Chapitre 2 - Moïse et les cafards - Malala

8 minutes de lecture

Malala - version 4

J’habite au numéro 100 de l'avenue du 13e. Marjorie dit que je peux pas habiter au numéro 100, parce qu’il peut pas y avoir plus de 100 immeubles dans une avenue. C’est n’importe quoi. On a appris à compter après 100, et que je sais lire ce qui est écrit sur mon immeuble quand même, c’est bien écrit 100, mais elle m’a jamais crue. Elle m'énerve Marjorie.

Quand je suis dans la cour de l’immeuble et que je regarde le ciel au dessus du toit, je vois la terre tourner. C’est un immeuble tellement haut qu’on dirait qu’il a 1000 étages, mais l’ascenseur va jusqu’au numéro 33 et moi j’habite au 11e étage. À chaque fois que je regarde par la fenêtre, je vois les gens qui sont tout petits, comme des fourmis ou des cafards.

Avant, je jetais souvent des trucs par la fenêtre, pas pour embêter les gens, mais parce que j’aime bien regarder les trucs tomber. J’ai arrêté de le faire après que j'ai jeté toute une boîte de puzzle. Au début, c’était joli toutes ces couleurs qui tombaient et tournaient lentement jusqu'à par terre, mais j’ai regretté après parce que la moitié des pièces ont atterri sur le toit de la cabane du gardien et que j'ai pas pu les récupérer. Elles sont toujours là, mais elles ont perdu leurs couleurs à cause de la pluie.

Heureusement, Tonton Mitterrand m'a offert une autre boîte à Noël, avec un dictionnaire. Il a écrit et signé sur la première page alors qu'on n’a pas le droit d'écrire sur les livres. Mais j'ai rien dit parce qu'il me donne plein de cadeaux tous les ans. Souvent c'est des beaux cadeaux, comme mes Crayola et mon jeu Hippo Gloutons. De tous mes tontons et taties, c'est celui qui m'offre les plus beaux cadeaux. Peut-être que c'est parce que c'est celui qui a le plus d'argent, vu qu'il est président de la République.

Parfois, il fait des cadeaux bizarres. Le jour où je suis née, il m'a donné des papiers. Maman a dit que c'était le plus beau cadeau que j'ai jamais reçu. Je m’en rappelle pas de toute façon, mais je trouve ça bizarre comme cadeau pour un bébé. C'est pas comme si je pouvais dessiner ou écrire alors que je passais mon temps à pleurer, et à crier, et à bouffer au point de vider Maman de son lait et de son énergie, à ce qui paraît. Je pense que préfère le jeu avec les hippopotames qui mangent des boulettes.

J'aimerais bien avoir un chat ou un chien, mais Maman veut pas. C'est pas parce qu'elle aime pas les animaux, mais parce qu'elle dit qu'elle veut pas s'en occuper, et que c'est pas Papa ou moi qui va le faire. Un jour, je lui avais dit que je pouvais m'en occuper si on avait un animal de compagnie, et elle a dit : « D'accord, on va t'acheter un poisson rouge », et elle m'a acheté un poisson rouge.

J'étais trop contente, mais un peu moins contente que si j'avais un chien parce qu’un poisson rouge, on peut pas le caresser. J'ai quand même essayé. J'ai mis ma main dans l'eau mais il bougeait trop vite et j'ai eu trop peur. Je m'en suis bien occupé, je lui donnais à manger tous les jours et quand je changeais son eau avec la passoire, je le mettais dans un bol et j'avais peur qu'il saute hors de l'eau et qu'il tombe par terre, mais c'est jamais arrivé. Et puis un jour, il est mort. Mais j'ai pas fait exprès.

C'est Papa qui a vu le poisson flotter au lieu de nager et il m'a demandé ce qui s'était passé. J'ai haussé les épaules et j'ai dit que je savais pas et que peut-être qu'il faisait semblant et qu'il allait nager tout à l'heure. Papa a dit que non malheureusement, quand un poisson flotte, il est déjà mort et jusqu'à preuve du contraire, c'était pas le petit poisson Jésus, donc il pouvait pas ressusciter.

Papa a pris le poisson directement dans sa main, sans utiliser la passoire, ça m'a impressionnée qu'il avait pas peur de le toucher et il m'a demandé :

— Malala, pourquoi l'eau est chaude ?

Et j'ai répondu que je voulais pas qu'il ait froid alors j'avais mis de l'eau chaude. Et là Papa il a rigolé, il pouvait plus s'arrêter. Il rigolait tellement qu’il en pleurait. Moi je comprenais pas, parce que le poisson était mort et que c'était triste, mais lui il rigolait et il répétait :

— Elle voulait pas que le poisson ait froid, Elle voulait réchauffer le poisson !

Et après il m'a demandé si je voulais toucher le poisson. Et moi j'ai dit oui parce que j'avais jamais touché un poisson mort, ni même de son vivant. C'était gluant et lisse. Ça m'a fait moins peur que ce que je pensais. Puis il est parti le jeter dans les toilettes.

J'ai un peu pleuré de tristesse, mais Maman m'a dit que c'était pas grave, que des poissons mourraient tous les jours, que j'en mangeais souvent à la cantine et à la maison. Et moi je disais que c'était pas pareil, parce que ceux que je mangeais ils étaient rectangulaires et jaunes et croustillants, et pas petits et rouges et gluants. Et aussi j'étais triste parce que c'était moi qui l'avait tué et que j'avais jamais tué avant, ni après d'ailleurs. Maman a secoué la tête :

Atao ahoana ity zanak'andrenivohitra ity ? Qu'est-ce qu'on va faire de cette enfant de la ville ? Il faut vraiment que tu ailles à Madagascar un jour, ça va t’endurcir un peu.

Et puis Papa a raconté que quand ils étaient petits avec ses frères, ils devaient tuer les poulets et les canards :

— En général ça se passait bien, il suffit de bien le maîtriser et de le saigner avec un couteau. C'était toujours à moi de le faire, parce que j'étais le plus grand. Mais un jour Tonton Didier a voulu essayer, il devait avoir cinq ou six ans et moi sept ou huit ans. Au lieu de le saigner comme je faisais d'habitude, ton oncle a décidé de prendre la petite hache et de lui couper la tête, comme ça, d’un coup ! Sauf que le poulet ne voulait pas rester tranquille et il s'est mis à gigoter partout. J'ai essayé de terminer le travail, mais la poule s'est enfuie avec la moitié de sa tête qui pendait sur le côté. Elle s'est mise à courir partout pendant dix bonnes minutes avant que la tête se détache totalement et même après, elle courait encore ! Tous les enfants du quartier se sont mis à courser la poule. Tout le monde riait et criait : « Jerevo, adala adala ! Tsy hita ny lohan’ilay akoa » ; « Regarde ! La poule est folle, elle a perdu la tête ! » Mamie était très fâchée parce qu’il y avait du sang partout, elle nous a mis une sacrée raclée après !

J'ai regardé Papa bizarrement parce que je croyais pas à son histoire, mais Maman m'a dit que c'était vrai, qu'elle avait déjà tué des poulets aussi et qu'il y en avait qui pouvaient continuer à courir. C'était un peu la confusion dans ma tête parce que je savais que Papa faisait des blagues parfois mais Maman, elle mentait jamais parce qu’elle était toujours sérieuse. En tout cas, je voulais pas manger de poulet pendant au moins des jours après leur histoire et c'était sûr, on n'aurait jamais d'autre animal vivant à la maison.

J’aime bien le papier peint derrière la télé du salon. C’est une forêt en automne. Ça m’arrive d’y entrer pour me cacher, mais je reste moins longtemps que dans mon matelas. J’aime bien aussi le bar. J’aime me cacher à l’intérieur et toucher ses trois bourrelets moelleux en cuir simili. Quand personne regarde, je leur fait des câlins et même des bisous avec la bouche. Il a aussi des tabourets très hauts et je dois faire attention quand je m’asseois dessus pour toucher le miroir les grosses lettres « Chivas Regal Blended Scotch » du miroir. Je dois aussi faire attention parce que c’est là où Papa et Maman mettent les bouteilles d’alcool chères. Papa et Maman aussi aiment beaucoup le bar.

Quand on mange le soir devant la télé, j’essaye à chaque fois de mettre les Simpson, mais Maman me dit toujours de changer la chaîne. Elle crie : « C’est l’heure du JT ! » Alors je me lève pour mettre la une parce que la télécommande marche plus. Il faudrait mettre des petites piles mais ça fait depuis depuis que c'est comme ça et qu'ils en achètent pas, alors je suis devenue la télécommande humaine de Papa et Maman.

J'aime pas le journal, c'est pas drôle comme Homer Simpson. Papa non plus aime pas le journal, mais il regarde quand même. Il dit que ça parle toujours des mêmes choses : des Blancs qui donnent du riz aux Africains alors qu'ils ont pris toutes leurs richesses. Et aussi des Juifs et des Arabes qui se tapent dessus parce que les Juifs ont dit aux Arabes qu'ils allaient habiter chez eux maintenant, parce qu'en fait c'était chez eux à la base. Mais Papa dit que c'est aussi chez les Arabes, parce que les Juifs et les Arabes sont cousins, et c'est encore les Blancs qui ont « foutu le bordel » parce qu'ils ont fait la guerre à d'autres Blancs qui aimaient ni les Juifs, ni les Arabes. Je suis pas sûre d'avoir tout compris. Les Simpson c’est mieux.

Après le dîner, Maman reste longtemps dans la cuisine à fumer et à boire ses 1664. On dirait qu'elle est jamais contente. Elle veut jamais jouer avec moi, elle veut jamais lire une histoire avec moi, elle veut jamais parler avec moi. Elle dit toujours qu'elle a pas le temps et qu'elle est fatiguée. Quand je suis fatiguée, ou même quand je ne suis pas fatiguée, elle me dit d'aller dormir. Mais pourquoi quand elle est fatiguée elle va pas dormir ? Ça pue et j'aime pas quand elle boit trop de bière, elle est encore plus méchante.

J’ai peur d’aller dans la cuisine à cause du vide-ordures qui est collé dans le mur. À chaque fois qu'on l'ouvre, ça colle et ça pue, et il y a des cafards aussi qui courent dessus. Maman m'ordonne souvent de jeter les bouteilles de 1664 dedans. Je les entends se cogner contre les murs et après elles se cassent quand elles tombent par terre, ça fait peur.

Parfois, quand Maman est énervée contre moi, elle me dit qu'elle va me mettre dans le vide-ordures. Elle l'ouvre et elle me jette à l'intérieur. Je crie mais personne m'entend. Je glisse à travers un long tunnel qui colle et qui pue et je tombe sur des milliers de bouts de verre verts qui me coupent la peau. Je saigne et ça attire tous les cafards qui viennent me manger la nuit.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 16 versions.

Vous aimez lire Anna Soa ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0