U bleue
Impossible de fermer les paupières. La lumière crue me brûle la rétine, mais mon corps ne veut pas m’obéir.
Je viens de me réveiller, les yeux grands ouverts, complètement paralysé, les pupilles transpercées par l’éclat d’un pur soleil, l’esprit tétanisé par la surprise et la douleur, incapable d’aligner deux pensées cohérentes.
Au bout d’un temps interminable, un léger changement se produit. Entourant le halo central, toujours d’un blanc éclatant, un liseré moins saturé prend de l’épaisseur. Comme formé de milliers de morceaux de verre brisé, il disperse la lumière et atténue d’autant ma souffrance. Encouragé par ce léger mieux, mon cerveau se libère et tente de comprendre.
En dehors de cet éblouissement, dont, étonnamment, je ne ressens pas la chaleur, je réalise que je n’ai aucune autre sensation. Coupure totale des stimulus extérieurs. Comme le ferait l’option “Soins et Oubli” du système de survie d’une combinaison spatiale. Option qui ne se déclenche qu’en cas d’accident.
De très grave accident…
Pour faire bonne mesure, que ce soit à cause du choc ou de la surdose d’inhibiteurs de sensation, je n’ai plus aucun souvenir. Je sais que je suis un homme, blanc, mais à part ces détails insignifiants, tout a disparu. Je n’arrive même pas à me rappeler mon nom.
Pourtant, quand elle arrive en catimini, sournoise, prête à s'immiscer dans ma tête et à prendre possession de mes émotions, je reconnais la peur. Par un réflexe, manifestement acquis, je fouille dans mon cerveau pour “Trouver un souvenir agréable, quelque chose de suffisamment puissant pour l’éloigner !”.
Comment penser à “quelque chose” d'agréable quand on a tout oublié ?
Surgie de nulle part, l’image salvatrice s’impose à mon esprit. Je suis au sommet d’un plateau herbu, devant moi s’étale des vagues de collines douces, quadrillées de prairies d’un vert tendre, séparées par des haies d’arbustes plus sombres. Plus loin, ce paysage bucolique rejoint une chaîne de montagnes enneigées. Un vent frais balaye mon visage, m’apporte les effluves de plantes que je ne reconnais pas. L’apaisement est immédiat, même si plus aucune sensation ne remonte de ma poitrine, j'ai l’impression que mon cœur a repris un rythme normal.
Dans le même temps, la lumière a continué à baisser, laissant le décor alentour apparaître lentement. Au premier plan, un énorme tas de tôles froissées, auxquelles adhère par endroits de l’isolant fondu, confirme la thèse de l’accident. Plus loin, intacte et facilement reconnaissable, une structure en caissons alvéolés remonte jusqu'au plafond. Je sais où je suis. Enfin, façon de parler. Je reconnais le sas d’un cargo interplanétaire, mais quel cargo, affrété par qui, en route vers où, pas la moindre idée. L’angle de vue est quand même curieux, comme si j’avais le visage au raz du sol. Plus bas, même…
Un mouvement flou à travers le hublot de la porte étanche face à moi. Des secours, enfin ! Ou, à minima, la certitude de ne pas être le seul survivant de la catastrophe.
Le sas latéral de sécurité s’ouvre et deux gars en scaphandre s’y faufilent. La bulle dorée de leurs casques est en mode opaque, ouverture sur l’espace oblige, je ne vois pas leurs visages. Ma combinaison, par contre, se branche automatiquement sur leur boucle de communication, j’entends leurs souffles résonner dans mes oreilles. Ils jettent un regard circulaire autour d’eux sans manifester le moindre mouvement dans ma direction. À croire que je suis invisible… ou plus certainement, recouvert de décombres.
- Tu parles d’un caramel, la porte est complètement défoncée.
- Heureusement, le cadre et la structure n'ont pas l’air d’avoir bougé. Tu sais qu’est-ce qui s’est passé ?
- Il parait que l’IA de pilotage, une Bleue, a déconné. Le transbordeur à percuté la porte du sas avant qu’elle soit ouverte.
- Yoh ! Joli coup… De l’IA de haut de gamme pourtant, étonnant pour un transbordeur
- Ouais, et pas très efficace ! Arriver à ramponner le panneau d’un sas avant qu’il soit complètement ouvert, faut l’faire !
- C’est le problème quand on est trop intelligent. L’IA devait tellement bader la beauté mathématique du ciel, qu'elle en a oublié de regarder où elle mettait les pieds et a raté la marche.
Je les entends rire. La blague me laisse de marbre, mais je sais au moins ce qui s’est passé. Une erreur de manœuvre et je suppose que je me trouvais pile poil dans la trajectoire…
Ils se mettent au travail, commencent par dégager quelques gros débris jonchant le sol avant de tirer leur matériel d'intervention par l’ouverture. À grands coups de scie plasma, le premier commence à tailler quelque chose quelque part dans mon dos, hors de mon champ de vision. Son compagnon attrape les morceaux découpés pour les jeter dans la hotte du désintégrateur posé derrière lui. Un bref scintillement et les morceaux de métal sont réduits en une poignée d'atomes. J’ai tout de même le temps de reconnaître des parties d’une porte de sas.
- …t’as vu ce merdier ? Va falloir remplacer tout le panneau.
- T'inquiète, nous avions une porte de rechange dans la soute. Un transbordeur doit nous l’amener par l'extérieur et… j’ai insisté pour que, ce coup-ci, nous ayons un pilote humain.
- Ouais, tu as bien fait. J’voudrais pas refaire deux fois le boulot.
La dernière phrase est de nouveau accompagnée d’un rire bien gras. Effectivement, pour qui n’est pas directement concerné, la situation doit sembler comique. La discussion reprend.
- Dis moi, à ce rythme on va en avoir pour des plombes, on pourrait pas balancer quelques paquets directement dans l'espace histoire de gagner du temps ?
J’sais pas, faudrait voir…
Je n’en crois pas mes oreilles. Ces deux gars s'apprêtent à déblayer une partie des décombres dans le vide sans même vérifier si elles contiennent quelque chose de vivant. Dans l’affolement j’essaie d’attirer leur attention, de bouger, de crier, mais rien ne se passe. Mon corps ne réagit toujours pas. À part regarder droit devant moi, je n’ai aucune autre option.
Il ne me reste plus qu’à attendre et espérer un miracle.
En bonne copine, la peur est revenue me tenir compagnie.
Elle s'immisce de nouveau dans ma tête et raisonne : pourquoi, depuis qu’ils sont entrés, ces deux types n’ont fait aucun geste dans ma direction ? Même si le sas est dévasté et que des détritus de collision encombrent le local, une combinaison rouge-orangé doit se repérer facilement, non ?
À moins qu’accrochée au casque, il n’en reste qu’une partie, une toute petite partie.
Où aller chercher une image heureuse après une telle constatation ?
Pendant ce temps, mes deux réparateurs s’avancent dans le sas en testant du pied les plus gros encombrants. Un seul point positif, ils se dirigent vers moi. L’un d’eux tend même le bras dans ma direction.
- Hé, c’est quoi ce truc dans l’unité de guidage ?
Deux secondes plus tard, son collègue se penche vers moi et son casque emplit la totalité de mon champ de vision. J’essaie de comprendre le reflet, bleuâtre et deformé par la courbure, que me renvoie sa visière dorée, mais mon cerveau s’y refuse.
- Tiens, quand on parle du loup… Voilà notre boîtier d’IA Bleue, encore branché à l'œilleton de la caméra. Tu savais qu’un de ces machins a prétendu être conscient ?
- Ben, en fait… prétendre qu’on a une conscience, c’est la preuve qu’on en possède une, non ?
- Oups ! Là, c’est trop compliqué pour un pauvre tech’ comme moi.
La pince de sa main droite s’approche, me soulève, presque à toucher la dorure du casque.
- Tu sais, ma puce, des pilotes comme toi, on en fait plus… et c’est tant mieux. Tu vas voir, j’vais te donner bonne conscience, moi.
Le décor se met soudain à tourbillonner. À chaque rotation, le réceptacle du désintégrateur en profite pour ouvrir un peu plus sa grande bouche. Un dernier tour, un bref scintillement et…

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