Alfredo est mort - Nouvelle

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 Quand Cristina m’a appelé, j’étais en plein cauchemar. Assis sur une chaise électrique, j’avais les pieds et les poignets entravés, deux électrodes sur la tête, et un casque dans les oreilles. Un homme en blouse blanche, au regard sadique et cruel, me disait en se frottant les mains : « Lorsque vous entendrez la petite musique dans votre casque, votre cerveau passera dans la tête de ce jeune macaque à votre droite. (Je ne pouvais pas le voir, puisqu’on m’avait mis des œillères également) » Puis il a levé le bras, claqué des doigts, et j’ai entendu les premières notes du ‘’Printemps’’ de Vivaldi. Il m’en a fallu des secondes pour réaliser qu’elle ne sortait pas de mon rêve, mais de mon portable.

« Philippe ! Philippe ! Alfredo est mort »

Et mes souvenirs ont fait un bond en arrière de soixante-quatre ans...

Nous sommes nés le même jour (un douze mai) à trois heures d’intervalle (moi le premier) dans l’une des cliniques les plus huppées de Milan. Nos mères – Maria et ma tante Margherita – étaient les filles du célèbre architecte Tullio Urbini dont la réputation égalait celle de Lloyd-Wright et de Le Corbusier (dont il était le cadet de dix ans). Pour leur mariage, il leur avait offert à chacune un luxueux appartement dans un bel immeuble de la via Paisiello. Les deux sœurs s’entendaient à merveille, et cette proximité les enchantait ; en outre, elle arrangeait bien mes parents qui, pratiquement tous les soirs, étaient invités à des cocktails ou des réceptions, chez les Français de la capitale Lombarde. Papa, en tant que consul de France ne pouvait s’y dérober. Ainsi je n’avais qu’un étage à monter pour aller dîner et dormir (c’est-à-dire chuchoter toute une partie de la nuit) chez mon cousin jumeau. Pour les vacances d’été et le fêtes religieuses, notre grand-père nous recevait dans sa grande demeure de deux étages, conçue par lui, entourée de deux mille mètres carrés de parc, située à Garda – à dix minutes à pieds du lac. (Maison qui, trois générations après, nous nous sommes partagée Alfredo et moi). Autant dire que durant les douze premières années de notre vie, nous avons vécu scotchés l’un à l’autre, au point que nos camarades de classe au lycée Stendhal, pensaient que nous étions frères (nom de famille et ressemblance en moins).

Papa avait l’ambition de devenir un jour ambassadeur. Pour cela, il devait bouger et, un matin du mois de juillet, il nous a annoncé qu’il était nommé premier secrétaire à l’ambassade de France à Ottawa. Notre séparation a été déchirante et c’est sous un déluge de larmes que j’ai quitté Milan. Nous avons fait promettre à nos parents respectifs, que nous nous reverrions, au moins durant les grandes vacances, soit dans un continent, soit dans l’autre. Or, Pendant les quatre ans où nous y avons vécu, ils ne sont jamais venus nous voir, et nous ne sommes revenus qu’un été à Garda. Eté décevant, et par la pluie qui n’a cessé de tomber durant toute la saison, et par la tiédeur de nos retrouvailles. Alfredo et moi, n’étions plus au diapason ; et si notre gémellarité restait indissoluble, notre complicité, avait pris un sacré coup. J’avais changé, il avait changé. Quand je lui racontais ma vie au Canada, je lisais dans son regard la jalousie et l’envie. Lorsqu’il me présentait ses copains, je ne me gênais pas pour lui faire comprendre que je les trouvais stupides. Et c’est sans regrets que j’ai vu s’approcher la fin des vacances et le retour chez moi Depuis, nous ne nous sommes plus revus que sporadiquement, lors d’évènements familiaux, heureux ou malheureux : la mort de grand-père ; celle de ma mère un an après ; son mariage avec Cristina (il me l’avait présentée lors d’un de ses rares passages à Paris) ; la mort de grand-mère six mois plus tard ; la naissance de Valentina leur fille ; celle d’Anaïs, la mienne, dix-huit mois plus tard…

C’est à partir de l’année où Marlène m’a quitté (notre fille avait six ans) que j’ai commencé à revenir un peu plus régulièrement à Garda. Officiellement, pour que les deux cousines (qui s’entendaient bien) se rapprochent. Officieusement, parce que sa femme se sentait un peu trop seule…

« C’est arrivé hier soir après le dîner, m’a-t-elle raconté. Il a voulu regarder une émission et je suis montée me coucher. Lorsqu’à deux heures du matin, j’ai vu qu’il n’était pas au lit, je me suis inquiétée. Alfredo ne s’endort jamais devant la télé. Alors je suis descendue. Il était allongé par terre et respirait difficilement. Je lui ai fait les premiers massages en attendant l’ambulance. Hélas, c’était trop tard. »

J’ai pris le premier vol pour Milan. De là, le train jusqu’à Peschiera del Garda. Elle m’attendait sur le quai de la gare. Elle chaussait de grosses lunettes noires qui lui cachaient le visage. Je l’ai prise dans mes bras et l’ai serrée très fort, lorsque soudainement elle a levé la tête vers moi et m’a dit :

« Je préférais ton autre eau de toilette. »

Je n’ai pas pu m’empêcher de rire :

« C’est tout toi ! Ton mari vient de mourir, et tu t’intéresses à mon parfum. »

Elle a relevé ses lunettes sur ses cheveux, a planté ses yeux marron foncé que les larmes embuaient, et m’a dit en haussant les épaules :

« Ton cousin n’avait de mari que le titre, que le lien sacramental. Tout le reste c’est toi, mon amour. » Elle m’a tendu ses lèvres que j’ai embrassées sans retenue.

« Oui Alfredo. Ta femme – ta veuve à présent – et moi sommes amants depuis plus de vingt ans. Depuis cet été où tu as brusquement changé d’idée. Tu as préféré accepter cette énième mission dans le sud du pays, que de passer tes vacances avec nous. Un soir, après le dîner, lorsque Valentina et Anaïs étaient couchées, elle s’est mise à me raconter l’échec de votre couple. Elle buvait un verre derrière l’autre et fumait cigarette sur cigarette. J’ai fini par lui dire que ce qu’elle faisait nuisait à sa santé et, surtout, à sa beauté. Elle a haussé les épaules, m’a regardé d’un air désabusé et m’a demandé : ‘’Parce que tu me trouves belle ?’’ Si je la trouvais belle ?... Divinement belle, Alfredo. Je l’ai aimée dès le premier jour où tu me l’as présentée. Je lui ai répondu par l’affirmative. Elle m’a demandé de l’embrasser. Ce soir-là, nous sommes devenus amants. Nous avons fait l’amour toute la nuit. C’était sublime… »

« Et Valentina, comment elle l’a pris ? »

Elle a de nouveau haussé les épaules :

« Peut-être une larme ou deux. Tu connaissais leurs rapports. »

« Quand Cristina est tombée enceinte, tu n’as pas sauté de joie, tu n’as pas exulté. Au contraire. Tu affichais un mécontentement, visible jusqu’aux confins de la voie lactée. « Si au moins elle me donne un garçon… ». Mais lorsque ta fille est née, tout juste si tu as voulu la voir. Tu l’appelais la morveuse, la pleurnicharde, la pisseuse… devant elle, de surcroît ! Puis elle a grandi. La chrysalide est devenue un merveilleux papillon avec de jolies formes un peu trop alléchantes pour les garçons et tu t’es mis à la surveiller, à faire attention à sa façon de s’habiller. Tu ne voulais pas qu’elle devienne une prostituée qui se ferait sauter par le premier boutonneux venu, à qui tu aurais démoli le portrait s’il se fût avisé de la regarder avec un peu trop d’insistance. Tu la voyais déjà ‘’en cloque’’ comme tu disais. Un moutard que vous auriez dû élever Cristina et toi (Plus Cristina que toi, à vrai dire), car elle n’en aurait eu ni l’envie, ni les moyens. Pauvre Alfredo. Tu étais à mille lieues de te douter que les garçons la laissaient insensible. Qu’elle préférait les filles, et que son amoureuse s’appelait Rosetta. C’est à seize ans qu’elle l’a réalisé. Elle n’avait pas osé en parler à sa mère. A toi, encore moins. Elle n’ignorait sans doute pas ton opinion à propos de ces ‘’dégénérés’’ (Comme tu les appelais). C’est à moi qu’elle l’a dit en premier ce Noël-là. Elle m’a demandé si nous pouvions faire une promenade au bord du lac. Elle a commencé par me demander des nouvelles d’Anaïs qui passait les fêtes avec sa mère (« Les pires de ma vie, papa. »). Moi, je lui ai demandé si sa scolarité se passait bien, si elle avait des… Elle s’est arrêtée, a entouré ses bras autour de ma taille et m’a tout raconté en sanglotant. Elle se croyait malade. J’ai dû la rassurer. ‘’Nous sommes au vingt-et-unième siècle, ma chérie. L’homosexualité n’est plus une tare, ni une déviation. Alors, ne te culpabilise pas de l’être et n’aie peur de personne.’’ Elle a relevé la tête et m’a demandé comment je réagirais si j’apprenais qu’Anaïs l’était aussi. ‘’Comme avec toi. Ce qui compte le plus, c’est son bonheur. Si elle sait le trouver toute seule, alors tant mieux. Si elle a besoin de moi, pour l’aider dans sa recherche ; alors je ferai tout mon possible pour l’épauler.’’ Elle m’a remercié, puis elle m’a exprimé sa crainte de devoir vous en parler. J’ai été franc et lui ai rétorqué qu’il valait mieux qu’elle n’en parle qu’à sa mère. Qu’elle la comprendrait, qu’elle la soutiendrait et surtout, qu’elle garderait cela pour elle. Un jour, tu as fini par l’apprendre. Tu l’as surprise dans la rue en train d’embrasser Rosetta. Tu n’as rien pu lui dire sur le moment, vu que tu étais en service et qu’un futur colonel de la ‘’guardia di finanza’’ qui fait un scandale dans la rue, ce n’eût pas été très bien vu ; ensuite tu étais avec ta maîtresse. Mais rentré à la maison, tu as passé Cristina à la question. Elle a fini par te l’avouer. Tu t’es mis dans une colère noire. Tu as hurlé qu’elle ne paierait rien pour attendre, que tu lui décollerais la tête à son retour, puis tu l’enfermerais dans un couvent. Ta femme a pointé son index vers toi et, primo, elle t’a rappelé qu’elle était majeure désormais ; ensuite, elle a menacé de révéler ta liaison avec ‘’ta’’ capitaine, à son mari. Alors, tu as tourné les talons, tu as claqué la porte et tu es parti en mission. Lorsque tu es revenu deux semaines plus tard, Valentina avait déménagé dans le studio que sa mère lui avait trouvé et dont elle réglait le loyer. Deux ans plus tard, tu as voulu te réconcilier avec elle. Tu lui as d’abord envoyé un gros bouquet de fleurs avec un petit mot où tu implorais son pardon, tu l’as invitée dans le plus beau restaurant de Vérone où, entre coupe de Champagne, caviar et homard, tu as fait un ‘’mea culpa’’ total. Bien sûr, elle t’a pardonné. Quand tu l’as déposée en bas de chez elle, elle s’est laissé prendre dans tes bras, elle a été émue de tous les ‘’je t’aime’’ que tu lui as dit ; mais le lien était trop distendu pour qu’il se raffermisse. »

Dès qu’elle m’a vu, elle m’a sauté au cou :

« Zio Philippe. Cinq ans qu’on ne se voyait plus.

— Et Skype, tu en fais quoi ?

— Tu as raison. Alors, ça fait cinq ans que tu ne me serres plus dans tes bras.

— C’est vrai, ma chérie. »

Un roman dont j’ai eu du mal à accoucher, quelques ennuis de santé (Cristina avait prétexté un appel du Louvre – elle est restauratrice d’art – pour me voir à l’hôpital) ; enfin, le mariage d’Anaïs, ont fait filer ce lustre sans que je m’en rende compte.

Après une pléthore de baisers, elle m’a présenté Loredana son grand amour depuis quatre ans. Elle est belle, elle est solaire, (elles vont très bien ensemble), elle parle un Français impeccable, elle a lu tous mes livres dans le texte.

« J’ai fait toute ma scolarité au lycée Stendhal, puis je suis partie à Aix-en-Provence – d’où sont originaires mes grands-parents maternels – faire mon école hôtelière. Je comptais travailler dans un palace à Monaco ou ailleurs sur la Côte d’Azur, mais ça n’a pas marché. » Elle a écarté ses bras en signe d’impuissance : « J’aurai au moins connu la ville de deux grands hommes que j’aime : Cézanne et Zola. »

Après le déjeuner, Cristina et moi sommes allés au reposoir. Il est situé au bord du lac. A deux pas du cimetière. Par les grandes baies vitrées, le soleil entrait à flots. A peine avons-nous poussé la porte qu’un homme, vêtu de gris foncé, cheveux noirs gominés, petite moustache discrète, mine de circonstance, s’est avancé vers nous en esquissant un penchement de tête à l’adresse de Cristina (elle portait un tailleur-pantalon noir, une ample chemise blanche au cou de laquelle, elle avait noué en papillon une cravate à lacet noire). Nous l’avons suivi le long d’un couloir flanqué de portes de part et d’autre. Arrivés à la nôtre, il nous l’a ouverte obséquieusement, en nous disant de prendre notre temps. A l’intérieur il y avait Ada, la cousine paternelle d’Alfredo, Attilio son mari, Sandra leur fille. Nous nous sommes fait l’accolade. Elle nous a annoncé que son frère Mario — qui venait d’atterrir à Rome en provenance de Brasilia — arriverait le lendemain ; ainsi que ses deux fils Franco et Valerio. Nous avons acquiescé, et avons pris une attitude sombre et recueillie.

« Cugino, tu étais superbe dans ton uniforme d’officier de la guardia di finanza, avec tes beaux galons de colonel commandant de corps, et tes médailles pour actes de bravoure et de dévouement. Toujours en mission, partout dans la Péninsule. Tu me disais que tu préférais de loin te retrouver avec tes hommes, qu’avec tes deux femmes. Combien de vacances ai-je passées à Garda sans toi ? Que du bonheur pour ton aîné de trois heures. Cristina dans mon lit, toutes les nuits, sans avoir à jouer la comédie de la salle de bain. Cette salle de bain commune à nos deux chambres, dont il est temps que je te dévoile notre stratagème. Quand elle estimait que ton sommeil avait atteint son degré d’inébranlabilité, elle se levait, filait dedans, fermait à clé la porte donnant sur votre chambre et hop, elle pénétrait dans la mienne. Nous faisions l’amour (avec plus de discrétion que lorsque tu n’étais pas là). Après, debout près de la fenêtre, nous fumions une cigarette en contemplant le ciel ; puis elle allait coller l’oreille à la porte. Si tu ronflais toujours, nous refaisions l’amour ; si par contre elle t’entendait marmonner dans ton sommeil, ou te retourner dans le lit, elle tirait la chasse, déver-rouillait le loquet et revenait dans votre lit… Je ne sais pas pourquoi je te raconte tout cela, car je suis sûr que tu étais au courant. Oui, oui, tu le savais. Elle me disait que tu avais un sommeil de plomb, mais un militaire ne dort jamais que d’une oreille. Tu devais te dire : ‘’Va ! Va le rejoindre, mais ne t’avise pas à me faire chier, si un jour tu trouves un cheveu roux sur le revers de mon uniforme !’’ Certaines nuits sans nuages, quand tu montais dans ton bureau pour regarder les étoiles à travers l’un de tes nombreux télescopes (c’était ta passion), c’était pour nous laisser tranquilles, n’est-ce pas ? Pardon pour cette métaphore triviale, mais nous, nous n’avions pas besoin de lunette pour atteindre le ciel. Un baiser langoureux et quelques caresses aux bons endroits nous y transportaient sans délais. »

Moins d’un quart d’heure après, ne supportant plus l’espace confiné, l’odeur de larmes et de mort, j’ai fait mon signe de la croix et, d’un geste imperceptible, j’ai fait comprendre à Cristina que j’avais besoin de sortir, de retrouver la vie et les rayons du soleil de cet été jeune de six jours à peine. Elle a acquiescé. Elle s’est signée. Ada, Attilio et Sandra nous ont imités, et nous nous sommes retrouvés dehors.

« Ouf ! A-t-elle soupiré. J’ai cru qu’ils allaient accepter notre proposition d’aller faire un tour.

— Tu ne les aimes pas beaucoup, on dirait.

— Demain on les verra pratiquement toute la journée… Et puis, quand je suis avec toi, je ne veux être qu’avec toi.

— Tu as raison. Moi aussi je suis content qu’ils soient rentrés à l’hôtel. »

Nous avons fait une promenade sur le lungolago, rejoins par Valentina et Loredana, à qui j’ai dédicacé son exemplaire de ‘’L’homme sans destin’’, mon dernier roman, dont Cristina m’a trouvé le titre. En chemin, mon gendre Antoine, m’a appelé pour m’annoncer qu’Anaïs rentrait en salle d’accouchement. (C’est la raison pour laquelle elle n’a pas pu venir)

« Comment ! Il n’était pas prévu pour cette nuit ?

— Sans doute qu’il était pressé de sortir. »

Puis il a demandé à parler à la mère et la fille pour leur transmettre ses condoléances (Anaïs les avait appelées durant mon voyage en avion).

*

« Le cimetière est plein à craquer, cugino. Tous tes collègues sont là. Aucun ne manque à l’appel… enfin, tous ceux que tu m’as présentés (Si tu voyais la couronne qu’ils ont déposée !) Il y a : le major Pratti et sa moustache à la Hercule Poirot, le lieutenant Donati et son nez crochu, le sous-lieutenant Trillo et son cheveu sur la langue, le ‘’maresciallo’’ Di Matteo et son incisive en or, le brigadier Lombardi et son embonpoint et, bien sûr, ‘’ta’’ capitaine Donatella Rossi, à la chevelure rousse, celle qui te faisait bouillir les sens chaque fois qu’elle s’approchait un peu trop de toi. Ta maîtresse dont tu me vantais les prouesses au lit avec des yeux exorbités et une langue pendante, comme le loup dans les dessins animés. Je peux te l’avouer aujourd’hui cugino, mais je l’ai toujours trouvée très masculine, virago à la limite. Tout l’antithèse de Cristina. Mais après tout c’était de ton goût qu’il s’agissait ; alors je t’ai toujours encouragé à aller la retrouver…. Oui, elle est là. Elle cache ses larmes derrière des lunettes noires… (C’est bête ce détail ! Tout le monde en porte. Et pour se protéger du soleil, et pour cacher ses larmes). Son mari, Gino, l’adjoint au sport de la mairie de Garda, se tient tout près d’elle. Sa main ne lâche pas la sienne. Sacré jaloux ce Gino, hein ? Heureusement il y avait vos missions. Il était bien obligé de te la laisser… Elle était sous tes ordres en plus !... Cristina aussi avait ses missions : Bologne, Florence, Rome, Naples, Gênes, Venise. Chefs d’œuvre en péril. Hop, un coup de fil et je sautais dans le premier avion, pour la rejoindre. Pas seulement en Italie, mais en France également : Lyon, Marseille, Bordeaux. Combien de fois est-elle venue à Paris, à la demande du Louvre. Souvent elle exagérait le nombre de jours d’absence. Tu haussais les épaules. Quand cela tombait en période de vacances scolaires, tu lui disais d’emmener la morveuse. « Philippe vous hébergera et elle sera ravie de retrouver sa cousine. ». Et ton cousin l’était tout autant. Ta femme de nouveau dans mon lit pour des nuits d’amour passionné…Tiens, sais-tu qu’hier, je l’ai demandée en mariage ? Si tu avais vu sa réaction… plutôt, ses réactions. Elle en a eues trois. Tout d’abord l’incrédulité. J’ai insisté ; alors ç’a été l’explosion de joie. Larmes de bonheur ; enfin, la méfiance. Etais-je sûr de ce que je lui proposais ? Savais-je ce qu’être marié voulait dire ? Vivre sous le même toit. Lequel d’ailleurs : chez moi à Paris ? Chez elle à Vérone ? Elle ne voulait pas que je m’inflige ce choix Cornélien. Je lui ai rétorqué que Paris, Vérone ou le Pôle Nord, n’avaient aucune importance, tant que j’y vivrais avec elle. Elle m’a demandé de lui laisser un délai de réflexion : « Combien de temps ? » Lui ai-je demandé. « Le temps de mon veuvage. » M’a-t-elle répondu. « Et ça dure combien un veuvage ? » Elle me ferait signe. Puis nous nous sommes endormis dans les bras l’un de l’autre… Mais je digresse, je digresse, Alfredo, comme l’écrivait l’un de mes auteurs préférés. Je reviens au cimetière. Après avoir passé en revue tes collègues, je passe à la famille. Ada, qui a le visage encore plus creusé qu’hier au reposoir ; Attilio, Sandra (Tiens, hier je n’avais pas remarqué qu’elle est enceinte) ; Girolamo, son mari, qui a pris quelques kilos depuis la dernière fois que je l’ai vu (l’année dernière pour l’anniversaire de nos soixante-deux ans que nous avons fêtés ici !) ; leurs enfants : les jumeaux Paolo et Marco. Il y a Mario, qui a laissé pousser sa barbe ; Sabina, sa femme, toujours aussi chichi pompon ; Valerio, en pleine séparation d’avec Carla, qui est venu seul ; Franco, également tout seul, mais pour un autre motif : son fils Luigi a la scarlatine et Rosaria est restée avec lui… Au fait, en parlant d’eux, lequel des deux était amoureux d’Anaïs ?... Je le demanderai à Cristina. Elle le saura sans doute. Car elle sait tout. Et quand je dis ‘’tout’’, c’est tout. Parfois je lui dis qu’elle devrait créer son propre moteur de recherche. Elle aurait autant de succès que le géant de la Silicon Valley… Mais je m’égare encore cugino... Après tes collègues, après la famille, il y a les voisins : ceux de la maison à droite, les Mattei (je ne sais pas pourquoi tu ne les as jamais blairés) ; ceux de la maison de gauche : le général Fioravanti (ton père spirituel) et sa fille Carmelina qu’il a traitée comme une boniche et lui a volé sa vie. La pauvre ! Elle si mignonnette à vingt ans, la voilà toute fanée, qui semble avoir atteint le même âge que son père. Ensuite, il y a sept membres du club de tennis (tu étais un sacré joueur !) Je ne les connais pas. J’ai deviné que c’est eux car, l’écusson est bien visible sur la pochette de leur veste blanche. Parmi eux, il y a une femme (très jolie) qui a l’air plus affligée que les autres… Dis-moi, n’aurais-tu pas commis quelque incartade avec elle ?... Passons. Bien évidemment monsieur le maire est là, avec sa maman et sa femme ; madame la première adjointe également… Elle aussi me paraît un peu trop chagrinée (Cugino… tu étais si chaud lapin que ça ?)… Enfin, enfin, il y a le prêtre : Don Riccardo, qui n’arrête pas de vanter tes qualités de grand serviteur de l’état, de mari dévoué, de bon père de famille, de catholique fervent. Qu’est-ce qu’il en dit de belles choses sur toi, avec son accent Romain, sa voix et son physique à la Aldo Fabrizi, que l’on croirait sa réincarnation… La réincarnation ! Parlons-en. Combien de discussions avons-nous eues à son sujet. Tu me traitais d’illuminé, que je ne savais pas interpréter les évangiles. « Non, tu t’insurgeais. Jean-Baptiste n’est pas la réincarnation d’Elie. ». Et moi je te soutenais mordicus que chaque nouveau Dalaï-Lama, est la réincarnation du précédent. Bref, nous arrêtions d’en parler, parce qu’à la longue cela devenait stérile. Nous campions chacun sur nos positions, encore plus fermement qu’avant… Désormais, de nous deux, toi seul connais la vérité… Ne m’en veux pas de te dire cela, cugino : pour rien au monde je n’échangerais ma place contre la tienne, pour la connaître à mon tour. J’ignore combien de temps il me reste de de vie, mais je compte bien en profiter... Voilà. Que puis-je te raconter d’autre sinon que Mario and family dormiront à la maison (Ada et les siens rentreront à Milan après le repas). Que je te raconte dans quelle chambre nous allons les loger. Ton cousin et sa femme, dans celle de tante Margherita et l’oncle Mauro (la porte en face de la mienne). L’un de leurs fils (Franco ou Valerio) dans celle qui était notre chambre (la porte après celle de Valentina et Loredana), L’autre, dans celle de Carlotta. Tu te souviens d’elle, n’est-ce pas ? Nos mères, qui pourtant ne travaillaient pas, avaient toujours des tas de choses à faire qui leur laissaient trop peu de temps pour s’occuper de nous. Alors, elles nous confiaient à la surveillance de cette vieille grenouille de bénitier qui se signait à chaque fois que nous passions devant une église, et nous traitait de mécréants, bons pour le purgatoire, car nous nous moquions d’elle. Elle nous conduisait toujours dans le même petit jardin où, pendant que nous disputions des parties de ballon avec nos copains, elle sortait son rosaire et le récitait. Au terme du quatrième, elle savait qu’il était l’heure de rentrer, mais nous la suppliions d’en dire encore un cinquième, car nous étions en plein échange de figurines de nos idoles footballers, que nous collions précieusement sur nos albums. Quand elle venait nous réveiller un peu trop tôt pour notre goût, nous lui montrions notre zizi ou notre cul. Tu te souviens des cris d’orfraie qu’elle poussait, en jurant de le répéter à nos parents ?… Mais elle n’en faisait rien !... Donc, l’un des deux, dormira dans sa chambre. Elle est un peu plus petite que les autres, mais c’était ça, ou le faire dormir dans celle de grand-père, dans l’autre aile de la maison. Enfin, Cristina et moi, dans mon lit… »

« Est-ce que quelqu’un veut dire un mot pour le repos éternel de notre frère Alfredo ? »

Don Riccardo me regarde. Cristina aussi. Valentina et Loredana également, puis ses cousins, les voisins, les édiles, les collègues. Toutes ces paires d’yeux braqués sur moi qui semblent me dire : « Allez vas-y toi. Tu es le seul d’entre nous qui le connais le mieux... » Je m’avance vers le pupitre. Je n’ai rien préparé. J’improviserai. Et je ne serai pas long.

« Alfredo, mon cousin jumeau. En te rappelant à lui, Dieu t’a enlevé à ta femme, à ta fille, à ta famille, à tes collègues, tes amis, à celles et ceux qui t’ont toujours apprécié ; moi, il m’a arraché une partie du cœur et de l’âme. Ma vie me semblera bien vide sans toi car, même si un millier de kilomètres nous séparaient physiquement, l’amour et l’affection qui nous liaient n’en étaient que plus près. Repose en paix cousin aimé, toi qui vas bientôt rejoindre tous les êtres chers que le Créateur a rappelés. Embrasse-les bien fort de ma part. »

Je me signe, je prends le goupillon que me tend don Riccardo. J’asperge le cercueil. Je cède ma place à Cristina. Elle regrette à jamais son mari tant aimé. Puis c’est le tour de Valentina qui pleure un père adoré. Mario et Ada prient le Bon Dieu pour qu’il accueille leur cousin estimé. Enfin, le curé récite un ‘’Notre Père’’ que nous reprenons en chœur. A la fin, il donne une dernière bénédiction.

Quatre costauds des pompes funèbres soulèvent son cercueil. Ils vont le poser à la place qui lui réservée dans le caveau familial, où reposent déjà grand-père et grand-mère, maman et papa, tante Margherita et l’oncle Mauro (Moi, claustrophobe, mes cendres seront éparpillées dans le parc de la maison). Avant de sceller la pierre, ils invitent les proches à faire une dernière prière. Cristina et Valentina n’ont pas le courage. Ada et Mario, déclinent aussi. C’est moi qui entre. Les larmes se mettent à couler enfin, quand je lis tous les noms des êtres aimés.

« Tu vois Alfredo, malgré ma trouille, je t’accompagne jusqu’au bout. Tu dois m’en savoir gré puisque je t’entends… »

« Arrêtez ! Je hurle ! » Les quatre hommes me regardent interloqués : « Ecou-tez ! »

Ils tendent leur oreille. Des coups très, très faibles, semblent venir de l’intérieur du cercueil. Nous nous regardons tous les cinq. Stupéfaction mêlée de terreur s’inscrit sur nos visages, tandis que les coups redoublent, plus percutants, plus forts.

« Ouvrez-le ! Ouvrez-le ! Mon cousin n’est pas mort ! »

Je me retourne. Je vois le visage de Cristina dans l’entrebâillement de la porte.

« Alfredo n’est pas mort ! »

Je me redresse. La pièce est dans le noir. Les coups continuent. De plus en plus forts et rapprochés.

Je secoue Cristina qui somnole à mes côtés :

« Alfredo est vivant ! »

Elle redresse la tête. Les coups, encore les coups qui ne cessent pas. Affolée, elle écarquille les yeux. Elle murmure :

« Merde ! Je me suis endormie, et il s’est réveillé. » Elle saute du lit, file dans la salle de bain. Je l’entends crier : « Ça va ! Ça va ! Excuse-moi d’avoir mal eu ventre ! »

De l’autre côté de la porte, il lui rétorque :

« Grouille-toi, j’ai envie de pisser.

— Retiens-toi ou va ailleurs. Ce ne sont pas les salles de bain qui manquent ! »

Je secoue ma tête pour chasser ce mauvais rêve, je me lève à mon tour et, tandis que je referme la porte du côté de ma chambre, je pousse un ‘’Ouf’’ de soulagement :

« Cugino, tu es toujours vivant ! »

FIN

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