Le singe du Travel Design ramasse une coque de cacahuète qu’il lance de toutes ses forces en direction du visage de Cédric. 

— Aie !,  hurle-t-il en brandissant son poing en l’air. Au moment où il s’apprête à insulter son animal totem, un collègue de Cédric passe la tête à travers les cloisons et le dévisage aussitôt. 

— Heu…Tout va bien ici ? 

— Oui, oui. C’est cette saloperie de macaque qui….

Le collègue écarquille grands les yeux. Instinctivement, Cédric se reprend : 

— Je plaisante ! Je me suis cogné, voilà tout. 

— C’est ça, lui répond le collègue sur un ton décidément peu rassuré. 

— Au fait, tu n’as sûrement pas eu le temps d’en prendre connaissance, mais il y a un meeting de dernière minute en éléphant. 

—En quoi ? 

— Dans l'amphithéâtre !, lui répond le collègue en levant les yeux au ciel et sur un ton sec, comme si la véritable faute de Cédric était d’avoir oublié l’animal totem de la seule salle suffisamment grande pour accueillir tous les effectifs de l’entreprise.  

Nonchalamment, Cédric s’extirpe de sa zone de travail pour s’insérer de nouveau dans le couloir central, direction la salle Éléphant. L’annonce du meeting semble avoir provoqué son petit effet car c’est la cohue ce matin. Tous les employés d’Horizons Nomades se pressent, se bousculent, se marchent sur les pieds pour prendre connaissance de cette annonce de dernière minute. 

A l’intérieur, la lumière est tamisée. L’écran de projection est déjà abaissé, le logo d’Horizons Nomades s’y affiche en grand et l’équipe de direction attend patiemment que la salle se remplisse. 

Un collègue, visiblement en quête de compagnie, s’exclame bruyamment dans les oreilles de Cédric au moment où celui-ci s'apprête à s’asseoir, lui faisant regretter aussitôt ce choix de place :  

— Ils n’ont pas perdu de temps ! C’est à se demander si c’était pas prévu à l’avance !

Cédric reconnaît Stéphane de l’équipe commerciale, ce qui, apparemment, suffisait à justifier ce hurlement à à lui percer les tympans. 

Une fois assis, il a la même impression qu’au cinéma, attendant que le film commence. Il entame un débat intérieur pour savoir s’il préférerait des pop-corn salés ou sucrés, lorsque son regard se pose naturellement sur les intervenants : le grand patron semble plus effacé que d’habitude, en retrait dans son costume marron, tandis que Ginette, la directrice financière, rigole à s’en décrocher la mâchoire à ce que Cédric imagine être une blague très drôle faite par Jean-Claude, responsable de l’équipe IT. Au milieu de la petite troupe, trône Dylan, le jeune DRH, les mains dans les poches, affichant un large sourire. A l’image de son animal fétiche, il profite de la hauteur offerte par l’estrade pour contempler l’ensemble de la salle. 

Ça fait bizarre de le voir sans ses pancartes, se dit Cédric. 

Légèrement à l’écart, se tient le couple de cintres sur pattes croisé quelques minutes plus tôt dans l’ascenseur. Lorsqu’il croise le regard du mannequin suédois, arborant toujours ce sourire malicieux, il ressent aussitôt cette désagréable impression : c’est lui, désormais, qu’on observe.

Dylan s’approche du pupitre, puis tapote sur le micro à l’aide de son majeur, comme pour signifier le début de la présentation. 

— Bien, je pense qu’on peut commencer, annonce-t-il d’une voix tranquille. 

Un grand “Aaaah” de soulagement raisonne à l’intérieur de la salle. 

L’intensité de la lumière diminue progressivement. Une boule à facette géante descend du plafond, illuminant de mille feux l’intérieur de la salle. Des spots de discothèques envoient des flashs de toutes les couleurs. La salle se lève comme un seul homme lorsqu'apparaît sur scène David Guetta qui se dirige naturellement vers les platines qui ont remplacé le pupitre de Dylan. 

Stéphane hurle encore plus fort dans les oreilles de Cédric : 

— C’était donc ça la surprise ?!!

— Are you readyyyyyyy ? Lance David Guetta défiant l’audience médusée et en transe. 

En guise de réponse, certains hommes enlèvent leur cravate qu’ils font virevolter au-dessus de leur tête, imitant le cri de Tarzan, tandis que d’autres préfèrent la nouer autour du front, un peu comme un bandana.  

Les ondes puissantes des basses font trembler les murs, tandis que des canons à neige sortent des grilles d’aérations, déversant une quantité impressionnante de mousse sur la foule en délire. 

L’ambiance atteint son paroxysme lorsqu'apparaît sur scène le duo des Daft Punk, réuni l’espace d’une journée pour célébrer l’ôde aux voyages avec les employés d’Horizons Nomades. 

A la fois déconnecté et perturbé par la situation, mais aussi amusé et médusé par le spectacle autour de lui, Cédric se retrouve entouré par ses collègues qui se trémousse au rythme des platines de David Guetta et des Daft Punk

Soudainement, le son diminue brusquement. 

Le PDG s’avance vers le pupitre, regarde attentivement la salle puis entame son discours, d’une voix anormalement tremblotante : 

— Aujourd’hui est un jour spécial pour moi. Comme vous le savez, Horizons Nomades est la fierté de ma vie. J’y ai consacré toute mon énergie pour la faire grossir et en faire une des entreprises préférées des Français. Partout dans le monde, nous sommes reconnus pour notre savoir-faire. Ce résultat, c’est aussi grâce à votre ardeur, votre passion et votre abnégation de servir au mieux nos voyageurs. 

Cédric a du mal à revenir dans le moment présent pour écouter ce discours fastidieux. Son esprit est encore dans la salle de discothèque à se faire éclater les tympans au rythme des basses. 

Le PDG ajoute sur un ton encore plus solennel : 

— Je tiens également à remercier les femmes et les hommes de l’ombre, sans qui tout cela ne serait pas possible. Notre valeur ajoutée est de créer de toute pièce, puis de commercialiser, des itinéraires novateurs avant nos concurrents. Des itinéraires écologiques, hors des sentiers battus ou plus proches de ses habitants. Et tout cela nous le devons à la créativité et l’énergie de l’équipe Travel Design. Bravo à eux. 

Cédric ne s’y attendait pas et ressent le frisson d’une immense fierté lui parcourir l’échine dorsale, tandis qu’une vague d’applaudissements timides parcourt les rangs de la salle Éléphant. 

L’homme mannequin s’approche du PDG et, à la surprise, de ce dernier le pousse gentiment sur le bas-côté : 

— Merci. C’était un discours vraiment émouvant. J’en ai la larme à l'œil tellement c’était sincère et passionnant, dit-il en se frottant l'œil de la main. 

Il marque lui aussi une pause et scrute à son tour la salle. Il tousse, puis reprend : 

— Regarder le passé et contempler ce que vous avez construit, c’est bien. Mais, il faut aussi aller de l’avant. C’est justement la raison de cette petite réunion de dernière minute. 

— Comme vous le savez peut-être, les résultats d’Horizons Nomades sont tout sauf bons. La croissance du chiffre d’affaires est atone, notre part de marché diminue et pour la première fois de notre histoire on perd de l’argent. C’est pour cela que…

Il se retourne et fait un geste de la main en direction du PDG. 

 — C’est pour cela que votre PDG a décidé de partir en vendant ses parts à un fond d’investissement : Pégasus, dont j’ai l’honneur d’être le représentant. 

— Je m'appelle Emmanuel et je deviens à partir d’aujourd’hui votre nouveau PDG par intérim. Je vous présente ma plus proche collaboratrice, Emmanuelle, qui va travailler avec moi durant ces prochaines semaines afin de mettre en place une stratégie gagnante pour Horizons Nomades. 

Emmanuel en profite pour sortir son plus beau sourire carnassier devant le brouhaha d'indignation et de panique dans l’assistance. Son regard fixe l’espace d’un instant celui de Cédric. 

Emmanuelle en profite pour s’approcher du micro et poursuivre le discours : 

— Attendez-vous à des annonces lors des prochains jours ainsi qu’à du changement. Nous sommes là pour secouer la belle endormie et reconquérir le marché du voyage. Horizons Nomades est une belle et grande famille. On va faire de grandes choses ensemble… enfin, ceux qui resteront

A côté d’elle, Emmanuel applaudit, toujours avec un grand sourire.  

— Merci pour votre attention et votre collaboration. La réunion est finie, vous pouvez retourner à vos postes. Si vous avez des questions, et bien…partagez-les sur le portail de l’entreprise et notre chatbot se fera un plaisir d’y répondre.