3.
— Oh ma chérie, avait gloussé la mère, comme je suis heureuse pour toi. Comment tu te sens ? Tu n’as pas de nausée ? Pas de douleurs ? Nulle part ? Tu vas bien ? Tu es sûre ?
Elle avait rapproché sa chaise de celle de sa fille. Avec douceur, elle avait amené sa tête contre sa poitrine et commencé à lui caresser les cheveux. On aurait dit deux madones.
Pour peu qu’on veuille bien ignorer l’enfer dans lequel toute la famille venait de plonger.
Enfer. Ou film d’horreur. Ou film de série B. Ou pire : un film d’horreur de série B, qui se passe en enfer.
Mais alors, première question : qui avait écrit des dialogues pareils ?
Juste par exemple, au hasard, hein : « Je suis heureuse pour toi. » Heureuse de quoi, bordel ? D’une ado enceinte ?
Non mais qui signait le scénario de cette daube ?
Parce que faut être un peu cohérent. Parfois, on s’emballe avec l’écriture, on part en délire, mais il y a des règles. Les personnages doivent se comporter de manière plausible. Même en fantasy, même en SF.
Et cette mère, qui gérait sa smala comme une pension de famille du siècle dernier — austère, économe, rigoureuse, sans aucune place pour l’imprévu —, elle, soudain, heureuse ?
Hugo avait tourné son regard vers le père. Le vieux affichait un sourire navré. Résolument navré. Mais stoïque. Un blessé sur un champ de bataille, retenant ses tripes avec les mains, qui répond à l’infirmier : «Pas grave. J’attends. » Parce que c’est ça, un patient, hein. C’est fait pour patienter. Haha.
C’était possible, ça ? Hé ho, les zinzins, la vie de votre fille bascule !
Elle a dix-sept ans, c’était pas prévu au programme, ce qu’elle vient de dire.
Faut réagir, merde. Râler, gueuler, demander ce qu’elle compte faire !
Hurler maintenant, à chaud. Pas réfléchir. On est en colère, là ! On le dit !
Hugo avait secoué la tête. Vite, de gauche à droite, comme un chien qui s’ébroue.
Sortir de ce mauvais trip. Fermer les yeux. Rouvrir. Tout pareil.
Ce n’était pas un mauvais trip.
C’était la vraie vie.
Il les avait regardés. Un à un.
Des pauvres gens. Avec leur petite maison. Leur petit boulot. Leur pauvre vie.
Pathétique.
Des blaireaux. Des ploucs. Trois encéphalogrammes plats.
Il ne pouvait pas leur reprocher de lui avoir caché qui ils étaient : tout était là, sous ses yeux, depuis un an et demi. Jusque-là, ça n’avait pas d’importance. Pas de conséquences. Des vies parallèles. Chacun son rail. Distance respectée.
Mais là, d’un coup, ça se rapprochait dangereusement. Fallait tirer le signal d’alarme. Arrêter le train. Sortir du merdier.
Encore plus urgent : sortir, tout court.
Le repas remontait en vagues. Belle ironie : c’était elle qui était enceinte, et c’était lui qui avait envie de gerber. Se contrôler. Ne pas vomir. Bien serrer les dents. Conséquence directe : ça évitait de dire un mot, une phrase qu’il faudrait rattraper plus tard. Parce qu’il y aurait un plus tard. Le corps est bien fait.
Mais pour l’instant : appli respiration relax.
Inspirer.
Expiiiiiiiiiiiiiiiiirer.
Inspirer.
Bloooooquer.
Expiiiiiiiiiiirer.
Entrer en soi.
Profiter d’un moment de profonde détente, tout particulièrement destiné à votre bien-être.
La bonne blague.
Il avait regardé les trois niais. Ils souriaient.
Pas des sourires de bonheur. Des sourires de fous.
Voilà. C’était ça. Ils étaient fous.
Ironie numéro deux : il côtoyait les zinzins à longueur de journée à son boulot, et il n’avait pas été foutu d’en reconnaître trois devant lui. Bravo.
Le génie s’était levé. Avait posé sa main puissante sur l’épaule d’Hugo et déclaré, solennel comme un premier communiant :
— Vous avez un job. C’est déjà ça.
C’était pas une réaction de père, ça.
Il aurait dû gueuler, le virer, lui balancer un pain dans la gueule.
Mais non. « Vous avez un job. »
Qu’est-ce qu’il voulait dire avec ça ?
Et là, révélation.
Oh mais oui. Mais oui mais oui mais oui.
Ironie numéro trois. Il avait cru jouer avec le feu. Le maîtriser. Mais maintenant l’incendie déclaré, ses beaux-parents se révélaient comme un message écrit à l’encre sympathique et passé sous la flamme. Des vrais salauds.
Il voyait clair dans leur jeu. Ils n'attendaient que ça. Que leur fille parte. Qu’elle dégage.
Bye bye, Laure. Va vivre ta vie. Nous, on va faire des croisières.
Trois jours par semaine hors de leurs pattes, c’était pas encore assez. Ils n'en pouvaient plus de la gamine.
Et faut dire qu’elle les avait bien fait chier avec sa crise d’ado XXL.
Ils pourraient écrire un guide complet des tentatives de suicide foireuses.
lls avaient planqué tout ce qui pouvait pendre, couper, trancher ou faire dormir trop longtemps.
Et maintenant, avec le polichinelle, l’occasion était belle.
Exit. Bye bye. Bonne chance. Vive le bonheur.
Et s’il y a un souci, Hugo est infirmier. Il saura la sauver.
C’est dans ces moments où tout se délite que, parfois, ton ennemi devient ton allié.
Ainsi, le beau-père avait proposé à Hugo d’aller faire un tour au potager. Hugo avait accepté. L’air frais lui ferait sans doute du bien. Le beau-père était parti chercher leurs parkas. C’était un mois de février particulièrement froid. Ils étaient sortis dans la petite cour.
Dès la première expiration, Hugo avait regardé la fumée s’échapper de sa bouche. Épaisse. Libre.
Ils avaient avancé l’un derrière l’autre sur l’étroite bande de béton qui longeait, dans l’ordre :
la pelouse pour Micky, le chien de poche, la pelouse des filles, avec la balançoire devenue inutile,
un parterre de fleurs, et enfin, tout au fond, le potager et l’abri de jardin fabrication maison.
Ils s’étaient arrêtés, côte à côte, devant la terre noire, fraîchement bêchée.
Aucun légume ne pointait. Trop tôt.
Mais bon, le but, c’était pas de regarder pousser des oignons. C’était de parler entre hommes.
Après quelques instants de silence, beau-papa avait toussoté, puis pris une voix solennelle :
— Tu vois cette terre, Hugo : il n’y a rien. Et puis, petit à petit, la vie va en sortir.
Mais pour ça, il faut du soleil. Et de l’eau. Ni trop, ni trop peu. Mon rôle, c’est ça. Saison après saison, bêcher, amender, pailler, ombrager, arroser, observer. Protéger. Nourrir. Passer chaque soir vérifier que tout aille bien. Jamais plus de deux jours sans venir. Sinon, c’est la folie : les mauvaises herbes s’invitent, les limaces dévorent, les pucerons envahissent. Être présent, tous les jours. De chaque mois. De chaque année. Quoi qu’il arrive. C’est mon rôle ici.
Ton rôle, à toi, sera de donner à ma fille tout ce dont elle a besoin. Jour après jour. Mois après mois. Année après année. Je vais te passer le relais. C’est toi, désormais, qui prendras soin d’elle.
Et bientôt, du petit.
Hugo se sentit proche de cette terre. Est-ce qu’elle avait demandé à être défrichée, labourée, débarrassée de ce que les jardiniers appellent mauvaises herbes et ne sont en fait que des plantes, est-ce qu’elle avait envie d’être semée ?
— Je compte sur toi, avait ajouté Pascal.
C’étaient les derniers mots qu’Hugo avait entendus avant de rendre, à la fameuse terre, le contenu de son estomac.

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