QU4TRE - La femme invisible

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Elle s'appelait Éva. Du moins elle le croyait encore. L'air absent, elle contemplait son visage dans le miroir sans en reconnaître le moindre trait. Elle mimait toutes sortes de rictus ; toutes sortes de rires et de moues plus étranges les unes que les autres. Mais en elle, aucune réaction. Aucun souvenir. Pire, elle pouvait continuer à se regarder ainsi des heures durant, à chaque instant où elle détournait les yeux – chaque fois qu’elle pensait à autre chose – elle oubliait aussitôt les traits de son visage, les formes arrondies de son corps nu, de ses seins généreux, de son ventre, légèrement rebondi, de ses yeux noisette lui renvoyant son regard absent et de ses pommettes rougies que parcouraient de minuscules taches de rousseur. Chaque nouvelle contemplation comportait le lot d'une surprise éphémère. Mais l'oubli succédait à chaque surprise. Elle ne parvenait pas à se concentrer. Ni sur son image, ni sur ses idées. Elle oubliait chaque pensée la concernant.

Si elle se mettait en colère, son reflet l'effrayait un moment, puis finalement l'indifférait totalement. Son sourire la rassurait une seconde, mais très vite, elle ne s'en préoccupait plus le moins du monde. D'une voix frêle, elle prononçait

parfois des questions qui restaient sans réponse.

« Qui suis-je ? Quel est cet endroit ? Suis-je belle ? »

Aucune réponse. Ni évidence, ni vérité.

La question de la beauté l'inquiétait. La notion de beauté est relative, particulièrement subjective. Toute personne se fait sa propre idée sur le sujet. Chacun détermine les aspects physiques et les critères qu'il juge beaux. Tout le monde connaît intimement ses propres choix en la matière. Mais Éva, elle, n'avait plus la moindre idée de ce qu'elle trouvait beau tout autant qu'elle ne savait plus qui elle était vraiment. Elle ne se souvenait que de son nom qui, peut-être, n'était pas réellement le sien. Par instinct, elle transformait ses suppositions en certitudes pour ne pas perdre espoir. Mais le fait est qu'elle ignorait tout de ce qui la concernait. Elle n'était plus personne.

Plus personne pour personne.

Avec deux doigts, elle étira lentement ses lèvres de chaque côté de son visage, puis se demanda : « Est-ce comme ça que l'on sourit ? »

Le silence régna dans la pièce. Aucune réponse ne lui vint à l'esprit.

***

La vérité sur Éva ? Difficile d'en juger. À 30 ans, elle menait une vie simple et agréable aux côtés de son mari, Jérôme, et ses jeunes enfants, Clarisse et Cléa. Après de longues études en archéologie, elle avait fini par décrocher son diplôme, mais rencontrait des difficultés à obtenir un emploi durable. Même si elle adorait sa famille, en tant que femme et mère dévouée, elle éprouvait un amour tout aussi véritable pour son métier ; sa générosité, qui la caractérisait, se mettait tant au service de ses obligations et joies familiales qu’à celui des recherches que lui imposait sa profession.

De petits boulots en petits boulots, elle persévérait, persuadée qu'elle trouverait une situation stable lui permettant de chérir ses deux vies. De maintenir un équilibre qui lui semblait nécessaire.

Heureusement, son mari la soutenait et ses enfants lui apportaient à chaque instant le lot de réconfort dont elle avait besoin. Aucun échec ne la fit faillir. Et, en effet, sa patience finit par payer.

Finalement embauchée pour la fouille d'une zone non loin de chez elle, elle concilia, comme espéré, et grâce à cette proximité, ses deux vies chères à ses yeux. Le chantier qu'elle examinait contenait les vestiges de tombeaux anciens dont l'origine demeurait indéterminée. Le nombre de ces tombeaux semblait démesuré. Irréel. Des moyens de plus en plus importants avaient été mis en œuvre pour le défrichage, la restauration et l'étude d’une centaine de reliques inconnues.

Ce travail d'envergure allait demander du temps à Éva, mais devait lui apporter une expérience précieuse pour la suite de sa carrière. D'autant plus que les archéologues comprirent très vite qu'ils se trouvaient face à une situation sans précédent. Quelle que serait la nature de leurs découvertes, celles-ci allaient bouleverser les certitudes instruites depuis des générations. Après des mois de recherches, plusieurs historiens écrivirent des rapports étonnants sur le sujet. Dixit : [la mémoire collective n'a pas souvenir d'une telle civilisation] ou encore [un pan de l'histoire a peut-être été oublié par le passé, à nous de le découvrir et le restituer].

Très vite, le fruit des recherches d'Éva devint d'une importance capitale. Malheureusement l'équilibre de son existence allait se détruire doucement.

À mesure que le défrichage s'approfondissait, ses heures de travail s'empilaient. Les relations familiales, qui allaient pourtant bon train jusqu'alors, s'envenimaient de jour en jour. D'abord les disputes, ensuite l'indifférence. C'est un processus long que rencontrent souvent les couples pour qui l'amour s'évapore. Un chemin parsemé d'obstacles à franchir jusqu'à la rupture définitive. Mais dans le cas d'Éva et Jérôme, ce parcours fut d'une rapidité surprenante.

Deux mois à peine après le début d'un travail acharné sur le site des fouilles, les sentiments d'Éva envers son mari avaient totalement disparu. Réciproquement, Jérôme n'éprouvait plus l'envie de poursuivre cette longue histoire avec Éva. Ils ne représentaient plus rien l'un pour l'autre. L'amour qu'ils se vouaient mutuellement une dizaine de jours plus tôt s'était transformé en lointain souvenir. D'ailleurs eût-il existé ? Éva en doutait.

Pour toute personne sensée, ce phénomène paraîtrait étrange. À coup sûr, l'air exhalait un parfum inhabituel et, sans exagération aucune, surnaturel. Pour couronner le tout, les enfants du couple semblaient tout aussi affectés par ce phénomène anormal, et après quelques remontrances étonnantes envers leur mère et ses absences constantes, ils avaient fini par ne plus se soucier d'elle, eux aussi. Plus que de l'indifférence, Éva se demandait si elle n'était pas simplement devenue transparente. Ses aller-retours périodiques dans sa demeure ne retenaient plus l'attention de sa famille. Elle n'était qu'un courant d'air traversant le salon, se couchant dans le lit conjugal et préparant miraculeu-sement quelques repas, çà et là. Plus aucun regard ne se tournait vers elle. Plus aucune parole ne lui était destinée. Personne ne lui témoignait plus la moindre attention.

Ses collègues de travail vivaient eux aussi cette situation étrange, dans leurs familles respectives. Leurs vies personnelles ne leur importaient plus. Ils fournissaient un travail de plus en plus assidu, se rendaient sur les lieux de fouille à tout moment de la journée et la nuit. Ils ne communiquaient que peu entre eux, et chacun gardait pour lui le fruit de ses découvertes. Tous restaient silencieux des heures durant, travaillant avec acharnement.

Aussi impensable que cela puisse paraître, les historiens se détournèrent progressivement du sujet des fouilles en question. Les rééditions de leurs rapports omettaient toute référence aux découvertes qui y avaient lieu. La presse n'en fit plus mention également.

Le projet officiellement terminé dans l'indifférence la plus totale, seuls les différents salariés étant entré en contact direct avec les reliques continuaient d'aller et venir sur les lieux, reprenant leurs travaux encore et encore, avec obsession. Ils creusèrent plus de galeries, restaurèrent des dizaines de tombeaux chaque jour.

Au bout d'un mois, ils ne rentrèrent plus chez eux. Ils élurent domicile dans les galeries, qu'ils aménagèrent grossièrement. Ils constituèrent un garde-manger conséquent, chacun s'assurant de sa tâche, bien qu'aucun d'eux ne se fût concerté. Leurs pensées semblaient dictées par une puissance supérieure. Ils n'avaient plus la moindre compassion dans leurs regards, plus la moindre amitié dans leurs gestes. Ils restauraient les tombeaux un à un, les ouvraient, les inspectaient, et recommençaient inlassablement. Parfois, le vent semblait murmurer froidement : Ra’Elm Kamui.

Et tous redoublaient d'effort.

Chaque employé oublia sa propre identité, comme s'il était voué aux dessins bien plus grands d'un être supérieur.

Un être nommé Ra’Elm Kamui.

***

Puis Éva retourna chez elle, inconsciemment, se déshabilla et s'ausculta dans le miroir de la salle de bains. Elle resta nue, sans souvenir, des heures et des heures. Plus le temps s'écoulait, plus elle oubliait qui elle était, ou plutôt, qui elle avait été. Elle ne s'était rendue chez elle que par habitude, par conditionnement.

Ses pensées trompaient parfois le silence qui régnait autour d'elle. Mais le monde alentour semblait morne, sans vie, sans intérêt.
« Qui suis-je ? Quel est cet endroit ? Suis-je belle ? » répétait-elle encore.

Enfin, très vite, elle se persuada que s'il existait une réponse à toutes ses questions – son identité, sa beauté, la façon de sourire –, elle la trouverait nécessairement dans sa galerie. Elle se décida donc à retourner une fois de plus sur le lieu de son travail pour aider ses collègues qui, eux, n'avaient pas quitté l'endroit depuis plusieurs jours.

Lorsqu'elle sortit de la salle de bains, elle tomba nez à nez avec Jérôme, qui l'interpella aussitôt.

- Qui êtes-vous ? Et que faites-vous chez moi, nue qui plus est ?

- Je...

Éva n'eut pas le temps de répondre, que Jérôme se détourna, et reprit son chemin comme si de rien n'était.

Clarisse, l'aînée des deux sœurs, assise à quelques mètres sur le canapé du salon, s'écria :

- Tu as dit quelque chose, papa ?

- Rien du tout, murmura Jérôme, reprenant ses esprits.

- Maman, y a papa qui parle tout seul ! conclut la jeune fille d'un air moqueur.

- Maman ? s'étonna Éva, qui eut le droit à un coup d'œil de Clarisse suivi d'un désintérêt flagrant.

Éva avait tout oublié. Son identité. Sa famille. Sa propre définition de la beauté. De l'amour. Pourtant la scène qui suivit la déboussola.

Une femme s'approcha de Clarisse, lui esquissa le sourire le plus doux et attentionné qu'Éva n'avait jamais vu jusqu'alors, et répondit :

- Papa qui parle tout seul, on aura tout entendu ! Peut-être a-t-il vu un fantôme ?

D'un grand geste maladroit, se voulant effrayant, la mère inconnue amusa la petite Clarisse.

- Maman... répéta Éva, envahie de tristesse.

Bien qu'elle ne se souvînt pas être la mère véritable de Clarisse, elle ressentait une peine particulière en regardant Jérôme, ses enfants et cette femme mystérieuse au beau sourire qui l'avait remplacée.

Surprise par une soudaine colère, Éva finit par hurler :

- Qui suis-je ? Quel est cet endroit ? Suis-je belle ?

L'espace d'une seconde, le temps s’arrêta. Tous les regards se tournèrent vers elle. Elle devint le centre de toute attention. La vérité sembla tout proche, comme si chaque personne présente dans la pièce la portait au bout des lèvres. Mais personne ne prononça un mot.

Et la vie reprit son cours.

Une vie joyeuse de laquelle Éva avait été effacée.

Ainsi, la jeune femme reprit son chemin vers sa galerie, sans prendre la peine de s'habiller. Sans prendre la peine de saluer les personnes qu'elle croisa sur sa route. Sans prendre la peine de pleurer sur son sort.

Petit à petit, toute trace de sentiment en elle allait s'éteindre. Et seule la découverte du tombeau tant convoité de Ra'Elm Kamui lui apporterait satisfaction.

Et plus elle s'en approchait, plus son esprit se vidait.

Lorsqu'une voix invisible finit par l'appeler, Éva n'était plus Éva. Elle n'était plus personne.

Personne pour personne.

Et la voix retentit si fort qu'elle en prononça elle-même les mots :

« Ô toi dont la vie a été supprimée, devient l'hôte de Ra'Elm Kamui, et vois le monde tel qu'il est devenu sans toi ! »

En un instant, Éva se souvint de tout.

Son mari. Ses enfants. Sa beauté.

Son bonheur effacé.

Tout.

Du rire aux larmes de sa vie passée.

Ses désirs. Ses illusions.

Tout.

Submergée par des sensations nouvelles, elle pleura pour la première fois depuis longtemps.

Elle hurla sa peine, son désespoir.

Son envie.

Tout.

Mais les cris de son âme restèrent sourds à tout jamais.

Un simple courant d'air soufflant sur l’existence de sa famille qui vivait dans la joie. Dans l’oubli.

Et Éva, invisible aux yeux de tous, s'enferma dans la douleur d'un souvenir sans fin.

Celui de son sourire.

***

Quelques jours plus tard, chaque employé du projet de fouille archéologique fut retrouvé dans les galeries qu'ils avaient creusées. Certains nus et affamés. Tous n'avaient plus le moindre souvenir de leur identité.

Après une longue enquête, les autorités conclurent que cet épisode tragique était dû à une hystérie collective, et que cette hystérie avait été causée par le poids psychologique incommensurable des enjeux que représentaient les fouilles en question. La pression, tant historique que médiatique, aurait causé des dégâts irréversibles chez chacun des employés. Ce sujet resta tabou. Ni la presse, ni les murmures d’une ville pourtant friande de mystères bien moins captivants, ne firent chemin. Parfois, la vérité parvient à se cacher derrière une multitude d’évidences. A la fois transparente et opaque, plus personne ne s’en soucie.

Personne sauf moi. Car j’ai cette faculté à reconnaître ce qui est faux. A percer les mystères les plus obscurs. Mais j’aurai le temps d’y revenir par la suite.

En ce qui concerne Éva, elle demeura invisible aux yeux de tous pour l'éternité. Rentrée chez elle, elle souffrait en silence face au bonheur d'une famille qui fut la sienne. Elle tentait de temps en temps de communiquer avec ses filles, mais chaque parole qu'elle prononçait se perdait dans l'oubli.

Jérôme sursautait de temps à autres quand il entendait le vent murmurer « Ra'Elm Kamui ».

Mais il avait peu de temps à consacrer à ces bruits sourds, préférant se consoler dans les bras d'une femme au beau sourire.

Un beau sourire qui hantera Éva jusqu'à la fin de ses jours.

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