La musicienne en arrière-plan
La grande salle était vide.
Les formes dodues des angelots en pierre ressortaient dans les moulures sur les arcades. Leurs regards étaient dirigés vers l'estrade, comme s'ils invitaient le public à regarder eux aussi dans cette direction. Mais il n'y avait pas âme qui vive.
La pièce était sombre. Seule une faible lumière venait éclairer la scène sur laquelle trônait un large piano.
Dans un coin, un léger mouvement vint perturber cet espace. Derrière le lourd rideau pourpre se dessinait une fraction de silhouette fragile, celle d'une femme. Elle scrutait les lieux, tirant timidement sur le rideau pour mieux voir.
Toujours personne.
Elle fixait le piano, attirée par lui comme le fer par un aimant. Cette masse noire, brillante, indélogeable.
Elle attendit ainsi, le corps immobile mais le coeur en émoi.
Après un long moment dans un silence absolu, elle osa repousser davantage le velours délicat et s'avança sur scène. Chacun de ses pas émettait une résonance insupportable à ses oreilles. Elle accéléra, sur la pointe des pieds, jusqu'au point de courir pour atteindre le banc du piano le plus rapidement possible. Elle sauta presque dessus, recroquevillée pour ne pas être vue.
Elle resta un temps ainsi, immobile.
Un silence pesant régna à nouveau.
Elle se redressa très doucement, les yeux agités vérifiant chaque recoin, respirant à peine pour mieux entendre.
Encore beaucoup de temps s'écoula ainsi, dans une crispation palpable.
Par chance, le cylindre était déjà relevé. Si cela n'avait pas été le cas, elle aurait certainement abandonné depuis longtemps. La femme approcha son visage du clavier au point de le frôler du bout du nez. À droite comme à gauche, les notes semblaient se répéter à l'infini. Elle déplaça son visage le long de l'instrument, scrutant chaque détail. Le coffre grand ouvert la dominait, révélant le ventre prodigieux de la créature.
Devant cet instrument imposant elle se sentait petite et fragile. Elle ferma les yeux, écrasée par trop d'émotions.
Inconsciemment, ses mains s'approchèrent doucement, tremblantes et incertaines. Mais dès l'instant où ses doigts se posèrent sur les touches, que la vibration des cordes se répercuta dans son corps, le doute la quitta immédiatement. Ses doigts parcouraient le clavier avec une telle légèreté et une telle justesse que cela en était instinctif. La jeune femme ne jouait pas le morceau, ses mains le faisaient à sa place. Elles avaient une volonté propre, guidant les bras dans une danse voluptueuse.
La pièce prit vie. La lumière semblait plus forte et plus chaude, l'atmosphère pesante avait été remplacée par une chaleureuse et douce. La peur et la solitude l'avaient quittées. Seule cette mélodie l'habitait. Prise par l'euphorie, elle ouvrit les yeux pour mieux profiter de cet instant. Ils s'orientèrent sur la surface lisse et noire qui miroitait le plafond majestueux. Elle s'aperçut que dans le reflet, un angelot sans pupilles la regardait, la fixait. Elle poussa un cri étouffé de terreur et s'arrêta nette dans sa progression. La force de ses mains lui avait aussitôt échappée. Elle referma le cylindre sans ménagement et sortit de la pièce en courant.
Annotations