Sujet MKU234

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Si j’en crois ce que disent les papiers, nous sommes né le 24 mars 1953 dans un petit coin du Vermont nommé Winooski, une bourgade à cheval entre États-Unis et Canada, bordée de lacs à perte de vue.

Notre génitrice, fille-mère de dix-sept ans à peine, nous a déposé auprès du pont duquel elle s’est jetée, quatre jours après notre naissance. Tout ce que je sais, je le sais grâce au commissaire K., qui m’a tout raconté le jour où je suis venu retrouver mes origines. Selon lui, après cela, nous avons été confié à notre grand-mère et l’histoire s’arrête ici.

Si j’en crois ce dont je me souviens, je suis né dans une grande pièce aux murs vert pâle où je n’entendais jamais d’autre bruit que le grondement insupportable du silence. Je ne sais pas combien de temps nous sommes resté dans cette pièce. Quelques jours, un mois, plusieurs années ? Je ne saurais le dire et même aujourd’hui, j’ai parfois du mal à me rendre compte que le temps passe.

Au fil des années, mes souvenirs de la pièce se sont affinés, précisés. D’abord, je ne voyais que du vert, contre lequel le cadre trouble mais sombre d’une fenêtre condamnée se détachait. Puis, de plus en plus, à force d’y penser, j’ai retrouvé enterré au fond de ma mémoire de plus en plus d’éléments.

On me nourrissait trois fois par jour, avec une pâte visqueuse. Je ne parviens toujours pas à savoir quel goût elle avait, mais je sens encore son odeur douceâtre et sucrée. Parfois, on me donnait aussi un petit morceau de papier, pas plus grand qu’un quart de timbre poste. Je devais le poser sur ma langue et attendre qu’il fonde. Selon le docteur G., c’est ce qui devait me permettre de « sortir ».

Il y avait deux docteurs. Le premier, le docteur M. ne constitue plus qu’un nuage de brume qui s’efface de mon esprit un peu plus tous les ans. C’est le premier qui m’a permis de monter à la surface. La première fois que j’ai ouvert les yeux, vraiment ouvert les yeux, et que j’ai pu voir le monde sans le voile que m’imposait celui qui était là avant moi, c’est lui que j’ai vu. Au mois de mai dernier, j’aurais pu décrire son visage, mais dorénavant, il me revient aussi lisse que la surface d’une bille.

L’autre, et de loin le plus intéressant, c’était le docteur G. Après ma première vraie sortie, c’est lui qui s’est occupé de nous. Il ne laissait personne d’autre s’approcher de sa plus grande réussite. Je ne savais pas ce qu’il était à l’époque, mais il constituait l’intégralité de notre monde. Chaque jour, il venait s’enquérir de notre état, il parlait avec moi, ou avec l’autre, quand je me trouvais sous la surface. Parfois, il nous donnait lui-même le carré de papier et le tenait sur notre langue jusqu’à ce qu’il fonde. Parfois, il conduisait la procédure 3, durant des heures et des heures, jusqu’à ce que je le supplie d’arrêter et ne nous détachait que quand notre corps était trop meurtri pour que nous puissions bouger n’était-ce qu’un doigt. Ces jours-là, nous restions souvent couché au sol jusqu’à l’heure du dîner.

D’autre fois encore, quand je me réveillais, il avait relié à nos bras deux poches. Une à gauche, une à droite. L’aiguille enfoncée sous notre chair diffusait sa douleur cuisante à travers tout notre corps. D’abord, il me posait des questions de routine. Par exemple, combien font 3+3 ? Quel est cet animal ? Combien de pattes une vache possède-t-elle ? Puis il s’assurait que c’était bien l’autre qui avait le contrôle en lui demandant :

« Qui es-tu ? »

Quand il répondait, l’exercice pouvait enfin commencer. D’abord, la poche de gauche envoyait une vague chaleur dans chacune de nos veines. C’était la partie agréable de l’exercice. Notre tête me tournait, elle me semblait remplie de coton et une douce euphorie nous saisissait tout entier. C’est alors que venait pour moi le temps de sortir.

Dans la poche de droite, se trouvait ce que je ne pourrais définir que comme du feu sous forme liquide. Dès que le docteur G. le faisait couler, des millions de fourmis nous envahissaient, notre cœur battait à se rompre, tous nos vaisseaux se contractaient, tous nos muscles se déchiraient et la douleur s’installait de nos orteils à la racine de nos cheveux.

Immanquablement, c’était à ce moment que l’autre me laissait sa place. Il était trop faible pour supporter ce que l’on faisait subir à notre corps, mais j’étais et je suis toujours assez fort pour deux. Il se recroquevillait sur lui-même et finissait par disparaître dans le noir, là où je ne parvenais plus à le distinguer. Et alors que nous étions secoué par cette vague terrible, le docteur G reprenait ses questions. Et si la plupart d’entre elles étaient aisées, jamais je n’ai su que répondre à la dernière d’entre elles.

Voilà ce dont je me souviens. Après cela, un beau jour, je me suis endormi dans la pièce verte, pour ne plus me réveiller. Du moins, c’est ce que j’ai cru pendant longtemps.

J’ai rouvert les yeux, il y a presque un an maintenant. Je me trouvais au volant d’une voiture, et après de brefs instants de confusion, j’ai aperçu la fumée. J’avais percuté un arbre. Je suis sorti de l’habitacle et me suis dirigé vers le village le plus proche. C’est à ce moment que j’ai perdu l’autre pour de bon.

J’ai très vite compris que du temps avait passé. Même si je n’ai jamais vu notre visage du jour de ma naissance jusqu’à celui où je me suis endormi, je reconnaîtrais entre mille les taches de rousseur qui constellent nos mains et nos bras. Ils ne sont plus potelés et juvéniles comme à l’époque, mais marqués par la quarantaine approchante, et une maigreur qui parfois m’effraye encore quand je la croise dans la glace.

Toutes mes tentatives de le ramener à la surface ont échoué. Je ne peux consulter aucun médecin, au risque d’être pris pour un fou et sans connaître les produits que l’on nous donnait dans la pièce verte, l’entreprise est vaine.

C’est en plein milieu de mon désespoir que j’ai croisé le docteur G. Il se tenait au coin d’une rue bondée, attendant patiemment que le bonhomme passe au vert avant de traverser. Même après tant d’années et malgré les changements dans la mode, je ne pouvais que reconnaître son menton fuyant, ses lunettes en écaille et sa légère calvitie, mal dissimulée par un coup de peigne qui se voulait trompeur.

Cette première fois, il m’a échappé, mais je l’ai recroisé quelques semaines plus tard alors que je sortais de l’épicerie de nuit, une brique de lait à la main.

Il a fait semblant de ne pas me reconnaître. J’ai d’abord pensé à une erreur légitime : le temps avait passé et, comme moi, peut-être avait-il la mémoire défaillante. Je l’ai prié, je l’ai supplié de ramener l’autre à la surface. Je lui ai de longues minutes durant expliqué ce qui s’était passé et que je ne pouvais vivre sans l’autre, que c’était lui qui savait évoluer dans ce monde alors que je n’en connaissais au final qu’une pièce aux murs verts.

Il a tenté de se dégager. M’a crié que j’étais fou. C’est alors que j’ai compris que je n’avais pas le choix. D’un coup bien placé, je l’ai assommé et placé dans le coffre de ma voiture.

Aujourd’hui, j’en suis à mon quatre-vingt-cinquième docteur G. Imaginez ma surprise quand, après avoir enterré le premier, je l’ai vu sortir d’un magasin de vêtements. Après de longues observations, j’en ai déduit qu’il s’agissait bel et bien de la même personne, du même menton fuyant, des mêmes lunettes, de la même calvitie.

Est-il parvenu à se cloner à l’infini ? Est-il immortel ? Ou la vérité est-elle si folle que mon pauvre esprit n’est pas en mesure de l’imaginer ? Toujours est-il qu’il me suit. Partout où je suis allé, des mégalopoles aux petites villes de campagne, il a toujours été là. Et à chaque fois, je l’ai attrapé.

Au fil du temps, ma technique s’est améliorée. Les premiers sont morts trop vite, sans avoir le temps de me dire ce qu’ils savaient. Il m’a fallu une dizaine de tentatives avant de passer de la violence aveugle à une méthodologie plus mesurée.

Avant, j’en capturais autant que je le pouvais. Dorénavant, je me suis imposé la limite de trois par semaine. Moins serait infructueux sur le long terme, et il en viendrait de partout sans que j’aie le temps de les contenir. Plus et j’attirerais l’attention de la police. J’ai testé puis abandonné les outils les plus farfelus : acides, pinces en tous genres, crochets… Les cordes produisent parfois un résultat intéressant, mais je les utilise peu, et leur préfère un couteau à double tranchant, que j’ai déniché dans un vide-grenier, ainsi qu’un taser bricolé à partir de composants de récupération. Depuis le numéro trente-quatre, et maintenant que mes souvenirs me reviennent de plus en plus, j’apprécie aussi conduire les expériences de la pièce verte. Pour l’instant, pas de carré de papier pour moi, puisqu’il refuse toujours de me révéler de quelle substance il l’imbibait à l’époque. Cependant, à force d’expérimentations, j’ai fini par découvrir qu’un mélange de barbituriques et d’amphétamines reproduisait à la perfection les effets des poches de droite et de gauche.

Ces produits restent toutefois difficiles d’accès et les risques que je cours pour me les procurer les confinent à une utilisation ponctuelle. Heureusement, je peux recourir autant que je le souhaite à la procédure 3, d’autant plus que j’ai pu constater les effets dévastateurs qu’elle produisait sur la psyché. Plus d’une fois, j’ai réduit le docteur G. à une masse tremblotante et suppliante, secouée de sanglots, après seulement quelques minutes. Comme pour la violence, j’y ai mis les premières fois bien trop d’entrain, jusqu’à causer des saignements internes qui ont plus d’une fois été fatals. Ceci dit, pour ma défense, le délice que me provoquent ces gestes que l’on m’a mille fois fait subir n’était pas pour m’aider à me contrôler.

Je n’éprouve aucune honte à admettre que j’y prends maintenant beaucoup de plaisir. Ce n’avait été au départ qu’une nécessité, un besoin de ramener cette autre partie de moi, pour enfin retrouver ce parfait état de symbiose. Lui, la fragilité, moi la force, lui l’être humain parfaitement adapté à la société et moi celui qui le protège quand le contrôle de son environnement lui échappe. Sans mon autre, je ne suis qu’une bête sauvage lâchée au milieu de la bergerie. Je ne sais que blesser, saigner, tuer. Quel intérêt à tant de brutalité quand elle n’a ni but, ni autre finalité qu’elle-même ?

Mais désormais, je comprends plus que jamais tout ce que m’a fait subir le docteur G., même s’il ne me l’avoue pas, même après avoir subi les pires tortures. Il se contente toujours de nier, de supplier, de me jurer que je fais erreur sur la personne, sans savoir que je me souviens parfaitement de ses traits.

Qu’il continue son petit manège. Il arrivera bien, le jour où il en aura assez de jouer avec mes nerfs et où il répondra enfin à mon ultime question.

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Sujet MKU234Chapitre1 message | 5 ans

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