureau. Sans attendre, il retira un couvercle décoré de starlettes des années folles, une dizaine de fées s’envola aussitôt en tourbillonnant dans l’espace avant de former un carrousel autour des enfants. Chacune d’elle portait une toilette aux teintes acidulées. Le jeune maître s’exprima alors dans une langue inconnue. D’emblée, elles libérèrent les gnomes et les Leprechauns résidant aux étages inférieurs. La joyeuse cohorte s’assembla sur l’écritoire tout en se chauffant la voix. Un faune donna l’accord en soufflant dans une flûte de pan, réveillant des passions champêtres qui fredonnaient un air entraînant. Un elfe moulé dans une combinaison moirée pinçait les cordes d’une harpe celtique. Les petits spectateurs, bouche bée, écarquillaient les yeux devant cette débauche de créativité. La troupe poursuivit la représentation en constituant une farandole à laquelle j’étais invité à participer.

Nous fûmes soudain aspirés à travers la cloison par une bulle d’énergie qui communiquait avec la classe de mademoiselle Vérole. Les apparats chatoyants des lutins virèrent au noir et leurs cheveux vibrionnèrent autour des visages, en éructant des sifflements. Leurs instruments de musique se muèrent en fouets et torches vertes. Les statuettes animées s’élancèrent en ordre dispersé dans la pièce puis ouvrirent les trousses des écoliers. Elles agitèrent leur cravache qui expulsa gommes, trombones et crayons qui servirent de projectiles. Pour parer les coups, les apprentis se protégèrent à l’aide des cahiers puis coururent jusqu’à la porte d’entrée. Un satyre se percha alors en haut d’une bibliothèque pour souffler dans une sarbacane les punaises qu’il avait arrachées aux dessins fixés sur les parois. Des cris fusèrent de toute part, le groupe pris en escarmouche tomba à quatre pattes au sol en courbant le dos, puis recula pour s’abriter sous les tables. Les flacons d’encre de chine virevoltaient tandis que les pattes crochues des mignonnettes métamorphosées en harpies les broyaient pour asperger l’endroit. Alors que mademoiselle Vérole s’était réfugiée sous son pupitre, un angelot de la mort, aux yeux injectés de sang, s’avança à tâtons à proximité de ses tympans pour trompeter à plein poumon. Des rires sarcastiques résonnèrent jusqu’à la sonnerie de la récréation.

Un calme olympien s’instaura dans les lieux ravagés après l’attaque des faïeries. Monsieur Louis s’inquiéta de l’absence des petits camarades dans la cour et partit s’enquérir de leur sort. Il s’immobilisa sur le seuil en découvrant le théâtre de l’horreur. Le plafond dégoulinait d’une substance noirâtre sur le linoléum jonché de fournitures hétéroclites. Louis libéra aussitôt les victimes du cauchemar et s’approcha de la chaise renversée de mademoiselle Vérole. Elle s’était mise en boule comme un chat sous son bureau, les mains bouchant ses oreilles. Il tenta en vain de lui faire lâcher prise, mais elle refusa son aide. Les pigments séchés sur les cloisons s’étiraient en une galerie de spectres cornus et griffus qui tiraient une langue bifide.

Éberlué par l’incompréhension, le directeur de l’établissement alerta la police ainsi que le diocèse. Les témoins parlaient d’objets qui volaient dans la pièce sans intervention humaine, de punaises possédées qui se plantaient comme des banderilles dans le cou des fugitifs. L’inspectrice responsable de l’affaire m’interrogea à mon tour. Je n’osai pas lui décrire les auteurs des méfaits que j’ai seule à apercevoir, en raison des annotations défavorables portées sur mon livret scolaire me qualifiant d’étourdie. En l’absence d’éléments concrets, le dossier fut tamponné de la mention : « Suspicion de Poltergeist ».

Un prêtre-exorciste opéra en classe à la demande de l’académie, le mercredi suivant. Il ouvrit son recueil de prières puis psalmodia sans qu’aucune entité ne se manifeste en sa présence. Il quitta les lieux pour rejoindre son véhicule après la bénédiction. Sitôt fait, il s’engagea sur l'axe départemental en direction de sa paroisse, en prenant soin de s’arrêter au stop avant d’emprunter la nationale. La visibilité était excellente et aucune voiture ne circulait à cet instant précis dans l’autre sens. S’étant assuré une nouvelle fois que la voie était libre, il enclencha une vitesse pour s’insérer dans l’artère principale. Sans crier gare, un conducteur roulant à tombeau ouvert lui coupa la route. Les deux automobilistes furent tués sur le coup. Les résultats de l’autopsie ne révélèrent aucune alcoolémie excessive ni prise de stupéfiants. L’expertise valida le bon état des mécaniques, ainsi que l’absence de vices de construction. Néanmoins, le test d’impact latéral confirma que la partie adverse dépassait la vitesse de 200 km/h lors de la collision, chose impossible pour une petite cylindrée.

Mademoiselle Vérole était hospitalisée depuis l’incident pour surdité. Une infirmière l’entendit converser seule en latin en milieu de semaine. Elle injuriait un hôte invisible tout en s’agitant dans son lit en proie à une crise de démence, les yeux révulsés et la bouche baveuse. La soignante s’évertua à la sangler, mais échoua devant la force surhumaine que déployait sa patiente. Avec l’aide d’une consœur, elles bouclèrent les liens sur des membres qui se pliaient en torsion inverse. Malgré son immobilisation, elle recracha les sédatifs au visage des praticiennes. La direction la transféra en service de psychiatrie après avoir eu écho de l’affaire.

Le trimestre s'acheva, mademoiselle Vérole retrouva ses esprits si bien que les médecins l’autorisèrent à sortir avec une prescription médicamenteuse accompagnée de prothèses auditives.

En l’absence de mon institutrice, notre classe fusionna avec celle de monsieur Louis. Pour la première fois, je fis honneur à mes parents en leur présentant un bulletin de notes fleuretant avec la moyenne. Les vacances d’hiver succédèrent à cette période faste jusqu’à la rentrée suivante.

Une giboulée de neige s'invita par surprise, mademoiselle Vérole réapparut sous son parapluie délavé qu’elle ferma par mégarde à l’intérieur. Ses chouchous lui offrirent des dessins mal décalqués qu’elle remercia sans les regarder en fronçant son nez. Sans l’ombre d’un sourire, elle nous informa que désormais nous aurions piscine chaque mardi. Le bâtiment qui datait d’Hérode frôlait des températures peu convenables pour une matinée de janvier. D’un naturel frileux, je claquai des dents avant même d’avoir enfilé mon maillot de bain, alors que les autres filles s’enthousiasmaient à l’idée de piquer un plongeon. Je luttais contre ma faible appétence pour ce bouillon de culture glacé en prolongeant la douche chaude. Mademoiselle Vérole, surprise de mon absence des bassins m’obligea à sauter dans l’eau. Je reculai, prise de panique, tandis qu’elle me saisissait le bras pour m’expédier dans les hauts fonds. Je réapparus, quelques secondes à la surface, puis je fus entraînée dans un mouvement vertical de va-et-vient interminable. Elle me tendit une perche qui me semblait inaccessible sans s’avancer d’un pouce. Malgré tout, j’eus la vie sauve grâce à un nageur qui interpréta ma gestuelle désespérée. Mon ange gardien m’extirpa de ce naufrage et je regagnais les gradins en m’enveloppant dans ma serviette embaumant la lavande. Mademoiselle Vérole, contrariée, délaissa alors sa lance assassine pour encourager ses sujets préférés à faire des longueurs.

Soudain, j’entendis un bourdonnement qui provenait d’une bouche d’aération. Un essaim noir pénétra dans l'édifice puis s’approcha des couloirs de nage. Je reconnus aussitôt les faiëries de monsieur Louis, montées sur des chenilles processionnaires qui s’apprêtaient à attaquer. Les fées bandèrent leur arc avec les poils urticants puis tirèrent une salve de flèches sur l’institutrice. Elle gloussa en s’effondrant à genoux, les mains agrippées sur son visage. Ses gémissements réveillèrent le maître-nageur qui dormait en haut du perchoir. Il bailla à s’en décrocher la mâchoire avant de descendre l’échelle avec lenteur. Le moniteur écarta les poignets de la professeure pour observer les dégâts. Des pustules rouges déformaient sa figure qu’elle tentait de gratter, elle lui postillonna des injures afin qu’il lâche prise. Désemparé, il utilisa son sifflet pour alerter les secours. L’appareil auditif de la victime fit écho au son strident, agacée, elle arracha ses prothèses en hurlant à tue-tête. L’escadron elfique satisfait de son intervention s’exfiltra par le même chemin.

Cette séance mémorable réitéra l’organisation scolaire qui me tenait à cœur. Monsieur Louis m’apprit à avoir confiance en moi, ce qui n’était pas gagné d’avance, vu la hargne qu’employait sa consœur pour m’humilier.

Les vacances d’été arrivèrent à grands pas. À cette occasion, l’instituteur nous convia à un voyage de fin d’année au Taënnchel. Je me réjouissais à l’avance de cette randonnée dans les Vosges jusqu’au moment où réapparut mademoiselle Vérole. Pourquoi réintégrait-elle l’école la veille du départ ?

L’insomnie me frappa jusqu’à l’aube, puis je m’endormis comme un bébé. Soudain le réveille-matin m’arracha de l’abîme dans lequel je m’étais plongé. Dans le bus, je trouvai un subterfuge pour éviter de m’asseoir à proximité d’elle, prétextant le mal des transports. Ma nuit inachevée me porta préjudice et je m’assoupis comateuse durant le trajet.

Des bruits m'extirpèrent de mon sommeil, alors que le véhicule stationné sur une aire de repos s’était vidé de ses passagers. Je me retournai pour observer l’origine des froissements. Mademoiselle Vérole fouillait dans le sac à dos de monsieur Louis, elle lui subtilisa un coffret en loupe d’orme qu’elle glissa dans son fourre-tout. Je m’enfonçai dans le fauteuil et je fis mine de somnoler. À sa descente d’autocar, je la suivis discrètement jusqu’au bout du parking où des barrières signalaient des travaux, en contrebas des bulldozers ratissaient la terre. D’un geste, elle saisit l’écrin dans sa besace puis le jeta au-dessus du balisage. Cachée derrière un buisson, j’entendis l’objet qui se disloquait dans sa chute après un long roulé-boulé. Je patientai le temps qu’elle regagne le groupe, puis me penchai pour repérer la caissette. Une nuée lumineuse s’éleva des débris et je reconnus les figurines de monsieur Louis. Une fée se percha sur mon épaule et ébroua sa robe poussiéreuse avant d’user d’un verbiage inconnu. Les autres rescapées de cette destruction délibérée se glissèrent dans ma sacoche entrouverte que j’avais sanglée à la taille. La créature ailée s’insinua à son tour dans la pochette sans se faire prier.

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Le véhicule nous déposa au refuge de Thannenkirch une demi-heure plus tard. Mademoiselle Vérole nous obligea à nous asseoir en silence alors qu’un vent de liberté soufflait sur la montagne. Dans l'intervalle, monsieur Louis cherchait désespérément son coffret de féeries. Il s’adressa à sa consœur qui feignit de s’étonner de l’incident. Bien qu’il fût contrarié par la disparition des figurines, il en fit abstraction afin de nous conduire au spectacle du solstice d’été. Après une montée abrupte qui nous distança de l’enseignante, nous aperçûmes une enclume dénommée, Pierre du Cordonnier. Quatre arbres érigés en protection s'apparentaient à des silhouettes humaines. D’antan, les Celtes célébraient Vogésus, déité au maillet, qui ouvrait le passage vers l’au-delà, les rendant tributaires de ses choix. D’autres rochers aux formes insolites se succédèrent sur notre trajet, évoquant des animaux emblématiques comme le crocodile ou le corbeau. Un filet d’eau murmurait le prénom de Nantosuelta, déesse de la source. Mes camarades restaient sourds aux divinités, se chamaillant pour chaparder quelques bonbons.

Sans hésiter, je décidai de divulguer à monsieur Louis, l’auteure des méfaits. Les figurines reconnaissantes tourbillonnèrent avant de regagner la besace du créateur. L’éducateur me révéla qu’il était venu en ces hauts lieux avec son grand-père, trente ans plus tôt. Alors qu’ils se reposaient sur la Roche aux fées, une prêtresse revêtue d’une tunique de cérémonie blanche rudoya les envahisseurs en langue gaélique. Ils l’avaient dérangée dans ses ablutions avec ses apprentis magiciens. Les novices qui rêvaient d’une autre destinée profitèrent de l’occasion pour changer de taille afin de se dissimuler dans le panier à pique-nique. C’est ainsi que Louis fit la connaissance des elfes farceurs qui lui jouèrent plus d’un tour. Après l’attaque ubuesque de l’école, il décida de les rapatrier d’urgence au Täennchel.

Mademoiselle Vérole, indisposée par les ondes bénéfiques des Cairns, se dirigea vers les promontoires à têtes reptiliennes qui ressemblaient aux gargouilles des cathédrales. Je m’arrêtai à l’improviste, prise d’un vertige face à ces évocations monstrueuses qui avaient peut-être servi d’autels à sacrifices. Elle s’agenouilla soudain devant une cupule qui se remplissait de sang et plongea ses mains à l’intérieur. D’un trait, elle but le liquide prélevé dans ses paumes avant de se coucher sur une pierre à guillotine. Son confrère trouva pour le moins étrange son comportement, ainsi que son geste délibéré de tuer les faëries.

À présent, le soleil au zénith nimbait le grand rocher aux anneaux où un druide à la longue barbe blanche, et chaussé d’une faucille d’or, grimpait l’échelle attenante pour fêter Bélénus à son sommet. Monsieur Louis profita de l’occasion pour libérer ses hôtes minuscules qui rejoignirent la célébration. Chacun reprit sa taille réelle sous la bénédiction du prêtre. Des nuages sombres s’amoncelaient au-dessus du promontoire sous la forme de paréidolies de chevaux noirs qui galopaient dans le ciel, les globes oculaires exorbités. Mademoiselle Vérole, en croupe sur l’un d’eux, portait une cape funeste. Tout à coup, elle tendit une lance vers l’empyrée pour attirer la foudre. Le druide se métamorphosa aussitôt en faucon et s’élança à sa poursuite. Il se posa sur sa tête en l'enserrant, avant de se pencher pour lui crever les yeux de son bec acéré. Le cumulus ténébreux se disloqua dans un hurlement, tandis que l’astre retrouvait son apparat.

À un niveau inférieur, les gamins piaillaient dans la Grande Verrière en se fouettant avec des branches arrachées aux sorbiers. Le druide courroucé par l’indiscipline des mioches pointa sa serpe vers les arbres solaires qui se muèrent en serpents. Hallucinés par l’assaut ophidien, ils lâchèrent leur butin avant de s’enfuir à travers la forêt.

Des gendarmes patrouillèrent jusqu’à la tombée du jour pour rassembler le troupeau égaré. Cependant, mademoiselle Vérole manquait à l’appel. Les parents des enfants alertés par le chauffeur du bus réclamèrent leur rapatriement sur le champ sans se soucier d’elle. Le lendemain, plusieurs brigades cynophiles se lancèrent à sa recherche sans succès.

Bien que peu affectée par la disparition de ma bourrelle, je poursuivis une année supplémentaire de ma scolarité dans l’établissement sans encombre. Je regrettai juste l’absence du bouquet de phalaenopsis, que je quémandai à cor et à cri à ma mère. Elle me certifia qu’aucun vase n’occupait ma table de nuit.

***

Bien des soleils et des lunes se succédèrent et je devins maman à mon tour. J’avais pour habitude d’attendre ma fille chaque soir à la sortie des classes. Ce jour-là, elle accusa un retard dont je commençais à m’inquiéter en faisant les cent pas devant l’institution. Enfin, elle vint vers moi en pleurant à chaudes larmes. Elle me conta le poids qu’elle avait sur le cœur, l’institutrice l’avait mal noté. C’était une bonne écolière et je ne compris pas cette sanction. Le lendemain en discutant avec d’autres parents, j’appris que cette maîtresse excellait dans l’art de traumatiser les gosses. Son rituel préféré consistait à retenir ses élèves pendant vingt minutes après la sonnerie pour les réprimander de quoi au juste ! d’être simplement des enfants pleins d’énergie difficile à canaliser. Les effets de ce traitement délétère ne se firent pas attendre, ma fille souffrait de colite, dès qu’elle sortait de la voiture pour aller en cours. J’appelais aussitôt l’enseignante pour la rencontrer et le malaise se distilla à nouveau.

C’était bien elle, deux anciennes estafilades lui barraient les paupières, le druide l’avait-il épargné ? Je tentais de me ressaisir, elle aurait dû avoir soixante-dix ans au moins. Son patronyme était différent, mis à part ce détail, la similitude était troublante. Je prétextai un rendez-vous professionnel pour abréger le monologue qu’elle prolongeait pour accroître la tension. Je n’entendis pas ses paroles que j’avais noyées dans la répugnance que j’éprouvais d’elle depuis l’enfance.

La nuit suivante, un cauchemar me terrifia jusqu’à l’aube. Un prêtre en soutane était penché au-dessus de moi, entouré de deux femmes vêtues de noir qui portaient une voilette. Ils s’employaient à m’ôter le cœur par imposition des mains sur mon plexus solaire, mais je résistais. À mon réveil, j’étais comme paralysée, dépourvue de mon énergie vitale qui revint peu à peu.

Présentement, je devais rejoindre la bourgade de mon enfance pour résoudre cette énigme qui me chevillait au corps. Ma maison natale me semblait bien petite, et la descente vers les jardins ouvriers moins verte. J’aperçus le vieillard dans la parcelle demeurée inaltérée après ces décennies. En m’approchant, je ne pouvais en croire mes yeux, mes souvenirs étaient intacts. Il s’avança vers la clôture pour m’ouvrir le portillon.

— Mademoiselle Lucie, c’est bien vous ?

— Oui, vous m’avez offert un bouquet de fleurs qui m’a sauvé la vie. Êtes-vous mon ange gardien ?

— C’est mon grand-père qui vous a fait ce don, ne me reconnaissez-vous pas ?

— Monsieur Louis ?

— Je suis ravie de vous revoir, mais je crains qu’un sérieux problème vous affecte à nouveau.

— Vous devinez juste, mademoiselle Vérole est réapparue la semaine dernière sans avoir pris une ride, elle a seulement conservé les stigmates de son altercation avec le druide. C’est maintenant l’institutrice de ma fille. De plus, cette sorcière me hante la nuit, j’implore votre aide pour l’éliminer de mon existence.

— Lors du voyage au Täennchel, une anomalie s’est produite. Ma consœur démoniaque a absorbé les rayons négatifs de la pierre à guillotine où s’effectuaient les sacrifices humains, traversant ainsi des barrières telluriques. Elle revient à notre époque plus forte et déterminée que jamais.

— Dans un premier temps, je vais cueillir des tiges de phalaenopsis qui vous protégeront ainsi que votre famille. Je vais réfléchir au moyen de l’exterminer une bonne fois pour toutes.

— Un détail m’a interpellé hier, ma fille m’a soumis une demande d’autorisation de sortie concernant la visite du musée sungdaunien. Si j’ai bonne mémoire, une galerie annexe contient des grimoires de sorciers.

— Vous avez raison, le manuscrit du Dragon rouge signé par Astaroth en personne y figure, et permet d’invoquer les démons supérieurs. Nous devons l’empêcher de s’emparer du registre à tout prix. Quand a lieu cette visite ?

— Mardi prochain, mais j’aurais déjà inscrit ma gamine dans un autre établissement.

— C’est une initiative courageuse de votre part, néanmoins, nous rejoindrons mademoiselle Vérole sur place à Sungdau.

Louis se dirigea vers la cabane de jardin et en sortit une boîte à bonbons. Je m’apprêtais à le remercier quand il retira le couvercle.

— Mon grand-père m’a transmis ces pierres à venin qui sont composées de sept variolites, d’un cabochon en verre et de cinq galets des rivières provenant d’une nappe aquifère bénie jadis par les druides. Elles appartenaient à un guérisseur qui sauva de nombreuses vies. Il m’a fait jurer avant son décès de ne m’en servir qu’en derniers recours, si je suis menacé par une entité négative.

Le jour venu, nous entrâmes dans la maison rurale à colombages datant du 16e siècle qui contenait les recueils de sortilèges. L’autocar scolaire était déjà stationné sur le parking attenant à la bâtisse.

Un remugle nous piqua les narines après quelques pas, à travers les murs en chanvre suintaient des filaments blancs qui se tortillaient comme des vers. Je serais les poings pour m’obliger à poursuivre mon chemin, mais le carrelage se souleva tel un rempart de dominos géants. Louis lança alors une des pierres sacrées contre l’obstacle qui chuta en cascade à une vitesse folle dégageant une poussière noire. Mademoiselle Vérole nous devançait d’une dizaine de mètres en aiguillonnant les gosses de ces ongles acérés pour accélérer l’allure.

Dans l’antre dédié aux sorcières, les vitres des présentoirs éclatèrent les unes après les autres, plusieurs corps momifiés de chats s’élevèrent jusqu’au plafond puis ouvrirent les yeux. Ils s’élancèrent alors à la poursuite des enfants en feulant toutes griffes dehors. Les écoliers terrifiés se réfugièrent sous une charrette chargée de quatre mannequins à l’effigie des condamnées au bûcher. Le bourreau en cire qui se tenait au pied de la carriole, se réincarna ainsi que ses victimes, puis tira sur la chaîne reliant les femmes par des colliers en fer. Elles tombèrent au sol en vociférant contre lui, puis brisèrent leurs attaches d’un seul geste. Chacune leva les bras pour attirer comme un aimant les haches qui étaient accrochées dans des niches murales. Sitôt en main, elles démembrèrent l’exécuteur en maculant de sang les tentures médiévales des fêtes du sabbat.

Mademoiselle Vérole s’avança vers la première criminelle puis fusionna avec elle. Les trois autres la suivirent en s’emparant au passage des bocaux où macéraient des vipères dans l’eau-de-vie. Sans attendre, elles ouvrirent les récipients pour ingérer le contenu puis éructèrent d’une façon obscène avant de les projeter sur la charrue. Les éclats de verre tourbillonnèrent un moment en l’air, puis se transformèrent en projectiles nous menaçant. Louis brandit d’instinct une pierre à venin qui mua les débris en sable.

Soudain, les diablesses s’envolèrent en haut de l’escalier en colimaçon pour gagner la salle des manuscrits. La rampe sculptée de serpents enchevêtrés, s’anima de langues fourchues qui sifflaient. L’instituteur décrocha un fléau suspendu au-dessus de la cheminée puis frappa l’essaim ophidien qui se momifia sur place. Nous profitâmes alors de cette accalmie pour évacuer les écoliers en pleurs de cet endroit maléfique.

Après nous être assuré qu’aucun enfant ne manquait à l’appel et qu’ils étaient tous sains et saufs, le chauffeur du bus les reconduisit un par un dans leur foyer. Bien que traumatisés par les scènes d’épouvantes qui se produisaient dans la bâtisse, nous prîmes notre courage à deux mains pour y pénétrer à nouveau.

Des bruits de masse résonnaient sous les combles où étaient entreposés les recueils sataniques, une pluie de cendres tombait des plafonds. Alors que je posais le pied sur la marche-bloc de l’escalier, la cage entreprit une rotation accélérée m’empêchant de poursuivre. Louis s’empressa de lancer une autre pierre qui enraya la toupie maléfique. Nous nous élançâmes dans la montée avant qu’un nouveau sortilège ne nous atteigne. Une succession de cris rauques nous interpella à quelques mètres des écritoires, les gorgones se tenaient debout en tournant les pages d’herbiers qui remplaçaient les grimoires. Comprenant le subterfuge, elles se précipitèrent vers l’âtre dans lequel brûlaient les livres de magie noire, le joug accroché au-dessus les statufia sur place. Chacune d’elle commença à vieillir en quelques secondes, les ligaments et cartilages se rompirent d’un claquement sec en laissant apparaître leur squelette. Dans le miroir Trudeau qui surplombait le foyer, nous reconnûmes le druide du Taënnchel qui venait de livrer son dernier combat contre les créatures maléfiques.

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