III.2 - 23h58

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“Paix et Honneur, agent Xiǎo Tào”, déclare l’homme engoncé dans une veste en cuir.

Un épais visage, criblé d’anciennes marques d’acné ou de quelque maladie de peau, soutient une barbe timide, un nez quasiment plat et des yeux dont suintent une intelligence certaine. L’homme dégaine sa carte de policier et la place devant mes yeux. J’ai à peine le temps de voir les contours du chrysanthème surmonté du célèbre 天空警隊 que l’homme referme son portefeuille et demande :

“Vous êtes bien Madame Juǎn Xiàn Zhě numéro 39 ?

  • Je… je crois.
  • Vous n’êtes pas sûre ?
  • C’est que je ne sais pas combien de femmes a exactement mon mari…
  • Le seigneur Shēng Mìng ? Nous en avons noté cinquante-et-une. Vous me permettez d’entrer ?
  • Bien sûr, nous n’allons pas parler dans le couloir.”

Mílè aboie sur l’inconnu et vient le renifler. Le policier croise le regard de Zhī-Lì, puis le mien, et hausse les sourcils. Je prie pour que mon ami se retienne de faire une quelconque réflexion influencée par l’alcool. L’agent racle sa gorge et regarde avec insistance son torse dénudé, sans que cela ne génère aucune réaction chez lui. Je finis par lui lancer à mon tour un regard, et il consent à refermer peu à peu sa chemise.

“Mon ami et moi étions en train de dîner, je vous prie de m’excuser…

  • Il…n’y a... pas de mal, bredouille le policier. Madame, j’ai une nouvelle bien sombre à vous annoncer…”

Le ton pris par l’agent semble faire décuver Zhī-Lì sur le champ, qui se met alors à l’écouter avec grande attention.

“Je…j’avoue ne pas bien savoir comment vous l’annoncer mais… votre mari est décédé il y a trois heures.

  • Quoi ?!”

Zhī-Lì sursaute. Je sens mon cœur battre à toute allure, mes tempes chauffer jusqu’à devenir bouillantes, le bruit autour de moi s’assourdir, l’odeur de la nourriture s’atténuer jusqu’à disparaître. Les murs tremblent, les couleurs semblent s’inverser entre elles, bientôt, il ne reste plus que le visage rongé par le malaise du policier.

“Quand ça… ?

  • Il y a trois heures, comme je vous disais. Je…
  • Pourquoi ?! Qu’est-ce qui lui est arrivé ?!
  • Je ne peux répondre de manière définitive à votre question pour le moment, Madame, mais…
  • Il a abusé au volant ? Quel imbécile ! Pourquoi est-ce qu’il n’écoute personne quand on lui dit que…
  • Votre mari a été victime d’un assassinat.”

Le silence retombe. Zhī-Lì laisse sa mâchoire pendre dans le vide. Le chien, qui sent la peur déferler dans nos poitrines, vient se coller à ma jambe et réclame que je le prenne dans mes bras. Je n’ai pas la force de me baisser et de le hisser, alors il reste à se frotter contre moi en couinant.

“Vous êtes sûr de ce que vous me racontez ?

  • Absolument, cependant l’information n’a pas été officialisée.
  • Comment est-ce que vous pouvez l’affirmer, alors ?
  • Croyez-moi, Madame… Je vous souhaite de ne jamais voir les photos post-mortem… Mais aucun doute n’est possible.
  • Qui… qui a pu faire ça ? demande Zhī-Lì.
  • C’est justement la question que mon service se pose. J’ai été affecté à cette affaire et c’est pourquoi j'ai toqué à votre porte. Mis à part le fait qu’il vous fallait bien quelqu’un pour vous l’annoncer. Vous êtes l’une des dernières personnes à l’avoir vu…”

Je cours jusqu’à la salle de bains et passe l’eau la plus froide possible sur mon visage. Ce que je crois reconnaître comme des larmes vient bientôt se confondre avec le torrent que je déverse sur mes yeux bouillants. Un long râle s’échappe de ma gorge. Mílè vient s’asseoir devant la salle de bains et tente de comprendre ce qu’il se passe. Je me jette sur la petite boule de poils et tente de trouver du réconfort dans son pelage à la texture de coussin.

Dans le salon, j’entends le policier émettre des hypothèses sur le commanditaire de l’assassinat avec mon ami.

“...c’est la première fois depuis la fondation du syndicat qu’un de ses membres subit une chose pareille. Madame Juān Xiàn Zhě ? Seriez-vous en mesure de répondre à quelques questions ?

  • Je peux... essayer…
  • Bien, je vous remercie. À quelle heure exactement avez-vous vu votre mari aujourd’hui ?
  • Il est arrivé à 10h33 devant le Palais Municipal… haha… il était encore une fois en retard. Si j’avais su que c’était la dernière…
  • Prenez donc un mouchoir, propose le policier en sortant un paquet d’une des poches de son manteau.
  • Merci.
  • Pouvez-vous me décrire votre rendez-vous, à la mairie ? N’omettez aucun détail, je me chargerai de faire le tri.”

Je reviens alors sur l’arrivée de Shēng Mìng et son ticket de dédommagement, le hall vide, la secrétaire aux joues enflammées par ses beaux discours, le bonze et ses accusations, le portrait du Bouddha qui se léchait les lèvres, et la fermeture des portes de la voiture de sport. Le policier parvient à noircir de ses notes trois pages d’un petit calepin.

“Ce que vous avez dit sur le bonze me semble on ne peut plus intéressant. Bien sûr, un membre du Siège - la question est "qui ?"- est un suspect à ne pas négliger. Cependant j'ai d'autres pistes à examiner. Connaissez-vous l’état des relations de votre mari au sein du Syndicat ? Avait-il des ennemis, des gens qui l’auraient trouvé gênant ?

  • Il n'en a jamais parlé, alors je n’en sais rien. La seule chose que j’ai pu remarquer, et qu’il m’a confirmée, c’est que les affaires marchent très bien pour lui, dernièrement.
  • Quel genre d’affaires ?
  • Il n’a pas précisé.
  • Très bien. Madame, je tiens à vous remercier. Maintenant que j’en ai fini avec mes questions, je me dois de vous décrire la suite des événements. Puis-je vous demander quelle profession vous exercez ?
  • Je… mon mari m’entretient…
  • Hm… bien, j’ai compris, sourit amèrement l’agent. Nous vous proposons la mise en place d’une protection policière permanente, au vu des risques que vous encourez. Nous ne savons pas si les assassins n’en voulaient qu’à votre mari. Je sais bien qu’il vous faut sortir pour obtenir de quoi payer vos factures, mais je ne peux garantir votre sécurité si vous refusez. Pensez-y. Il existe également des plans de réinsertion dans une société d’En-Bas…
  • Jiēshòu n’a pas l’intention de quitter la ville, Monsieur, intervient Zhī-Lì.
  • Je me dois de lui décrire les options disponibles, rétorque le policier. À part si Madame parvient à rencontrer un autre homme susceptible de l’entretenir d’ici un an, il faudra se pencher sur un retour En-Bas.
  • Je vous remercie de vous inquiéter pour moi, sincèrement. Mais je refuse de me laisser intimider par… ces personnes, quelles qu’elles soient.
  • C’est tout à votre honneur. Permettez-moi de vous laisser ma carte, n’hésitez surtout pas à me contacter s’il se passe quoi que ce soit. Je souhaite plus que tout limiter l’effusion de sang. Sachez que je ne suis pas une fouine et ne chercherai pas à vous piéger, quoi qu’il arrive.”

L'agent me tend un petit rectangle de métal sur lequel le logo du chrysanthème côtoie le regard sûr d’un aigle. Il se lève alors et je le raccompagne jusqu’à la porte.

“Faites très attention à vous, Madame”, déclare-t-il avant de s’engager dans le couloir.

***

Je passe le reste de la soirée à tout ressasser en espérant trouver des réponses. Jamais je n'aurais cru que la perte de Shēng Mìng puisse me mettre dans un tel état ! L'idée que de telles démonstrations de barbaries puissent se poursuivre En-Haut me terrorise.

Zhī-Lì et moi enchaînons les shots dans un silence de mort. À tout moment, je crois qu’une main va venir toquer à la porte pour me tirer une balle dans la tête. J’ai beau remonter dans mes souvenirs jusqu’à ma première rencontre avec Shēng Mìng, rien ne me permet de répondre à mes pourquoi.

Le chien se met à aboyer vers une heure du matin. Nous sortons de la mollesse de l’alcool d’un coup sec. Aucun bruit. Mílè reste pourtant sur ses gardes. Je dois avouer que je respecte le courage dont fait preuve ce corps chétif. Une silhouette finit par passer derrière la fenêtre qui donne sur le couloir. J’ai l’impression que mon cœur va s’arrêter. Nous attendons un moment, les yeux rivés sur l'entrée, mais il n'y a plus aucun signe de vie.

“Sûrement un voisin… suggère Zhī-Lì.

  • Sûrement, oui. Est-ce que je peux te demander une faveur… ?
  • Laquelle ?
  • Reste dormir, juste ce soir. Je ne vais pas réussir à fermer l’oeil, je le sens.
  • J’allais te suggérer la même chose ! Je pense que je tiendrais pas deux cent mètres à l’extérieur avant de me vautrer sur le sol. Le petit fait un bien meilleur gardien que moi, haha.
  • Peut-être, mais si tu restes là, je me sentirai plus en sécurité.
  • Ça me va parfaitement !”

Je déplie le canapé et donne de quoi se couvrir à Zhī-Lì, puis mobilise mes dernières forces pour venir m’écrouler dans mon lit. Le chien s’installe sur un tapis.

La voix de Shēng Mìng résonne dans ma tête. Ne vous inquiétez pas ! Je ne vais pas vous changer d’appartement. C’est juste que les affaires ont particulièrement bien marché cette année. J’ai commencé à diversifier mes activités.

Pourquoi est-ce que je lui ai pas demandé à ce moment-là de s’expliquer ? Des larmes se forment sur le coin de mes yeux. Dans le salon, Zhī-Lì a déjà commencé à ronfler. Dans quelle misère est-ce qu’il est allé se fourrer ? Ça ne lui suffisait plus, tous ses mariages ? Qu'est-ce que je raconte, bien sûr que ça devait lui suffire, s’il a baissé la facture… Il a dû trouver mieux, plus rentable. Quel idiot ! J’aurais envie de le baffer jusqu’à ce qu’il se réveille, s’il était là…

La voix du bonze prend le relais. L’union que nous célébrons aujourd’hui ferait partie des derniers échantillons de beauté présents dans ce monde, des derniers bastions de sentiments véritables au sein de notre Cité. Le mariage devrait être la plus haute célébration des sentiments de nos concitoyens, et ne saurait en aucun cas être réduit à des considérations purement pécuniaires.

Shēng Mìng avait plus que raison ! De quel droit il s’est permis, ce foutu rasé, de critiquer notre mariage ? Il est bien heureux de toucher une commission dessus, non ? Alors pourquoi ouvrir sa gueule puante ? Je le hais ! Lui et toutes ces saloperies de religieux ! Étudiants de mon cul ! Vous êtes les plus grands hypocrites que cette Terre ait porté ! Pourquoi est-ce que vous ne laissez pas les gens mener leur vie comme ils l’entendent, bande de fouines infâmes !

Je sens une poussée fiévreuse s’emparer de tout mon corps, puis, peu à peu, la chaleur se condense sur ma poitrine et mes fesses et prend la forme de mains poisseuses. Un défilé de doigts obsédés empoigne ma peau, je sens l’air devenir lourd.

Zhang... Je… ça faisait si longtemps… Zhang ? Ha ! Je... Pardon, je me suis perdu. Jīshù, je voulais dire.

Combien de ces foutus maris infidèles ont écorché mon nom, combien ? Je me suis tantôt appelée Lián, tantôt Pó, Huā ou n’importe quel nom de femme trahie par son homme ! Mais combien, combien de ces salauds l’ont prononcé correctement ?

Les mains redoublent d’intensité et je sens ma peau se plier à leur contact, comme une pâte qu’ils tenteraient désespérément de pétrir pour lui donner la forme de quelqu’un d’autre.

J’essaie de chasser ses doigts crochus mais ils reviennent sans cesse s’écraser, toujours sur les deux mêmes parties de mon corps.

Tu ferais bander un mort ma chérie…

Si ma femme avait le quart de ton cul, je serais aussi fidèle qu’un bon vieux toutou !

Eh ben, y’en a un ici qui va être gâté. Approche, je vais pas te bouffer…

“Assez !”

Les mains disparaissent. Mílè sursaute et aboie. Je m’empresse d’appuyer sur l’interrupteur de ma lampe. La chape d’ivresse sur Zhī-Lì lui permet à peine d’articuler un faible “Qu’est-ce qu’il y a ?”. Je réponds qu’il n’y a rien. Il repart alors dans son concert de ronflements.

Je m’empresse d’aller dans la salle de bains, suivie de près par la petite boule de poils. Une sensation de crasse envahit mon corps. Je me jette dans la douche, empoigne le pommeau et déverse une eau brûlante sur chaque recoin de ma peau. J’ai beau frotter le savon dessus, la sensation de saleté ne disparaît pas. Je me résous à abandonner, sors de la douche et retourne m'effondrer dans le lit.

Des images confuses se mélangent dans ma tête avant de retrouver un semblant de calme. Je finis par trouver le sommeil, après un moment qui me paraît durer une éternité.

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