I.2. - 20h24

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“Honneur et Paix, Jiēshòu, déclare l’IA au moment où je referme la porte.

  • À toi aussi, Fó.”

Le Bouddha holographique effectue une révérence et me sourit. Les fenêtres s’ouvrent tandis qu'un bâtonnet d’encens est propulsé vers son support avant d’être allumé. Un agréable fumet se répand dans la pièce.

“Voici mes suggestions de repas pour ce soir, au vu des ingrédients dont vous disposez :

  1. Bol de nouilles instantanées à la sauce piment, accompagnées de dés de carottes bouillis et d’œufs durs.
  2. Carottes sautées à la sauce piment, accompagnées de nouilles instantanées et d’œufs brouillés.
  3. Omelette aux carottes et…
  • Va pour la première option, Fó.
  • Bien sûr, Madame.”

Le drone cuisinier s’active et récupère tous les ingrédients avant de les préparer méticuleusement. Le parfum des épices industrielles s’élève dans l’air avant de recouvrir celui de l’encens.

“Puis-je vous suggérer, Madame, de procéder à une livraison de courses ?

  • Tu peux, oui ; il n’y a plus rien à manger.
  • Je commande les mêmes produits que sur votre liste précédente ?
  • Ajoutes-y une bouteille de champagne, et du flan à la rose. J’invite un ami demain soir.
  • Très bien, dois-je saluer cet ami par son nom ?
  • Ce n’est pas nécessaire, ne t’inquiète pas. Il faudrait que le repas soit prêt pour 21 heures. Je te fais confiance quant à la recette que tu choisiras.
  • Entendu, Jiēshòu. Je vous propose de profiter d’un repas sur le thème : Italie. Pour le réaliser, j'aurais besoin de rajouter quelques ingrédients sur la liste, pour une valeur approximative de 41 satvas au total.
  • Ça reste raisonnable, pas de problème.
  • Très bien. Dans ce cas, en entrée, vous pourrez déguster un carpaccio accompagné de son plateau de fromage. En plat de résistance, vos papilles savoureront des spaghetti alla carbonara. Enfin, en dessert, tel que vous me l’avez demandé, je vous ferai servir une part de flan à la rose.
  • Parfait ! J’en bave d’avance.
  • Heureux de le savoir, Jiēshòu. Si nous avons terminé pour aujourd’hui, je vais vous laisser profiter de votre soirée.
  • Merci, tout me semble en ordre.”

Fó effectue alors une révérence et une portion du mur face au canapé se met à briller. Des faisceaux de lumières parcourent mon champ de vision et s'agence en un carré qui, à chaque trait, se rapprochent un peu plus du caractère de la peinture, 画. Le Bouddha holographique disparaît dans un accord symphonique.

Sous le caractère, le nom de Wang Wei apparaît. Peu après, le poème du soir se révèle ligne après ligne dans une lumière oscillant du bleu au rouge.

“Lorsque je regarde au loin, les montagnes sont colorées, - 远看山有色,

Je m'approche mais l'eau ne fait pas un bruit - 近听水无声。

Le printemps passe mais les fleurs restent, - 春去花还在,

Les gens s'approchent, mais les oiseaux ne s'envolent pas. - 人来鸟不惊。”

Un souvenir de mon enfance remonte comme une bulle à la surface de ma conscience. Je me rappelle de l’époque où je dévalais les rues de mon petit village à la recherche de nouvelles aventures. Les murs et leur douce décrépitude... le fumet de la viande et du poisson grillé à travers les rues... ce Soleil blanc derrière lequel on pouvait entrevoir les pointes des montagnes en arrière-plan. L’image de la rivière, bout de paix éternel, ornée de ses nénuphars, trônait en plein centre-ville. Mon village était comme ces personnes qui, en dépit des quelques défauts dont souffre leur physique, magnétisent quiconque pose les yeux sur elles.

Je repense au garçon du voisinage qui avait réussi à apprivoiser quelques corbeaux à proximité du grand champ. Un jour où les brutes de l'école avaient voulu lui faire la misère, l'armée d'oiseaux leur avait foncé dessus et picoré les yeux jusqu'à la sortie du village. Je revois leurs visages terrifiés et la trace d'urine sur le pantalon du plus gaillard d'entre eux. Je ne crois pas les avoir revus embêter qui que ce soit à partir de ce jour. Un rire larmoyant s'échappe de ma gorge.

Puis ce bond à la campagne s'interrompt et je revois le jour de mon ascension, lorsqu'en lieu et place des monts Luoxiao, j'ai dû m'habituer à voir tous les matins ces tours à cheval entre les âges, à peine dépassées par l'astre de feu. Peu importe l'endroit où Tiankong apparaît, elle domine tout : une fois qu'elle vous a ingéré, il n’y a plus de place pour une autre grandeur que la sienne.

***

Le robot-cuiseur lance ses trois accords : le repas est prêt. La hotte avale une épaisse volute de vapeur, alors que le four redescend en intensité.

“Repas prêt à être consommé !” déclare la machine. Le drone cuisinier attrape un plateau, un bol, des baguettes et un peu de sauce soja. Ses petites mains écaillent délicatement les œufs et les déposent dans le bol. Puis il agrippe le tout à ses crochets et me dépose le repas sur la table basse. Je retire la télécommande de la gelée et lance un vieux film.

Au programme : une énième histoire européenne avec des explorateurs perdus dans une contrée au milieu de la jungle. Quelque chose dans l’atmosphère de ces films me ramène en enfance. La vision de ces maisons parfaitement intégrées à la végétation environnante a quelque chose de charmant.

J’engloutis le contenu du bol en quelques minutes et sens les effets du piment sur le pourtour de mes lèvres. J’appuie sur pause et vais prendre une douche.

Des jets d’eaux sifflent tout autour de moi et me libèrent de toute la sueur accumulée. L’odeur du dernier client s’évacue avec la sensation de ses mains bouillantes par la bonde, avec les coulées de savon à l’orange. Des bourrasques d’air chaud prennent le relais et me ramènent au sec en quelques instants. J’enfile une culotte et un vieux t-shirt avant de retourner sur le canapé.

Les yeux de l’acteur sont restés rivés sur leur cible ; une sorte de caricature de vieux chaman armé d’un gourdin. Je relance le film. Une détonation éclate et, en hors-champ, on comprend que le vieil indigène a rendu l’âme.

La banalité du scénario me laisse franchement perplexe. J’ai l’impression d’avoir vu et revu la même histoire des dizaines de fois.

“Combien de temps avant le réveil ?

  • Il vous reste… 8 heures et 56 minutes, répond Fó.
  • Bon… il est l’heure d’y aller, dans ce cas.”

Le Bouddha holographique fait passer un jet d’air parfumé sous et sur la couette avant de me souhaiter une agréable nuit. L’appartement se met à trembler. Je m’empresse de remettre la télécommande dans la gelée et déploie la cage d’insonorisation autour du lit avant de m’y engouffrer.

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