Le Deuxième Lavage

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Très vite, j’ai pris conscience de ce que j’apportais à cette entreprise. Très vite aussi, je n’ai plus supporté d’être la moins bien payée pour la simple raison que je n’avais pas le bon diplôme. Je travaillais dur, mais ce n’était jamais suffisant.

Mes collègues de départ avaient fini par démissionner et on m’avait demandé de les remplacer.

Autour de moi, de nouvelles têtes avaient pris leur place, et de vraies amitiés étaient nées. Mais malgré tout, l’injustice continuait de me coller à la peau. A force de remplacer les collègues démissionnaires, j’avais fini par obtenir leur poste et leur titre. Officiellement, c’était écrit. Dans les faits aussi : je négociais, je rédigeais, je défendais les intérêts de l’entreprise. Mais c’était comme porter un habit trop grand : il paraissait correct de l’extérieur, mais à l’intérieur, je savais qu’on me le faisait payer.

Alors j’ai tenté la négociation interne. Échec. Autant de succès que lorsque mes anciens collègues avaient voulu dénoncer les abus de notre manager.

J’avais beau parler, c’était comme frapper à une porte blindée. C’est comme ça que j’ai compris que, dans les grandes entreprises, les Ressources Humaines, n’ont souvent pas grand-chose d’Humain.

Alors, je me suis accrochée à mes voyages. Ils étaient mon souffle, ma parenthèse, mon espace à moi. Élargir mes horizons n’avait plus rien de terrifiant. Les déplacements professionnels m’avaient habituée à la solitude feutrée des chambres d’hôtel, aux plateaux de room-service engloutis devant un ordinateur, aux dîners solitaires dans des restaurants inconnus. Peu à peu, j’y ai pris goût.

J’ai fini par adopter ce rythme, même en dehors du travail. Pendant mes congés, mes week-ends, j’ai voyagé dès que je le pouvais, souvent seule. Je m’asseyais à des tables de restaurants, et je regardais la Vie défiler autour de moi : des couples qui s’aimaient ou qui faisaient semblant, des familles débordées, des enfants qui trépignaient d’impatience, des serveurs pressés. Ces scènes, elles sont universelles. Un restaurant est toujours une petite scène de théâtre où chacun joue son rôle.

Et moi, au milieu de tout ça, j’ai appris à aimer ma place. À savourer ma solitude. À transformer ces instants en petits plaisirs, des kiffs rien qu’à moi.

Dans ma jeunesse, j’ai avancé avec force, presque à contre-courant. Pas pour briller, mais pour ne pas m’écrouler. Pour ne pas céder aux raccourcis faciles qui s’offraient à moi. Parce que l’argent facile, les vices, les dérives, tout ça était là, à portée de main. La facilité a toujours ses séductions : elle brille plus vite, elle coûte moins d’efforts, et elle ne demande pas de croire à un futur incertain.

Moi, j’ai choisi l’inverse. J’ai choisi de m’accrocher à des espoirs qui n’existaient pas encore, à des images de moi que je ne pouvais qu’imaginer. C’était dur, parce qu’il n’y avait aucune garantie. Je me débattais pour tenir debout avec un rêve qui n’avait pas encore pris forme.

Et pourtant, derrière cette difficulté, la Vie m’a gâtée. Elle a déposé sur mon chemin des voyages, des rencontres, des parenthèses de lumière. Et cette période, intense et exigeante, est devenue ma boussole. Elle m’a appris que quand tout pousse à choisir la facilité, il existe une autre voie, plus rugueuse, mais qui mène vers quelque chose de vrai.

C’est dans ce décor-là que le MBA est apparu. Comme une folie, mais une folie qui avait du sens.

Je rêvais d’une reconnaissance pleine, pas seulement de façade. Une légitimité indiscutable, blindée. Et c’est dans ce contexte qu’un jour, au détour d’une recherche sur internet, je tombe sur une formation qui me laisse rêveuse. Un double diplôme de la prestigieuse université de droit Panthéon-Assas : Master 2 en droit des affaires et MBA en management. Une formation d’exception, conçue pour des professionnels expérimentés. Tout semblait trop grand pour moi. Mais l’envie dépassait la peur. Alors, comme un coup de folie, je postule.

La secrétaire qui réceptionne mon dossier me regarde avec un air compatissant. Elle m’explique que mes chances sont faibles : mon diplôme d’assistante juridique pèse peu face à l’excellence académique exigée, et la moyenne d’âge tourne autour de quarante ans… J’en ai vingt-sept. Je me sentais trop petite pour un rêve trop grand.

Je n’y croyais pas moi-même. Mais je me disais que c’était peut-être ça, le sens du dicton : « Aide-toi, le Ciel t’aidera. » Qu’il fallait poser un acte, et laisser ensuite la Vie décider. Que j’avais le droit de rêver, le droit de postuler.

Alors j’ai fait ce geste. Et je me suis accrochée à ce qu’il produisait en moi. Parce que rien que le fait d’avoir osé, c’était déjà un souffle. Je me surprenais à relire le programme en boucle sur internet. Je m’imaginais assise dans les salles de cours, un stylo à la main, concentrée sur chaque apprentissage. J’entendais presque les voix des professeurs, je voyais défiler les slides, je me projetais dans les débats, dans les études de cas. Je me voyais participer, prendre la parole, appartenir à ce groupe.

Je ne connaissais pas le concept à l’époque, mais c’était ça, oui : la visualisation créatrice. Je me rêvais là-bas. Et cette image suffisait à remplir mon cœur de joie. Même si je n’étais jamais retenue, je me disais que j’aurais eu ça : cette vision de moi à ma place, dans cette formation.

Quelques semaines plus tard, un mail s’affiche dans ma boîte. Je clique. Mon souffle se coupe. Je lis la première ligne : « Suite à l’étude de votre dossier par l’équipe pédagogique, nous avons le plaisir de vous annoncer que votre candidature a été retenue… »

Je reste figée. Le bruit du bureau autour de moi disparaît. Il n’y a plus que la lumière bleue de l’écran et ces mots impossibles qui clignotent dans ma tête. Je crois d’abord à une erreur. Mes mains tremblent.

Je relis. Encore. Une fois, deux fois, trois fois. Rien ne change. Les mots restent les mêmes.

Je sens mon souffle court, mes joues qui chauffent, mes yeux qui s’embuent sans prévenir. J’appelle mon collègue, devenu ami. Il se penche sur mon écran. Il lit. Il se redresse brusquement. Son regard cherche le mien :

- Mais… c’est sérieux ?

Personne n’y croyait. Pas même moi. Lui sourit, un sourire incrédule, presque enfantin :

- Réponds. Dis que tu confirmes ton inscription. Histoire de voir si ce n’est pas une erreur…

Je fixe encore l’écran. Le mail est envoyé à undisclosed recipients. Ça pourrait être une blague. Une fausse joie. Mais non. Les lettres sont là. Elles existent. Elles m’appellent.

Et dans ce moment suspendu, je comprends que je viens de franchir une porte. Pas seulement celle d’une formation prestigieuse. Mais celle de ma propre croyance en moi.

Le 9 janvier 2016, 9h du matin, je suis attendue à la Salle des Conseils de l’Université Panthéon-Assas.

Devant la porte, un homme d’une quarantaine d’années, tiré à quatre épingles dans son costume trois pièces, m’observe dans ma petite robe noire :

- On est accueillis dans un établissement prestigieux, et certains viennent en habits du dimanche !

L’enfoiré. Mais je baisse les yeux, piquée. Mon syndrome de l’imposteur se faufile déjà dans la pièce.

On s’installe dans cette salle magistrale. Hauts plafonds, boiseries anciennes, portraits d’hommes sévères accrochés aux murs. J’ai l’avantage d’avoir une imagination folle et, dans ce lieu, elle s’emballe. J’imagine sans peine les générations passées d’étudiants et de professeurs, les débats enflammés, les grandes décisions qui ont pu être murmurées entre ces murs. J’entends presque le froissement des robes d’avocats, les discours solennels, les applaudissements étouffés. Je me projette, pour un instant, dans une histoire plus grande que moi.

Mais le tour de table me ramène vite à la réalité. Les présentations s’enchaînent, tranchantes, impeccables : Directrice juridique BNP Paribas. Comptable associé. Directrice juridique Société Générale. Avocat fiscaliste. Les titres claquent comme des coups de marteau. Et moi, au milieu, je me répète comme au lycée : Mais qu’est-ce que je fous là ?

Puis le premier cours commence. Corporate Finance.

Tout est en anglais. Les slides défilent : ratios financiers, tableaux de flux, équations qui s’enchaînent. Je n’ai jamais eu de cours de finance de ma vie. À côté de moi, mes camarades griffonnent à toute vitesse, comme si chaque formule leur était familière depuis toujours.

Moi, je suis figée. Je note frénétiquement des mots que je ne comprends pas, juste pour avoir l’air occupée. Mon stylo court sur le papier mais mon cerveau est vide. Je me sens redevenue une petite fille qu’on a assise dans la mauvaise classe. J’entends l’anglais, je comprends quelques bribes, mais pas le sens global. Le prof enchaîne, sûr de son auditoire. Les autres hochent la tête. Moi, j’ai juste envie de disparaître sous la table. Mon syndrome de l’imposteur m’attrape par la gorge et me souffle : Tu n’as rien à faire ici.

Et pourtant… je ne suis pas complètement désarmée. Parce que là où je perds pied dans les chiffres, je sais naviguer ailleurs. Je sais décoder une pièce, sentir qui veut prendre le dessus, qui s’écrase, qui fulmine en silence.

J’ai appris à survivre dans des environnements où les mots pouvaient tuer une carrière aussi sûrement qu’une décision stratégique. À me glisser dans les couloirs, à rapporter des messages brûlants qu’il fallait adoucir pour éviter l’explosion.

Je revois encore ce président très respecté, plongé dans ses dossiers, à qui je rapportais la contre-proposition de son adversaire dans une négociation. J’attendais une consigne claire. Il a levé les yeux une seconde, et a lâché :

- Vous lui dites d’aller se faire enculer.

J’ai dû cligner des yeux plusieurs fois, certaine d’avoir mal entendu. Lui a esquissé un sourire en voyant mon air incrédule :

- Enfin… pas comme ça. Vous trouvez les mots. C’est votre métier.

C’est là que j’ai compris. Mon rôle, c’était ça : transformer la brutalité en diplomatie. Faire passer un message sans allumer d’incendie. Je savais le faire, je l’avais fait cent fois.

Et dans cette formation, ce savoir-faire valait de l’or.

Parce que cette formation, ce n’est pas seulement une montagne académique. C’est une jungle d’ego. Dans la salle, il n’y a que des premiers de cordée : directrice juridique, associé, fiscaliste reconnu, dirigeants de groupes du CAC 40. Des gens habitués à être la référence, à parler et à ce qu’on se taise. On leur demande de travailler ensemble. Autant dire qu’on a mis des fauves dans une cage en leur donnant une balle à partager.

Alors je me rends compte que ma place, je la gagnerai en désamorçant une tension dans un travail de groupe, en reformulant pour que deux visions opposées s’additionnent au lieu de s’écraser, en faisant circuler la parole sans que personne ne perde la face. Là, oui, je sais faire.

C’est exactement ça, mon unicité. Ce parcours atypique qui m’avait menée aux quatre coins du monde, ces situations où j’avais dû jongler entre cultures, langues et hiérarchies, cette capacité à transformer les mots en leviers plutôt qu’en armes. C’était ça, ma vraie richesse. Et c’est ça qui m’a valu ma place dans cette formation.

Alors l’année s’est ouverte comme un tunnel d’intensité. Des nuits blanches à rédiger des mémoires stratégiques, des lectures avalées en vitesse dans le métro parisien, des débats avec des juristes brillants où chaque mot comptait. Des travaux collectifs qui ressemblaient parfois à des conseils d’administration miniatures : des égos à concilier, des stratégies à aligner, des décisions à prendre sous pression. Parfois, j’en sortais épuisée, lessivée. Mais chaque fois aussi, stimulée, grandie.

C’était un an d’ébullition, d’adrénaline intellectuelle, de vertiges et de victoires minuscules. Un an où j’ai senti mes limites reculer, où j’ai appris à occuper ma place, pas seulement à la prendre.

Et à la fin, ce n’était plus un rêve lointain. C’était une réalité imprimée noir sur blanc. J’avais obtenu le Master 2. J’avais obtenu le MBA. Avec mention.

Ce diplôme, je l’ai décroché. Mais la vraie victoire n’était pas le papier. C’était la preuve silencieuse que ce que j’avais cru impossible était finalement à ma portée. Et c’est là, je crois, que mon histoire rejoint toutes les autres : nous avons tous un endroit où l’on se sent trop petit, trop illégitime. Un espace où l’on doute, où l’on se compare, où l’on croit que c’est réservé aux autres. Cet endroit, chacun le connaît. Parfois c’est une salle de classe où l’on se sent de trop, une réunion où l’on n’ose pas parler, un rêve qu’on garde secret. C’est ce moment précis où l’on se dit : « Pas moi. Pas à ma portée. »

Et pourtant. Il suffit parfois d’oser rêver plus grand et de poser un geste, même minuscule, pour que l’impossible commence à céder. C’est souvent dans ce vide, dans ce sentiment d’être en marge, que naît la force qui nous ouvre la route.

Je ne suis pas une exception. Ce que j’ai vécu, chacun peut le vivre, à sa manière. Pas forcément avec un diplôme, mais avec ce moment où l’on comprend qu’il suffit d’essayer pour que la Vie, parfois, nous tende la main.

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