ish s'explique :

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de isch – pour 4 :

un gros chat qui s'allonge tout gorgé de soleil même encore loin profond dans la nuit où on pense ne jamais revoir la lumière : c'est ainsi que le gris tombait sur le port que le gris assommait le ciel au-dessus du port ainsi chaque année et chaque année dès que ça commençait on se sentait plus vrai – plus mort mais plus vrai – l'habitude de se comprendre spectre peut-être – c’était moins facile en été où tout colle tout poisse tout brûle pas une saison pour nous fantômes nous gosses de l'automne que dégoûtaient les corps : nos corps – les corps des autres – si faciles à ignorer quand le gris tombait cependant et qu’il fallait s’enterrer sous quinze couches de vêtements – se cacher sous les capuches luisantes des k-way zippés jusqu’au menton remettre ses plus grosses bottes – limaces de l’année dernière encore écrasées sous les semelles – tu marmonnais : la mort du style en attendant dans l’entrée parce que j’avais des difficultés avec les fermetures éclair – mais au fond ça nous plaisait bien non de ne plus devoir réfléchir à tout ça aux apparences ou plus de facilité à faire semblant qu’on n’y réfléchissait plus – et sûrement que les hommes étaient plus simples à côtoyer quand leurs larges bras bruns gras velus étaient couverts – sauf chez les quelques frimeurs qu’on croisait parfois au port et qui prétendaient que leurs débardeurs crasseux ou leurs manches retroussées chiffonnées leur suffisaient : de toute façon ça ne va pas cracher aujourd’hui qu’ils disaient et même si même si ça crache oui on est pas fait de sucre – rires hurlants – et leurs regards qui s’interdisaient de vérifier le ciel – mais qu’est-ce qu’ils y auraient lu d’autre que le gris – bref certains ne changeaient pas restaient terrifiants : dégueulasses – mais globalement ça allait

ça allait mais chouiner quand même : ouin ouin se moquait l'autre ouin ouin les sirènes des navires qui perçaient le brouillard – la nuit – et ça me faisait toujours sursauter jamais habituée et tu te moquais encore et je n'osais pas te dire que ça me faisait vraiment peur le port surtout la nuit quand on se promenait au milieu du métal goudron l'humidité et vague odeur d'algues et d'huile de moteur et que tu essayais de nous perdre dans le labyrinthe de containers : je te suppliais de revenir au bord de l'eau vers la lumière pitié vers la mer et ses reflets visqueux les phares les feux au loin vers l’eau – et les autres gens aussi – même la nuit toujours un ou deux paumé comme nous qui nous croisait en marchant rapidement main dans les poches tête baissée même pas un regard quand on se dépassait c’était plus poli comme ça et on avait jamais de problèmes parce qu’on était deux parce qu’on était jeunes et que même à cette heure-ci on riait et on parlait fort et on se taisait seulement quand on n’avait croisé plus personne depuis un moment que plus personne ne s’annonçait à l’horizon et que c’était vraiment pour de vrai pour toujours juste nous deux sur la jetée toi jurant parce que le vent t'empêchait d'allumer ta clope moi silencieuse : encore une fois la peur – ne fumant pas mais aussi giflée par les fantômes aussi les yeux fouettés par mes cheveux tu me disais de les couper enfin pitié un petit tour chez march et ses ciseaux d'argent frétillants mais j'avais peur d'avoir l'air conne et j'avais peur d'avoir froid peut-être si on était moins dehors la nuit peut-être en été pas dans les mois de gris où on passait notre temps à marcher traîner attendre sur la jetée faire des allers-retours des supermarchés aux bars à ta cave aux bars de nouveau – et tous petits face aux navires la journée des grosses bêtes endormies autour desquelles les pêcheurs et les marins s’affairaient comme des mouches tous ces roses bruns bourdonnant contre le noir profond bleuté lisse des machines de la mer ça foutait la gerbe un peu – une sorte de rouille mobile organique c’est-à-dire de la moisissure : dégueulasse – et les bateaux assoupis sous le soleil qui arrivaient au port comme des somnambules tirés par les cordes – les cris – les hommes les hommes les hommes – et les machines auraient presque fait pitié s’il n’y avait pas la nuit qu’elles pouvaient alors regarder droit dans les yeux avec leurs phares aveugles quand on passait devant et vraiment dire vraiment penser la cruauté : je t’écraserais si je n’étais pas coincé comme ça parce que : moi sur mer toi sur terre mais dès que j’ai compris dès que je m’en sors dès que des jambes me poussent ou que je prends possession de la paire de mâchoires la plus proche t’es la prochaine sur la liste petite – la profondeur de leur peau qui annonçait qu’ils étaient la seule réalité qu’on était rien devant eux – sous eux – j’en faisais des cauchemars – bon : c’est vrai que c’est moi qui insistait pour revenir au bord de l’eau mais quand on y était je te faisais marcher de leur côté toujours toi entre les bateaux et moi toujours je ne crois pas avoir une seule fois pensé réussir à être vraiment protégée comme ça mais peut-être que j’espérais que tu te fasses croquer avant

mais ça persistait et ça tournait en rond et ça gonflait parfois comme une ancre au fond du ventre : la peur de sortir et comme une baleine échouée sur le rivage l’immobilité et la liquéfaction comme ça aussi comme : Claire sur la jetée – se laisser hanter un peu et on n’arrivait pas à s’en défaire à chaque fois qu’on passait l’endroit où – le sol toujours humide luisait un peu plus rouge que le reste et on retenait des hauts-le-cœur

seule solution on pensait alors : se perdre dans la ville – on avait vite compris – finir par trouver du boulot peut-être voir d’autres gens et puis courir dans tous les sens c’était grand quand même ici et il fallait qu’on arrête d’essayer de se croire autre chose que petits – et il fallait comprendre qu’on n’était pas les seuls animaux et encore moins les plus importants : au-dessus de nos têtes s’ouvraient les carapaces de béton à nos regards s’offraient les ventres de verre et il y avait dans l’air la moiteur électrique du métal sous tension – et le souffle constant des routes – le crachotement des rues – les yeux attentifs des phares et des lampadaires oui : il fallait se comprendre dans l’écosystème arrêter de croire à la solitude il fallait voir l’océan même en-dehors du port même passée la jetée voir que c’était la mer encore qu’on n’en sortirait pas – et l’odeur du sel partout : une preuve – et l’impression de se noyer respirer fort par la bouche essayer de survivre aux heures suffocantes de la nuit : une preuve aussi

preuve de : la transformation – tu te souviens comme on marchait tout tordus tout mal à l’aise coincés dans nos corps sans nageoires ou nos nageoires coincées à l’air libre peut-être que c’était ça les torticolis les chevilles enflées la manière dont mes bras tremblaient en permanence – tout le monde enfonçait ses ongles dans le dos des mains sèches espérant gratter jusqu’à découvrir des écailles – mal à la gorge et on se demandait si enfin nous poussaient des branchies – l’appel de l’eau – dans mes rêves on allait par vagues humaines répondre à la mer : dans la réalité j’étais la seule

et comme on ne fait pas une vague seule je n’entrais pas je rampais sur les rochers je fixais les goélands de l’autre côté du lagon crevant de jalousie – si j’avais eu le choix je n’aurais pas muté poisson tu le sais ça

mais c’est comme tout le reste on ne décide pas vraiment – alors

l’hiver et j’ai dû rentrer à la maison chez mams – au début je disais la maison quand je voulais dire chez elle parce que je savais que ça lui ferait plaisir mais ça a fini par s’accrocher et je me suis mise à le dire même quand elle n’était pas là je le disais à d’autres gens et je le disais à moi-même – même après des années – tu fais quoi ce week-end : je rentre à la maison – et si ça c’était un mensonge la vérité complémentaire restait : ma maison n’est nulle part ailleurs – mais elle n’était pas chez elle non plus – donc :

quand je te parlais de ça je ne donnais jamais la conclusion logique évidente – puisque ce n’était pas très grave – parfois ça me plaisait presque je me disais ça pourrait ressembler à quelque chose si je bougeais plus si je sortais de cette ville ne plus l’avoir au singulier vivre le long d’un enchaînement de lieux et de visages et d’agglutinements de trucs dans lesquels on se laisserait vieillir quelques semaines à peine avant de passer à autre chose avant de conclure ma maison n’est nulle part : ce n’est pas grave – on aurait pu dire que j’avais envie d’un de ces mots trop lourds comme liberté mais je crois que c’était surtout histoire de varier un peu – je crois que c’était surtout ça le problème : je m’efforçais de ne pas le montrer depuis qu’elle m’avait nommée : ingrate – ou d’éternelle insatisfaite – je ne sais plus quoi exactement – est-ce que ce n’était pas toi d’ailleurs qui m’avait dit – peu importe : j’essayais de le cacher mais je m’ennuyais facilement

et j’étais fatiguée aussi – j’arrivais chez elle ou chez toi ou à la maison ou chez toi et je disais que j’étais fatiguée – comment ça va : ça va mais fatiguée – je vais pas faire trop long – de préférence – et on hochait la tête et on disait je comprends et je savais que je venais de briser un cœur encore une fois mais qu’est-ce que j’étais censée faire autrement

et j'aurais vraiment cru réussir à me dissoudre complètement devenir complètement transparente moi aussi si on ne marchait pas tout le temps les bras et les épaules collés heurtés d'une manière qui ne comptait pas vraiment comme contact par-dessus les couches successives qui échouaient à nous protéger contre le froid – le vent – la pluie qui réussissaient très bien à nous protéger de la chaleur de l'autre : c'est pour ça que je nous laissais nous cogner comme ça un pas sur deux toucher syncopé comme si on était ivres ce qui était vrai parfois – pas toujours

crochet par la maison de tante parce que tu as oublié ton tabac : j’attends dehors – j’entends l’engueulade même sous le martèlement de la pluie sur ma capuche : quand est-ce que tu vas trouver un boulot – parce que ça court les rues peut-être – si au moins tu occupais ton temps à quelque chose d’un peu plus – mais putain tu veux que je fasse quoi – mais j’en sais rien mais pour commencer tu pourrais arrêter de traîner ta pote débile cheloue flippante partout à – et là je rallume le bruit de la pluie et je ne l’éteins pas avant d’être sûre que tu es sur le pas de la porte : parce que l’odeur de cigarette te précède toujours de quelques secondes

tu passais la nuit à me faire des révélations contradictoires et je croyais en chaque version nouvelle : j'ai toujours eu la foi facile – évidente – comme une gosse – le jour où ils ont vidé les entrailles du grand Kraken tiré sur les pierres depuis la terrible machine de fer et de vapeur qui soufflait toujours son souffle gris au-dessus de la foule et du corps immense : boxeur haletant à la télé dégoulinant de l’issue d'un combat durement gagné mais gagné pour sûr parce que la machine : le boxeur : est haute et debout et noire de pétrole baignant dans son propre sang dans sa propre sueur mais debout : pas comme l'adversaire flaque dans sa propre flaque de son propre sang : vrai rouge pâle : et sa bile aussi et un petit reste d'eau de mer dont le sel venait coller à nos lèvres ou c’était la sueur dégoulinant du front même à des mètres de distance respectueuse : la différence c'était que la deuxième machine celle de chair chair de poisson était abattue écrasée tout le monde baigne dans le sang oui mais : l’un est debout est pas l’autre donc : tout ça c’était purement une question de positionnement : ce jour-là disais-je j'ai dû me retenir de pleurer un peu ne pas chouiner – ouin ouin ils ont tué un dieu ils ont tué un dieu c'est un dieu qu'ils ont tué – tu aurais compris : mais je ne disais pas ce genre de choses moi peur d'avoir l'air conne peur d'avoir froid de toute façon ce n'était pas très grave ni le premier ni le dernier : traîné sur la jetée éventré vidé les tripes déroulées comme des cordes attendant qu'on les range des dieux ça pullulait plein la mer et le ciel et les égouts et puis ça empestait comme nous comme n'importe quel homme comme n'importe quel poisson vidé par tonnes sur la même jetée tiens le jour avant on s'était arrêté face à une montagne puante frétillante vomie par un filet toutes ces lames d'argent magnifiques en tas comme du fumier et est-ce qu'on les traitait de dieux eux – et nous peut-être – et est-ce qu'Il ne l'avait pas cherché un peu tout de même

ce jour-là on se reflétait tous dans son œil vitreux ouvert grand comme une planète – il y aurait eu la place je me suis dit soudain une pensée pas à moi peut-être peut-être celle d'un dieu agonisant balançant un dernier message au hasard au plus disponible : un esprit simple : moi – la place pour faire quoi : mystère mais ça continuait à résonner dans mon crâne : il y aurait eu la place : il y aurait eu la place :

quelque part au milieu de l’hiver le soleil revient parfois et il fait très froid et très blanc alors qu’il ne neige plus depuis longtemps mais le ciel reste vide vierge je crois que tout est resté là-haut qu’elle a enfin atteint l’apesanteur et qu’elle n’a plus besoin de venir se souiller à notre contact – la neige que je croyais être de la lune râpée quand j’étais petite – comme le fromage au-dessus des pâtes : c’était pour ça qu’elle rétrécissait la lune – et s’il ne neigeait sur nous qu’une fois ou deux par année c’était qu’elle le faisait ailleurs le reste du temps parce qu’elle avait fini par moins nous aimer probablement – la neige est loin maintenant presque oubliée elle n’a laissé que le froid et les joues et le nez et le front rouges de ses baisers d’au revoir – ou bien c’était la lune qui nous a embrassées en partant : peut-être qu’elle ne nous détestait finalement pas tant que ça – et l’hiver ça a l’avantage que tu gardes tes mains dans les poches ce que je préfère parce que tu t’agites beaucoup quand tu parles d’habitude et j’ai toujours peur que tu frappes quelque chose renverse un verre me gifle – par accident – purement par accident : je n’ai pas peur de la violence – enfin pas de la tienne – est-ce que tu comprends : tu avais compris quand j’avais dit je n’ai pas peur d’avoir mal j’ai peur du contact mais ça maintenant je ne sais pas il faudrait que j’ajoute je n’ai pas peur de toi – parce que tu m’as demandé si j’avais peur de toi et je ne crois pas avoir été assez convaincante : peut-être dire que je te fais confiance – ou plus confiance qu’en tout le reste – ou au moins la plupart du reste – mais c’est difficile ça se rapproche un peu trop des choses qu’on n’est pas censé dire

mais je n’ai pas peur de toi et je n’ai pas peur – ni de tes mains froides ni de tes mains chaudes

tu me crois dis :

on oubliait comment entendre Kraken la plupart du temps mais dans le gris le froid c’était comme si ce n’était plus nécessaire : on vivait déjà au creux de son ventre – fixés dans son œil vitre planète – et en même temps là-bas loin profond dans ses entrailles sa voix ne nous parvenait plus ou alors réduite à des grondements inintelligibles qui faisaient trembler les parois rouges et luisantes – une seule note vibrant sur la portée des côtes : la présence pure et rien de moins – ça aurait pu être rassurant est-ce que la parole était vraiment nécessaire au final est-ce que savoir qu’Il était là ne suffisait pas savoir que Kraken était là tout autour et nous tout dedans et qu’on n’y échapperait pas – mais : converser nous manquait parfois un peu quand même

on essayait en vain d’arriver au bout de la chose : la vider : l’épuiser : en finir une bonne fois pour toute – mais Claire restait transparente et Kraken restait mort et Kraken restait audible et toi tu me souriais de loin : je me mettais à croire que ça durerait pour toujours

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