5.
Maël
Dans la salle de bal, les invités continuent d'affluer. Paysans, commerçants, intellectuels… tous sont venus des quatre coins de l'Alliance, vêtus de leurs plus beaux atours. Ils s'avancent sur les dalles cyan de la galerie des eaux et découvrent, bouche bée, le travail de mon père. À l'étage supérieur, j'observe la foule s'extasier et je ne peux qu'aquiescer leur admiration.
Au plafond, des voilages de soieries rouges s'entrelacent telles les vagues pourpres d'une mer tranquille. Des ombres dansantes de cèdres, chênes et marroniers, créés par un ingénieux système mêlant flammes et parchemin, frissonnent sur les murs ; leurs branches feuillues s'élancent à l'assaut des flots écarlates ondoyant sur la voûte. Le long de la galerie, les colonnes de pierre cristallines se sont parées de poudre de saphir ; les instruments de l'orchestre, placé sur létendue nord de la pièce, ont été décorés de la même façon. Au clapotis des ruisseaux s'écoulant depuis l'estrade du roi et serpentant dans les rainures profondes du marbre, s'ajoute celui d'une gigantesque fontaine. Ses arcs de cristal luisent sous les flammes des torches, jetant sur les eaux agitées, une lumière bigarade qui illumine les longues tables où débordent les spécialités des trois nations : pain d'amande, viandes nappées d'un coulis de mûres poivrées, vin de cerise avec sa noisette de miel, légumes cuits à la broche, corbeilles de fruits, pâtisseries fines… Les convives louchent sur les plats avec envie, certains se sont déjà servis : mes amis de l'académie ont chacun englouti une mousse à l'ananas – pourquoi espérer qu'ils sachent se tenir ? – le vieux Marc que j'ai aidé aux champs, s'est envoyé une rasade de vin ainsi qu'un bol de viande en sauce. J'irai les gronder dès que mon duel avec Pa se sera achevé.
Debout sur l'estrade du roi, il accueille à bras ouverts la reine Ariane et sa consorte, la reine Héloïse. Avec leurs longues robes en flanelle violine, piquées de dentelles abricot, leurs chevelures noires laissées libres dans leur dos, les deux monarques d'Omb sont magnifiques. Cal tient ses prunelles bleues de la Reine Ariane et je reconnais la musicalité de son rire dans celui d'Héloïse. Habillé d'un pantalon de lin et d'une veste de coton couleur lavande, le tout moucheté d'or et de turquoises, Cal n'a rien à envier à la beauté de ses mères. Il s'incline avec respect devant elles. Puis la reine Héloïse l'invite à les étreindre : toute formalité se dissipe, révélant leur famille soudée.
Le son des vièles enfle. Leurs aigus harmonieux enlace les notes graves d'une cornemuse pour une valse à deux : l'hymne de Filcot. Paré d'une tunique en damas aux nuances mandarine, fendue au niveau du ventre et se déversant sur un pantalon de velours bleu marine, le roi Philippe grimpe les marches au bras de son consort, le roi Marcus, lui-même enveloppé d'un sublime sari de soie brune-rouge au liseré doré. Tous deux dotés d'une musculature impressionnante, ils broyent Pa dans l'étau de leurs bras. Avant qu'ils ne reproduisent l'opération avec lui, Tim les arrête d'une main. Dans sa robe de wax où le pourpre, l'indigo et l'améthyste composent une myriade d'arabesques, il paraît frêle face à ses pères. Il s'avance, sa main crispée froisse l'étoffe de sa toilette. Je l'ai prié d'ouvrir son cœur à ses parents adoptifs au sujet de sa couture. Sa tirade terminée, il se détourne, comme prêt à recevoir la sentence de l'exil, quand soudain, les bras des rois l'emprisonnent contre eux. Tous trois ont les yeux brillants de larmes et leur embrassade pleine d'amour m'émeut moi aussi.
Je risque un coup d'œil vers Pa. Il ose un sourire gêné, sourire que je ne lui rends pas, toujours incapable de pardonner sa cruauté. Je pose ma main sur la rampe et descend les escaliers vers le champ de bataille. Mon pantalon de mousseline bleu nuit coule, léger, sur mes jambes. Ma veste de brocard, tissée de flammes rousses et mauves, à laquelle est cousu un voile de satin aussi fluide que l'eau, me laisse libre de tirer mon épée pendue à ma ceinture. Je me place au centre de la galerie, m'incline devant les convives aux tenues éclatantes de couleur, puis devant les rois et reines de l'Alliance.
Vièles, lyres, citoles et cornemuses accompagnent l'arrivée des princes à mes côtés. J'inspire un grand coup et m'accroche au regard espiègle de Cal. Ses paupières sont fardées d'or, des runes tracées à l'encre noire courent sur ses tempes et, quand ses doigts se referment sur les miens, ses lèvres peintes de rose se courbent d'un rire discret. Il sait que les ronchonnements de Tim vont s'amplifier dans un instant. La grimace de ce dernier manque de me faire pouffer. Sous ses mèches rousses, son front certi de maillons d'argent s'est plissé d'une ride mécontente et l'orage gronde dans ses iris noisettes. Je lui souffle un mot d'encouragement ; sa torture sera bientôt terminée.
Sur le chant de la lyre, nous débutons notre danse. Je virevolte dans les bras de Caleb puis glisse une main sur la taille de Tim pour le guider dans notre direction. Il s'arrime à nos mains mais s'emmêle dans ses pas. Cal bute contre son pied, je le rattrape d'une élégante pirouette tandis que les râleries de Tim résonnent dans nos oreilles. Afin de ne pas exploser de rire, je me concentre sur les invités qui nous ont rejoints sur la piste. Je reconnais Dame Léria et ses collègues universitaires que Cal a aidés dans la restauration des archives parquéennes ; Maître Vivien, enseignant à l'école du roi ; la bande d'Alice qui a tenté de m'apprendre le psaltérion, les meuniers Jean et Pierre, grands admirateurs du travail de Tim… Je passe en revue tous ces visages familiers et les souvenirs de ces trois ans inondent mon esprit. Nous avons rencontré, assisté, encouragé un nombre incalculable de personnes pendant cette Ronde. Parce qu'elle est un symbole d'harmonie de trois nations libérées du joug des Géants, je ne peux la clore par un affront au roi. Ce serait ternir l'unité de Luvial, l'équilibre de l'Alliance et notre travail diplomatique. L'évidence est là : je ne peux pas refuser l'ordre de Pa.
À la fin de notre danse, j'embrasse Cal et Tim sur la joue, imprime une dernière pression sur leur main puis me dirige vers la scène où est placé l'orchestre. D'un geste, je leur ordonne de cesser de jouer. Les invités interrompent leur danse et se tournent vers moi d'un air interloqué. Avant que le brouhaha ne gonfle, je m'exclame d'une voix forte :
— Peuple de l'Alliance, bienvenue !
Du haut de son estrade, Pa me fixe, plus sérieux qu'il ne l'a jamais été.
— Le roi Edwin a chargé votre humble prince et princesse de profiter de votre illustre présence pour annoncer ses fiancailles.
J'attrape la garde de mon épée pour empêcher mes doigts de trembler. Ne pas flancher. Pas maintenant. Dans la foule, je repère les visages souriants de mes deux princes. Cal forme un cœur avec ses mains et Tim, le bras passé autour de Cal, m'adresse un clin d'œil. Même s'ils le cachent très bien, je les sais aussi tendus que moi. Je resserre ma poigne sur mon arme.
— Mes consorts seront les princes Caleb d'Omb et Tim de Filcot. Aucun choix ne les départagera, ils seront mes conjoints à égalité.
Un torrent d'exclamations submerge la salle, sous l'impulsion du vieux Marc et de mes amis académiciens qui sautent de joie. Mais, à l'instar de la majorité des convives, je me tourne vers Pa et attends sa sentence. Il lève sa coupe vers moi :
— Vous avez entendu ma progéniture ! tonne-t-il avec un rire gras. L'alliance de nos trois nations sera solidifiée par l'union de nos trois princes ! Que l'on félicite les fiancés !
Cris et applaudissements résonnent si fort dans mes oreilles que je crains de perdre l'ouïe. La foule me submerge de louanges, me noie de compliments. Je peine à m'orienter dans cette houle d'allégresse. Tim et Caleb émergent parmi les vagues de réjouissances. Ivres de bonheur, ils m'étreignent, m'embrassent chacun leur tour, me hurlent leur amour. J'éclate de rire et m'abandonne à notre euphorie.
Après avoir remercié des tas de gens, dansé avec mes amis, embrassé Cal et Tim une bonne dizaine de fois, je me décide à aller vers Pa. Sourire aux lèvres, il discute avec la reine Ariane et le roi Philippe. L'une glisse une bourse de cuir dans sa main tandis que l'autre lui en jette une au visage. Une pièce d'or s'en échappe et tinte sur le sol. Pris d'hilarité, Pa n'y fait pas attention. Sous les regards assassins des deux dirigeants, il ramène sa toge de satin bleue contre lui et s'incline devant eux, sans effacer son rictus malicieux.
Ayant pris congé de Pa, la reine Ariane et le roi Philippe viennent me féliciter.
— Caleb ne pouvait rêver meilleurs partenaires, me confie la monarque d'Omb après une embrassade. Mais vous aviez du temps ! Tu n'aurais pas dû être préssé·e de choisir.
— Que voulez-vous…
— Ah, Maël ! Heureux de vous compter Caleb et toi dans notre famille, s'exclame le roi Philippe en m'assenant une grande tape dans le dos – aïe. Il était flagrant que vous deviendrez inséparables tous les trois ! Ce filou d'Edwin, quel tricheur ! Vous auriez dû refaire une Ronde et annoncer vos fiancailles à Filcot !
Alors que les deux souverains me quittent pour aller danser, toutes les pièces du puzzle s'assemblent dans ma tête. Je jette un regard agacé à Pa.
— Tu as parié sur mes aveux ! Tu n'avais aucune intention de me faire choisir ! Tu voulais que je me déclare !
— Tout juste, mon enfant, fanfaronne-t-il. Tu avais besoin d'encouragements…
J'envoie mon poing dans son épaule.
— Aïe ! Et ton vieux père !
— Encore un mot et je recommence.
J'essaye de garder mon sérieux mais son sourire de fripouille me convainc de laisser tomber le masque. Je saute dans ses bras tendus et le serre fort contre moi.
— Je t'aime, vieille crapule.
Son rire éclate dans mes oreilles.
— Je t'aime aussi, dit-il d'une voix douce. J'étais sûr que tu te battrais. Tous les trois, vous êtes une évidence. Maintenant, profitez de votre vie ! J'ai gagné alors le mariage peut attendre autant que vous le voudrez.
— T'es vraiment une canaille.
— Et surtout, un formidable papa… Aïe !
FIN
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