Dimanche, 10h58. Une brise fraîche me caressait le visage, alors que je m’occupais de vérifier pour la dernière fois le chargement de mon arme. Des craquètements de cigognes entrecoupèrent les bruits de chargeurs et de crosses. Le Boulevard et le ciel rosé restaient plongés dans un calme absolu. Une large foule, à l'intérieur de la forteresse, attendait le début du rituel.

10h59. Le chargé de cérémonie commença son discours d'accueil.

“Frères et sœurs qui êtes venus en ce lieu, remercions avant toute chose le Grand Cosmos pour nous avoir permis de passer une semaine supplémentaire en ce monde. N’oublions pas l’accueil formidable qui nous a été réservé par les Humains, espèce civilisée parmi les civilisés de la galaxie…”

11h01. Deux minutes de la Plénitude. La forteresse se mura dans la prière. Hellas, trépignant d’impatience, pointa le canon de son fusil vers la porte.

11h03. Début de la question du jour, à savoir : "Comment vivre une vie morale dans un monde où l'égarement est partout ?" Je mis la porte en joue.

11h04. Accélération démentielle de mon rythme cardiaque. Je pris réellement conscience, à ce moment-là, qu’il serait impossible de retourner en arrière après une telle journée. Le chargé de cérémonie donna la parole à l'un des participants, qui revenait sur son combat contre la masturbation excessive. À bien des égards, j'eus l'impression de m'entendre parler.

11h05 et 3 secondes. Le chargé de cérémonie reprit le flambeau. Hellas se racla la gorge. Un sentiment de doute se mit à gangréner mon esprit.

11h05 et 14 secondes. Une explosion à réveiller les morts secoua les fondations de la forteresse. D’épaisses flammes se jetèrent à l’extérieur du bâtiment. Des cris hideux envahirent le Boulevard.

11h05 et 31 secondes. Une mère reptilienne, chargée d'un petit dans les bras, sortirent les premiers de la forteresse. Leurs peaux avaient la couleur du charbon. Le cri de la reptilienne déchira mes oreilles. Mes yeux mouillèrent quelque peu. Hellas fit feu. Le bébé pleura une seconde, au moment de heurter le sol, puis plus rien. Un deuxième reptilien tenta de s’échapper. Mon compagnon me fit un clin d'œil. J’appuyai sur la détente.

11h06 et 7 secondes. Le charnier bloquait quasi-complètement la porte. Nous fûmes néanmoins très surpris de découvrir un homme d’âge moyen, totalement silencieux, tenter de quitter l’endroit.

“Qu’est-ce qu’on fait ? demandai-je.

• C’est un collabo”, broncha Hellas avant de presser la gâchette.

11h07 et 36 secondes. J’abattis le dernier reptilien qui tentait de se frayer un chemin parmi les cadavres. Une épaisse fumée noire recouvrait le ciel. Le calme retomba sur le Boulevard. Plus aucun signe de vie.

“Dis, demandai-je à Hellas tandis que la Tesla filait à toute allure vers l’adresse pré-enregistrée.

• Qu’est-ce qu’il y a, vieux ? demanda ce dernier, happé jusque-là dans de profondes réflexions.
• Ça peut te paraître bête, comme question, mais est-ce que t’es sûr qu’on a fait la bonne chose ?
• Qu’elle soit bonne ou mauvaise, répondit Hellas, qui semblait avoir mûrement réfléchi à la question, il faut bien que certains se salissent les mains pour garantir le meilleur avenir aux autres. Tant qu’il restera des kakis sur Terre, les livres d’Histoire nous décriront comme les méchants. Mais il ne faut pas s’y tromper. Les collabos, dans le fond, sont infiniment plus coupables que nous.”

Un sourire illumina son visage. Loin d’être sadique ou animé par quelque perversion que ce soit, il était consumé par le feu de la passion et de la justice les plus sincères. Je crois que, ce jour-là, ce fut bien la chose la plus effrayante qu'il me fut donné de voir.