Le froid de la rue
La ville dormait. Et moi, je marchais sans but. Quelle étrange impression d’être le seul debout, le seul dehors. Oh, je savais que beaucoup de mes condisciples faisaient comme moi s’ils n’avaient pas trouvé d’endroit où dormir et bougeaient pour éviter de succomber au froid, mais nous étions pour la plupart de grands solitaires et je ne croisai personne alors que je traversai ce grand boulevard si animé en journée.
Il faisait froid, il gelait même et j'étais frigorifié malgré les différentes couches que j’avais revêtues. J’enfonçai le bonnet sur mes oreilles et remontai mon écharpe, mais le brouillard ambiant ne faisait rien pour atténuer cette sensation humide et glacée qui semblait transpercer mes vêtements. J’avais des gants mais ils n’étaient pas assez épais. J’alternais donc pour toujours avoir une de mes mains dans ma poche et l’autre qui tirait le caddie qui m’accompagnait partout.
La ville dormait et moi, je commençais à désespérer. Malgré mes nombreux appels téléphoniques et mes demandes d'être mis à l'abri, on ne m'avait rien proposé. "Je suis désolé, Monsieur, il n'y a pas de place. Il faut rappeler demain." Demain ? Il se pourrait que je sois mort… Pourquoi me condamner ainsi à attendre un futur qui ne viendrait peut-être jamais ?
Faute de mieux, je me résignai à me diriger vers le parc où j'avais passé les nuits précédentes. J'y retrouvai avec une certaine surprise le duvet caché dans un buisson au petit matin. Ce n'était donc pas un rêve ? Enfin, un cauchemar… J'avais espéré pendant un instant m'être trompé, me réveiller dans mon lit aux côtés de ma femme. Mais elle était morte et moi, je n'étais qu'un clodo.
La ville dormait et moi, j'installai mes affaires derrière la petite cabane, star des jeux d'enfants. Oh, j'avais bien essayé une fois de l'utiliser comme abri… Mais, non seulement, elle était bien trop petite pour moi, et vous auriez été surpris par les cris d'orfraie poussés par les parents indignés que je puisse ainsi désacraliser ce terrain de jeu de leurs minots.
J'avais envie de me révolter, de crier mon ras-le-bol et ma colère envers ce monde inique. J'avais le besoin de manifester bruyamment mon indignation quant à la situation infâme dans laquelle je me retrouvais. Mais je me taisais, ne voulant pas attirer sur moi ce regard des autres que je ne supportais plus.
La ville dormait et moi, je grelottais en repensant à cette vie d'avant que plus jamais je ne connaîtrais. Comment avais-je pu me retrouver dans une telle situation d’échec ? Comment m’étais-je laissé entraîner par les difficultés vers les tréfonds de cette existence d’exclu et de vaurien ? Au sens littéral du terme. Que peut bien valoir l’existence d’un sans-abri sans famille ni relation ? Et pourtant, j’avais une belle situation avant cette dégringolade ! N’était-ce vraiment que l’alcool qui avait provoqué ma déchéance ?
Je resserrai la couverture autour de mon corps que je ne parvenais vraiment pas à réchauffer et pensai à tout ce que j’avais perdu. Ma famille pour commencer. Et j’en voulais encore à ma femme d’avoir eu ce stupide accident de voiture, nous laissant ma fille et moi orphelins et inconsolables. Était-ce en raison de ce chagrin que ma petite avait fait le choix de déménager en Amérique ? Je ne le saurais jamais mais cela semblait bien probable. Chacun gère le deuil à sa façon et notre relation n’avait plus jamais été la même suite à ce triste jour d’octobre où la police nous avait appris le décès de celle que nous aimions sans condition. La disparition de ce trait d’union entre nous avait été le début de cet Enfer qui continuait à nous miner. Ensuite, j’avais aussi dû faire une croix sur mon emploi. Et ça, c’était aussi un exploit à sa façon. Qui pourrait imaginer un prof d’histoire se retrouver sans travail ? Qui pourrait même croire à une telle histoire ? Question rhétorique car la réponse était simple : Sans aucun doute, toutes ces personnes qui m’avaient vu alcoolisé et complètement sans filtre. Cela commençait à en faire, des gens. Enfin, j’avais dû abandonner toute idée de rester en bonne santé. Entre l’alcool et la vie à la rue, j’avais tout fait pour disparaître de ce monde aussi rapidement que ma lâcheté me laissait faire. Ce n’était pas très efficace mais en même temps, j’avais le temps de mourir. Rien ne pressait. Les incohérences d’un pauvre hère qui essayait malgré tout de garder une once d’espoir…
La ville n’allait pas tarder à se réveiller mais moi, au contraire, je commençais à m’endormir. Cette douce torpeur qui me prenait doucement et s’emparait de moi était à la fois si cruelle et si douce. J’avais l’impression de flotter et de m’élever dans les airs, d’avoir enfin trouvé la solution à tous mes problèmes. J’allais pouvoir rencontrer mon Créateur. Ou découvrir, comme je l’avais toujours pensé, qu’il n’y a rien après la mort. Déjà qu’il n’y a pas grand-chose avant, pourquoi y aurait-il tant de merveilles cachées après ? N’était-ce pas là le vœu pieu de vivants cherchant à lutter contre le désespoir de cette destinée qui ne mène à rien ?
L’engourdissement me saisissait et progressivement immobilisait tous mes membres. J’avais l’impression de disparaître en commençant par mes extrémités comme si un Être supérieur était en train de me gommer de ce monde, de réparer l’erreur commise en m’y faisant apparaitre. C’était à la fois violent mais d’une telle évidence que j’acceptais mon sort. J’allais bientôt pouvoir retrouver ma femme, je ne manquerais pas à ma fille qui ne se préoccupait plus de moi, c’était la meilleure des fins à me souhaiter, non ?
La ville ne dormait plus, mais moi, j'étais en train de mourir. A contretemps de cette société dont je ne faisais plus partie. Quel pied de nez à la vie d'avoir ainsi raté tous ses rendez-vous ! C'était mon tour maintenant de me reposer, de garder mes yeux fermés comme le faisaient si bien tous ces hommes politiques ignorant nos appels de détresse.
La ville s'était réveillée et toutes les bonnes âmes aussi. Ce monde n'était pas que cruel, il existait encore des cœurs purs capables de prévenir les secours, de m'accompagner et me sauver malgré tous les préjugés. Je n'étais pas mort, cette nuit-là, j'avais survécu avec une folle envie de trouver un sens à ma triste existence. Grâce à cette main tendue d'un inconnu, même si j'avais approché une funeste destinée, j'avais réussi à me réveiller et à rebondir. Ma mission désormais était claire et limpide : faire en sorte de ne plus jamais laisser cette ville s’endormir sans avoir pris soin de ceux qui n'avaient aucun asile pour dormir.
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