Chapitre 10 - Joanna - Arrivée à Paris

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Joanna - version 1

Il fait froid lorsqu'on descend de l'avion. J'ai envie de me couvrir avec la couverture que j'ai prise (volée ?), mais j'ai peur qu'on m'arrête. Je reste quelques instants devant l'avion pour attendre que le bagagiste sorte ma valise mais Tatie Tiana me presse :

  • Qu'est-ce que tu fais ? Dépêche toi !
  • Et nos valises ?
  • Elle rit. On va les chercher justement, on ne peut pas les récupérer ici. 

Je me demande pourquoi on ne pourrait pas attendre nos bagages devant l'avion. Tatie me répond sans que je pose la question : « Imagine si tous les passagers de tous les avions attendaient leurs bagages devant les avions, ça serait dangereux et les autres avions ne pourraient plus décoller. Allez viens maintenant, on n'a pas de temps à perdre, je suis fatiguée et j'aimerais rentrer chez moi rapidement ».

L'aéroport de Paris, ou l'aéroport de Charles-de-Gaulle, est encore plus impressionnant que celui d'Ivato. Maman avait raison, les gens ici sont tellement riches. Il y a des boutiques partout qui vendent de ces choses que seuls les riches peuvent acheter, des choses si futiles mais si désirables : des sacs, des parfums, des cigarettes, de l'alcool, des livres, des chocolats, etc. J'aimerais arrêter le temps pour que je puisse visiter toutes ses boutiques, sans que personne ne me voit. Même si jamais je n'oserai entrer dans une de ces boutiques, je m'imagine revenir dans notre village avec une des choses qu'elles vendent : un sac à main brillant, du chocolat, du parfum et je souris car j'ai l'espoir ou plutôt le rêve d'y arriver un jour. 

L'autre chose qui m'impressionne c'est l'escalier qui bouge. Celui qui monte et qui descend. C'est quelle sorte de magie ça encore ? Je rechigne à le prendre par peur de tomber mais Tatie Tiana me dit une nouvelle fois de me dépêcher. Je m'accroche sur le côté. Personne d'autre ne semble étonné de voir des escaliers qui bougent tous seuls, sauf peut-être le chien qui tire sur sa laisse pour ne pas avancer et qui doit être porté par sa maîtresse. 

Après avoir passé la police, qui n'a pas remarqué ma fausse date de naissance ni la couverture sous mon pull, nous arrivons dans une immense pièce où je vois des centaines de valises posées sur des tapis roulants. Les valises tournent, apparaissent, disparaissent, réapparaissent. La peur des escaliers qui bougent a disparu. Je n'ai qu'une envie à ce moment, c'est de monter sur un des tapis roulants, entre deux valises et entrer dans la trappe pour voir ce qu'il y a derrière. 

Pendant que je récupère les valises, Tatie Tiana fait glisser sa fille derrière son dos et l'attache avec un lambahoany. J'entreprend de pousser le chariot mais elle me dit non, qu'elle va le faire elle-même. Elle semble un peu nerveuse. On passe une dernière fois devant des policiers, ils ne m'arrêtent toujours pas. 

Plusieurs personnes attendent l'arrivée des voyageurs. Un homme tient un papier avec mon prénom écrit en bleu. Tatie Tiana va le voir et lui demande s'il s'appelle bien M. Sylvain. Elle lui demande son nom de famille : Ranarivoson.

  • Vous pouvez prendre cette valise. Puis elle se tourne vers moi :
  • Bon séjour dans ta famille Joanna. Au revoir.
  • Au revoir. 
  • Tu as fait bon voyage ? me demande M. Sylvain en prenant ma valise.
  • Oui.
  • C'est chez vous que je vais habiter ?
  • Oui, répond-il en souriant, avant d'ajouter : Tu as faim ? On peut passer chez McDo si tu veux. Mais dépêche-toi, je suis sur le parking du dépose minute.
  • D'accord.

M. Sylvain a l'air gentil. Ça me rassure. Nous sortons de l'aéroport à bord de sa Renault 5 grise. C'est drôle, c'est la même voiture que Tonton, même modèle, même couleur. J'aurais imaginé M. Sylvain avec plus belle voiture, comme un 4x4. Mais vu l'état des routes ici, toutes goudronnées, sans aucun trou, ni caillou, je comprends pourquoi il n'en n'a pas besoin.

Nous arrivons au « Macdo ». Je sursaute et veux faire demi tour. Un monstre en costume jaune avec des manches aux rayures rouges et blanches nous attend à l'entrée. Son visage est également peint en blanc et ses lèvres, son nez et ses cheveux sont rouges. Il est affreux, mais il ne bouge pas. c'est simplement une statue. Soudain, une odeur forte parvient à mes narines et entre directement dans mon estomac. Je n'ai jamais rien senti de tel auparavant. Si la tentation et la gourmandise avaient un bébé, il aurait cette odeur.

Autour de moi, il y a beaucoup de gros : les clients, comme les serveurs du restaurant. Ce qui venait confirmer une nouvelle fois que les habitants de la France, les blancs comme les noirs, étaient tous riches. Ils pouvaient manger acheter et manger tout ce qu'ils voulaient. J'espère devenir aussi grosse qu'eux un jour.

  • Je te prends le menu enfant, ça te va ? Et puis comme ça tu auras le jouet.
  • D'accord.

J'ouvre délicatement la boîte colorée jaune et rouge. Je regarde le jouet à l'intérieur, une petite voiture avec le même personnage qu'à l'entrée. À présent je le trouve magnifique. J'ai envie de pleurer de joie tellement je suis heureuse, car c'est le tout premier cadeau que j'ai reçu de ma vie. 

Le repas, un sandwich de boeuf, des frites et du fanta, est encore meilleur que dans l'avion. J'espère pouvoir manger comme ça tous les jours. Je demande à M. Sylvain si je peux garder la boîte avec le jouet. Il a l'air gêné tout à coup. Après quelques secondes de réflexion il me dit que je ne peux pas garder la boîte : "Je ne veux pas que Marthe et les enfants sachent qu'on a été manger au Macdo. Malala piquerait une crise parce qu'elle aurait aimé venir et Marthe pense que je dépense trop d'argent. La prochaine fois qu'on ira manger avec les enfants, tu pourras avoir ta boîte et même un autre jouet. D'ailleurs il faudrait que tu caches celui-là d'accord ?" Je ne suis pas triste, au contraire, je suis la plus heureuse du monde, il y aura une prochaine fois, un prochain jouet, et d'autres encore. 

Nous arrivons enfin dans l'immeuble de M. Sylvain. Il gare la voiture dans un parking sous-terrain, je me demande comment ils ont réussi à creuser sous la terre pour pouvoir y mettre des voitures. Nous entrons dans une machine qui monte. C'est incroyable toutes ces machines qui nous aident à marcher, à monter et à descendre, comme les escaliers qui bougent et les tapis qui roulent de l'aéroport. S'il y avait des machines montantes et des tapis roulants à Ambovombe, ce serait beaucoup plus simple de transporter les bidons d'eau de la pompe jusqu'à la maison. 

  • Ah vous voilà enfin, vous en avez mis du temps !" nous accueille la patronne.
  • Oui il y avait beaucoup d'embouteillages. 
  • Bon maintenant vous êtes-là, tu vas pouvoir aller faire les courses, pendant que je lui explique ce qu'elle a à faire. Elle se tourne vers moi : comment tu t'appelles ?
  • Joanna.
  • Tu m'appelleras Madame Marthe.
  • Oui Madame Marthe.

M. Sylvain s'en va.

  • Tu peux poser ta valise ici. Elle ouvre le placard à l'entrée. Tu parles le français ?
  • Je comprends un peu mais je ne parle pas.
  • Mes enfants ne parlent pas le malgache. Mais ça ne devrait pas poser problème.
  • Mais je peux apprendre Madame Marthe.
  • Je ne pense pas que tu en auras besoin.

Madame Marthe me fait un tour de l'appartement, que je trouve immense et moderne. Mon travail sera simple, me dit-elle : je dois m'occuper des enfants et faire le ménage. La cuisine, c'est elle ou son mari qui s'en chargent. Je dois me lever avant tout le monde et me coucher après tout le monde. Comme il n'y a que deux chambres, il est préférable que je dorme dans la cuisine. Je suis d'accord, ça ne change pas des autres bonnes à Madagascar. Elle ajoute que je ne toucherai mon salaire qu'après deux ans car les deux premières années serviront à rembourser le billet d'avion qui est très cher.

À partir de la 3e année, je pourrai toucher mon salaire : 500 francs par mois, mais je ne le toucherai que lorsque je rentrerai, pas avant : « C'est mieux comme ça, m'assure-t-elle, sinon tu vas dépenser ton argent n'importe comment en achetant des choses inutiles. Si tu veux acheter quelque chose, tu n'as qu'à nous demander et on l'achètera à ta place, mais ce sera retiré de ta paye ».

Je suis un peu déçue, 500 francs par mois c'est beaucoup par rapport à Madagascar. Même en un an, même en 10 ans, Maman n'a jamais touché cette somme. Mais je vais devoir travailler deux ans gratuitement et même après deux ans, je ne verrai pas la couleur de l'argent. Je ne sais pas si je suis d'accord avec ça. Mais de toute façon, je n'ai pas vraiment le choix. 

« Ah et aussi, donne moi ton passeport, je vais le garder pour toi, sinon tu risques de le perdre ».

Je sors mon passeport de ma poche pour le donner à Madame Marthe et le petit jouet du MacDonald tombe de ma poche. Je m'arrête, mon passeport suspendu à ma main gauche. Je ne bouge pas. Madame Marthe ne prend pas mon passeport, mais se baisse pour ramasser la petite voiture rouge. 

  • Qu'est-ce que c'est que ça ?

Je ne réponds pas.

  • Où est-ce que tu as eu ça ?

Je ne réponds toujours pas. 

  • Tu vas me répondre oui ou non ? Où tu as eu ça ? Vous êtes allés au MacDo ?
  • Oui.
  • Oui Madame Marthe !
  • Oui Madame Marthe.
  • Vous n'auriez pas dû y aller. Vous auriez pu attendre de revenir ici pour manger. 
  • Oui Madame Marthe. 
  • Tu n'es pas venue ici pour jouer mais pour travailler. D'ailleurs ce n'est pas un jouet de ton âge. Tu es trop vieille pour jouer avec ça. Tu ne peux pas le garder. Je te le confisque. 
  • Oui Madame Marthe.
  • Maintenant commence par nettoyer la cuisine, puis tu feras la salle de bain et le salon. Tu pourras ranger les chambres après manger. 

Madame Marthe prend mon passeport et range le jouet qui n'est plus le mien dans sa poche. C'est mon premier cadeau, la première fois que je possède quelque chose, rien qu'à moi, et il ne m'a appartenu que le temps d'un trajet en voiture depuis l'aéroport jusqu'ici. J'ai envie de pleurer, mais je retiens mes larmes. Si je commence à pleurer, ça ne ferait qu'énerver ma patronne encore plus. 

Madame Marthe me montre comment utiliser les produits de nettoyage et reste derrière moi pendant tout le nettoyage de la cuisine. « Non ne fait pas comme ça, mais comme ça. » ; « Tu mets beaucoup trop d'eau, tu vas inonder le sol de la cuisine ! » ; « Tu utilises trop de produit, on voit bien que c'est pas toi qui le paye ».

M. Sylvain revient des courses. Sa femme entame une dispute à cause de la petite voiture rouge. Je continue à faire le ménage dans la salle-de-bain en faisait mine de ne pas les entendre, alors qu'ils sont en train de se crier dessus. Au bout de quelques minutes, j'entends la porte qui se claque, puis Madame Marthe me crie de l'aider à ranger les courses.

Je contemple toute cette abondance de nourriture. Madame Marthe a raison, je suis ici pour travailler, pas pour jouer. Je dois travailler dur, devenir une bonne modèle et comme ça Madame Marthe sera fière de moi. Elle a l'air un peu sévère comme ça, mais peut-être que ça va s'arranger dans les prochains jours. Et quand elle verra que je suis sérieuse, elle me récompensera. Elle pourra m'apprendre le français, et peut-être même que je pourrai retourner à l'école un jour. Je n'ai que 13 ans, il n'est pas trop tard. Je vais donc m'appliquer et elle sera satisfaite. Je vais prier aussi. Dieu m'aidera. Maman m'a dit que Jésus serait toujours à mes côtés. Il m'aidera à affronter les difficultés et à obtenir une meilleure vie pour moi et surtout pour ma famille. J'ai bon espoir que tout s'arrange. J'ai réussi à venir jusqu'en France alors que tout le monde sait que c'est presque impossible. Maintenant il faut que je travaille dur et tout ira bien. 

  • Maintenant tu peux retourner à ce que tu faisais.
  • D'accord Madame Marthe.

Je retourne dans la salle de bain. Même si j'ai déjà presque tout nettoyé, je nettoie une deuxième fois. Je frotte chaque recoin toujours plus fort, jusqu'à m'écorcher les doigts autour des ongles. J'ouvre le robinet pour me laver les mains, et je remarque qu'en attendant un peu, l'eau devient froide, tiède ou brûlante. Ils ont donc un système pour chauffer ou refroidir l'eau. Je m'étonnais, une nouvelle fois de découvrir un nouveau système magique. À Tana, l'eau qui coulait du robinet était uniquement froide, comme l'eau de la pompe à Ambovombe. Mais si on laissait le bidon au soleil, l'eau pouvait alors être chaude. Mais seul le temps était capable de contrôler la température de l'eau. Ici, je pouvais contrôler la température de l'eau !  

« Qu'est-ce que tu fais ? Arrête de gaspiller l'eau et remet toi au travail, tu es trop lente, tu devrais déjà avoir fini le salon. » Je soupire intérieurement. Il va être difficile de la satisfaire. Après avoir nettoyé le salon, Madame Marthe m'appelle pour manger. Elle avait préparé du riz avec des haricots blancs et des saucisses. J'étais rassurée, il y avait beaucoup de riz. J'ai pensé à Maman, à mon petit frère Dama et à ma petite soeur Soa. C'était l'heure du repas et ils n'avaient probablement rien à manger. Maman attendrait le soir pour leur donner un peu de riz offert par le PAM et qu'elle devait rationner. Peut-être qu'elle ajouterait un peu de manioc de la récolte qu'elle n'aurait pas réussi à vendre. Dans ma prière avant de manger, je remercie Dieu de m'avoir donné cette chance. Je ne m'inquiète plus désormais de savoir si j'allais manger, mais ce n'est pas le cas de ma famille. Je m'excuse d'avoir douté de Lui et lui demande de protéger ma mère, mon frère et ma soeur de la famine.

Je mange dans la cuisine, sur un petit tabouret contre le mur, mais non à table. Madame Marthe est dans le salon et j'entends la télévision. J'avais appris à manger lentement pour faire diminuer la sensation de la faim. Lorsqu'on mangeait trop vite, on avait faim plus longtemps.

L'après-midi est plus calme. Je continue à nettoyer, pendant que Madame Marthe fait la sieste. Je n'ai plus rien à faire, alors je m'assois dans la cuisine. Sur la table, caché derrière une pile de dessins d'enfants, il y a un livre : « Aladdin ». Je n'ose pas l'ouvrir, j'ai bien trop peur que Madame Marthe me surprenne en train de fouiller. J'observe la couverture : un couple d'amoureux et un petit singe sur un tapis volant. Je me demande si ça existe les tapis volants. Il y avait bien des tapis roulants et des avions. Ce serait bien pratique si ça existait, mais ça devait coûter cher. Je ne peux pas résister, je ferme la porte de la cuisine et ouvre le livre. Les images sont magnifiques. Je tourne les pages rapidement, sans lire. Je suis fascinée par le géant bleu qui sort de la lampe et par la beauté de la femme en soutien-gorge. Je reviens en arrière pour lire l'histoire, ou plutôt pour la déchiffrer. Je lis lentement, en chuchotant. Je suis tellement concentrée que je n'entend pas la porte s'ouvrir. Je ne vois pas tout de suite la petite fille qui me regarde avec de grands yeux.

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