Clichy le lapin de garenne

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  Ensuite, Zitoun Gasmi rentre directement chez lui, son nouveau chez lui. Un casque sur les oreilles, diffusant la sarabande d’Haendel, il y cale son pas lent qui lui permet d’avancer avec la silhouette du travailleur fourbu, ne manquant rien des événements alentour. Il franchit le périphérique à pied. Depuis plusieurs mois, en alternance avec des périodes de formation, il emprunte les mêmes voies, marque une étape dans un bistrot près d’une mosquée, rue Estienne-d’Orves à Clichy-la-Garenne. En uniforme, le policier y boit plusieurs cafés, perdant un peu de monnaie à divers jeux de hasard, fumant en terrasse. Parfait pour se muer, peu à peu, en habitué du secteur. Il achète ses courses dans un Franprix, une épicerie arabe pas loin, mange chinois ou un kebab turc. Il tient la porte aux personnes âgées, promène le chien de l’une d’entre elles, matin et soir, en longues pérambulations. Il salue d’une formule rituelle les fidèles qui patientent à l’entrée de la salle de prière, mais n’y pénètre jamais. Devenu un visage connu, les conversations ne n’interrompent plus sur son passage, il en perçoit des bribes de moins en moins discrètes. Il connaît maintenant quels sont l’imam de l’intérieur et celui de l’extérieur. Enfin, celui qui prêche en les murs et celui hors les murs. Urbi et orbi, comme dirait l’homme en robe blanche de l’autre livre.

  Et les journées recommencent. Le temps s’étire. Son recruteur a pourtant insisté : « Le temps presse. ». Mais comme maints concepts, le temps se mesure différemment à l’aune des nécessités de chacun. L’observation des lunes et des étoiles par les marins et paysans ont laissé place aux sabliers et aux clepsydres pour les religieux, puis aux horloges des chefs de gares. Albert a eu beau le tordre en tout sens, pour en apprécier les courbures, même au cas fort probable où il n’exista pas, aujourd’hui les scientifiques écoutent les battements réguliers du césium. Si l’on compare l’âge d’un éphémère ou celui de l’univers, les zéros s’accumulent pour passer de l'un à l'autre.

  Ainsi se différencie l’urgence des combattants à l’application des stratèges. C’est en cela que Zitoun a reconnu la proposition du général Hogart. Il lui a offert de prendre corps sur un échiquier. Sans doute pas comme simple pion, du moins ose-t-il l’espérer. Il ignore qui des deux se trouve sur l’échiquier de l’autre. Il a su correspondre exactement à ce que l’ex-deuxième bureau recherchait. C’est pourquoi il se tient sur la case qu’il avait choisie par avance. Il suit les demandes de l’officier G2. On appelle de la sorte, désormais, les militaires responsables du renseignement, dans tous les états-majors des pays membres de l’OTAN. Comme dans une histoire carrée de John, où l’on s’attelle à des échanges d’espions sur le pont de Glienicke. Mais l’époque a changé, fini le KGB, le méchants, aujourd’hui, se prénomment Mohamed et l’échange furtif déjà has-been a disparu au profit des vidéos, plus tendance, de décapitations. Le général lui a exposé un rapide aperçu des risques. Peut-il croire qu’il les méconnaît ? Le perçoit-il romantique lecteur d’Henry de Monfreid qui se rêve tirant des bords sur un boutre au large de la mer Rouge, pour faire commerce négrier du Yémen à Djibouti, en évitant pirates et douaniers ? Fini, fini tout ça, on y croise des flottes de migrants qui fuient la misère, la surpopulation et parfois des guerres. Sous pavillon de toutes les mafias du monde, fragiles esquifs qui serpentent entre porte-conteneurs et pétroliers, caravanes de la nouvelle route de la soie. Puisqu’il a lu son dossier avec attention, il ne s’est donc pas appesanti sur le sujet.

  Il diffère des inconscients issus d’une quelconque banlieue, tanguant entre délinquance et prison promises ou avérées. On le préfère élève gardien de la paix plutôt que commissaire, l’accroche s’avérera facile, peut-être voudront-ils jouer la corde sensible d’une revanche sociale à saisir. Les lieux communs restent les mêmes dans les deux camps. Ils devront s’apercevoir de son intelligence, non prise en compte par l’administration française. Ils pourront alors le désirer et lui promettre un prompt accès à de hautes responsabilités. Rien de bien différent que dans n’importe quelle entreprise. Partout, les recruteurs repèrent les sujets de valeur, à qui l’on confie de plus en plus de tâches, en jouant davantage sur la reconnaissance que les augmentations. Des structures saines permettent d’encadrer les bras cassés, le menu fretin de l’enrôlement sur Internet, ceux qui jamais ne seront caïds de leur casbah.

  Il doit se montrer patient. Ne surtout pas entreprendre le premier pas. Appâter, laisser venir. Ils se méfient de tout, de tous. Les tentatives d’infiltrations des services de secrets occidentaux, orientaux, aussi chinois, sont attendues.

  Ceux qui se présentent à eux trop facilement, dans le doute, se voient attribuer un rôle de chair à canon. Une ceinture d’explosif à déclencheurs multiples, manuel pour le martyr et à distance au cas où l’approche du moment inéluctable il changerait d’avis. Voilà comment mieux appréhender le faible nombre de victimes de certaines attaques. Nul besoin de savoir si le courage leur a manqué si plus prosaïquement leur enthousiasme s’est envolé le nez sur l’obstacle, la compréhension soudaine d’une absence de vocation, voire un double jeu. Peu importe, un appel sur le bon numéro de téléphone et le problème est résolu. Des précédents fâcheux ont trouvé leur solution en ne laissant jamais les volontaires isolés lors de leurs marches finales. L’artificier conçoit un gilet impossible à ôter seul. Un second compère, l’expert reste un bien précieux, suit la bombe humaine à prudente distance et déclenche la charge à l’instant propice, pour sa portée symbolique ou le potentiel élevé de cibles. La compagnie téléphonique assurant la meilleure couverture du réseau local est toujours privilégiée. Des spécialistes étudient ces informations pour toutes les villes visées. A Bagdad ou Damas, la précision existe jusque quartier par quartier.

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