Partie 04

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« Nous voici donc arrivé au jour tant attendu ? »

Un murmure amusé. Une voix qui me fait quitter la contemplation du ciel depuis le balcon du second étage du manoir. Lorsque je me retourne, cette frêle silhouette approche. Ses petites mains sur le rebord, alors que mon regard suit la direction du sien. Elle arrive : la peau de mon aimé. Au loin, le grondement du Seigneur me pousse à un air narquois envers les Cieux.

Lentement, mes jambes amorcent un mouvement pour me faire quitter les lieux. Ceci alors que mes lèvres soufflent ses directives à mon « allié ».

« Tu sais ce que tu dois faire, Pehiros… »

Mes pas me mènent jusqu’au laboratoire. Je sais qu’il ne faillira point. Il a besoin que je parvienne à mes fins pour que son esprit quitte cette marionnette, et qu’il rejoigne les Enfers auxquels il appartient. Voilà presque une année que nous avons été séparé, mon aimé. Le ciel me nargue, alors qu’aujourd’hui était le jour de ton exécution.

« Que dirais-tu en sachant à quel point je me languis de toi ? Hier soir, je revoyais notre dernière nuit… Elle était si violente, si passionnante. Tu t’en souviens, Ximo ? »

Un souffle, un murmure. Assis près de cette table de métal, mes doigts caressent son squelette. Mes yeux fixent ceux du bocal. Qu’il me tarde de déposer une peau sur cette structure afin que la magie lui rende sa chair. Je sens mes reins s’enflammer alors que j’imagine son corps nu. Je ferme les yeux, et lentement, laisse ma main me soulager en imaginant que c’est la sienne. Son parfum me revient, ce parfum suave, entêtant, du labeur dans les champs lors des beaux jours.

Comme j’avais été heureux de découvrir ses travers, son penchant de pécheur. Un simple hasard, mais j’eus compris que c’était la raison de sa vie de dérive dans les bas-fonds de Barcelona. Oui, un scribe et un érudit de l’église qui moisit et prêche contre les dérives de l’Inquisition ? Tu te savais pécheur. Moi, je n’ai fais que le découvrir et m’en servir.

Ma tête se fait lourde, mon souffle erratique et je me souviens. Je t’avais piégé, des gardes t’empêchant de fuir. J’avais secoué les parchemins de ton « torchon » comme dissuasion, et l’éclair de ton regard m’avait fait trembler de plaisir. Cette ardeur, cette passion, je n’avais pas pu m’empêcher de ravir tes lèvres, de vouloir ton corps, d’asseoir ton âme. Maître Hernando m’avait toujours attiré, mais toi, son disciple, tu étais si pur, si brut, si bestial. Je voyais tant d’idées de sculpture et de peinture face à cet océan de verdure expressif. Tu m’as transcendé, mais je sais : tu voulais m’échapper. Ce que je veux, je l’obtiens : tu le savais. Je suis un Ilum y Tempesta. Je suis un des nobles de cette Espagne divisée, de cette époque de reconquête de nos terres, de leur unification sous une même royauté.

Mon corps tremble, ma main aussi, alors qu’un râle quitte ma gorge. Alors que ma tête se fait plus lourde. Je me laisse choir sur cette chaise de bois, les bras ballants dans le vide. La nuque en arrière, mes yeux fixent le plafond mélangeant verre et métal. De là, je vois le ciel qui se couvre, les ronces et rosiers sauvages qui donnent un air inquiétant aux ombres. Moi, entre ces branches et leur couvert, je vois ton regard accusateur, celui provocateur de ton bûché aussi. Je me souviens de façon lointaine des ces instants après nos ébats, où nous parlions. Nous échangions. Ces moments étaient peut-être les seuls véritables de complicité. Tu parlais avec conviction des abus faits par les précédents cardinaux, ou dans les campagnes. Tu tremblais en pensant à la Reconquista et au fait que si tu finissais sans rien, tu pourrais t’y retrouver piégé. Tu me reprenais quand je moquais les sarrasins, m’affirmant que je n’avais pas le droit de juger les croyances d’un autre, encore moins en étant moi-même un hérétique. Tu me reprenais, quand je jurais. Et moi, moi je faisais des croquis, je te dévorais des yeux, je me laissais porter par ta voix. Blotti contre toi, ou alangui entre les draps alors que tu contemplais un feu ou un livre, je suivais tes gestes, je percevais ton souffle, j’étais conquis. Tu étais mien, mais je sais qu’en vrai… J’étais tout à toi, mon aimé. Mon attention, mon âme, mes gestes, mes talents. Car j’étais tien, tu ne devais regarder que moi. Je détestais lorsque tu parlais du Maître ou le citer, je détestais tes « collègues », je haïssais ta logeuse ou la lavandière qui s’occupait de ton linge contre monnaie. J’aurais tant aimé t’emprisonner dans mon monde, Joaquim. Être le seul à contempler ton sourire en voyant un couple se former, en voyant des enfants jouer, en entendant la boulangère vanter les talents de son mari à ses amies, en observant la Vie. Et pourtant, tu regardais tellement les Autres, mais me regardais-tu : moi ? Non. Alors je t’ai gardé pour Moi. Et désormais, que cela soit les Enfers ou Dieu peu m’importe : démons ou anges, ils doivent te rendre à moi. L’orage gronde, les Cieux sont là. Et Pehiros doit avoir terminé de neutraliser celui qui a volé Ta peau.

Comme une poupée brisée, mon corps se redresse et j’embrasse cette structure tendrement. Mes pas me font rejoindre les zones habitables, mais je te murmure avant de passer la porte de hêtre :

« Ce soir nous serons de nouveau réuni. Attends-moi, observe-moi, languis-toi, Ximo… Car je ne te laisserais plus jamais partir. »

Lorsque je passe la porte du salon du Manoir, mon regard ne se porte ni sur la grande tablée où des plats luxueux s’étalent, ni sur le faste des peintures accrochées aux murs ou à l’argenterie qui illumine les lieux. Non, mon regard est sur La peau de mon amour. Et je laisse mon masque se glisser, alors que j’accueille ce voleur, mon hôte.

« Señor Ilum, je vous remercie pour cet honneur, » me dit-il, se courbant, dévoué. Quel bon vassal…

« Il n’est rien voyons, redressez-vous, Sieur… ?

— Angel Garcia Caballero. Je remplace mon père, Herman, depuis quelques mois désormais, dit-il, un sourire sur le mauvais visage.

— Oui, Niña m’en avait informé. J’ose espérer que ce repas et cette nuit vous serons favorable, Señor Garcia. Je vous en prie, mangeons. »

Ses remerciements, je les acceptais en « bon seigneur » mais en fait, je n’en avais cure. Alors que nous passions à table, je m’apprêtais à faire semblant de manger lorsqu’il me demanda pour réciter le bénédicité. J’avais faillit oublier dans ma précipitation à le voir manger… Je lui en donnais l’honneur. En réalité, je crains de ne plus savoir les paroles exactes pour bénir un repas. Depuis que j’ai décidé de tourner le dos à ce Seigneur des Cieux, j’ai cessé d’agir dans son intérêt. Je veillais à me rendre à la paroisse de temps en temps, comme à l’époque. Ils ne m’ont jamais vu, même dans le passé, m’y rendre chaque dimanche mais de temps à autre, en fonction de mes activités. Par contre, je remarquais son regard un peu suspicieux. Tss… Cet « Angel » est un bon croyant ? Pathétique !

Niña nous servait et il semblait se régaler. Moi, je ne mangeais pas vraiment… Car j’ai faim d’autre chose. Quelque chose qu’il m’apportera. Et lorsque je le vis tanguer, lorsqu’il commença à dire se sentir mal, lorsqu’il s’écroula endormi au sol non sans murmurer un simple « vous » accusateur, je quittais cette mascarade de repas et pris ce corps. Le traînant comme je pouvais jusqu’à la bibliothèque, j’ouvrais le passage et le portais alors sur le chemin. Pehiros derrière moi, chantonnant, alors que l’Orage résonnait et sa foudre tombait dans les bois.

Le laissant choir sur de la paille, je donnais quelques directives à mon comparse démoniaque alors que je prenais une lame bien affûtée. La peau devait être fraiche, et cisaillée d’une certaine façon. Je m’étais entrainé sur des cadavres achetés à des vendeurs de morts durant des jours et des jours. J’allais enfin récupérer le bien que cet humain avait volé. Pauvre idiot, pauvre brebis de ce « Dieu », voleur de peau… Je n’avais pas d’hésitation et même un sourire en laissant glisser ma lame.

La douleur sembla le réveiller, mais il était maintenu paralysé par la Magie du Démon. Pehiros, les yeux brillant du rouge du sang, avait le sourire en gardant ce corps sous son emprise. Je fis cela avec soin, avec délicatesse. Je veillais à ne pas l’abîmer, la peau de mon aimé. Laissant une carcasse dégoulinante, scalpée, dans la paille. Son cœur avait lâché face à la souffrance, et ses cris avaient trouvé un écho dans l’orage tumultueux. Moi, je m’approchais de mon office.
Là, je sortis de leurs bocaux les organes conservés et les disposais. Ceci tout en veillant à recouvrir la peau, la coudre avec attention. Embrassant légèrement le front, soupirant face à ce corps qui redeviendra bientôt mien, je me rendis vers une zone pleine de leviers. Un genou au sol, je finissais des réglages sur la machine à engrenages.

« Tu dois attirer les Cieux désormais… Et j’accomplirais ma part du Pacte humain, » me susurra le démon, non sans m’enlacer la nuque. Murmure insidieux dans mon oreille corrompue.

« Évidemment, » lui répondis-je, alors que je me relève en actionnant certains mécanismes.

Cette machine suréleva la table de métal. Le sang du cadavre frais servant d’offrande sur le sol. Un autre levier fut enclenché, puis quatre autres. C’était des mécanismes qui sortiraient des pointes de métal de ce sous-sol autour du jardin aux ronces. L’orage, et la foudre étaient au-dessus de nous. Le tonnerre gronda avec la lumière, alors que les cinq piques étaient touchées. L’énergie suivant le chemin de métal jusqu’au corps. Pehiros étincelant, volant au-dessus du corps de métal. Il psalmodiait dans une langue païenne, une langue inconnue, la langue des Enfers probablement.
Les éclairs pénétraient les lieux, mais je n’en avais cure. Inconscient, j’étais captivé. Le corps de mon aimé, je voyais la peau qui était comme vide, flétrie, se faire pleine. La chair redonnait à cet amas de métal et d’organes une silhouette. Lentement, le corps que j’avais fantasmé, le corps que j’avais rêvé, le corps qui m’avait toujours hanté se forma. Et lorsque Pehiros cessa de parler, le sang du mort s’éleva et vint se concentrer autour des mains du démon. Une sphère opaque, sombre, vint s’abattre dans le corps de Joaquim, pour le pénétrer sans en sortir.

Alors, les éclairs se turent, l’orage fut dissipé. Une nuit étoilée, sans lune, s’offrait à mon regard. Mais surtout, le corps sans vie de Niña jonchait le sol. Pehiros l’avait quitté, sa voix, son souffle, me murmurant dans un courant d’air qu’il avait remplit sa part. Mon cœur manqua un battement, et je courrais vers le corps de celui que je voulais revoir, retrouver. Là, je constatais un souffle, une respiration. Une première larme glissa, et je déglutis. Il ouvrit les yeux, grogna, et se redressa. Il semblait confus, mais son regard se posa sur moi. Sa voix grave, sa voix qui me hantait, c’était bien la sienne.

« Natan… »

Je ne le laissais poursuivre, mes bras s’enroulant autour de sa nuque. Mes larmes se mêlant au baiser que je récupérais. Ô mon aimé, tu es désormais là. De retour du monde des morts. Les étoiles m’en soit témoins, nous serons ensemble, à jamais.

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