Chapitre II
Dans l’allée cavalière, il ne trouva personne à cheval mais des pommes, roulées d’un verger dont les branches dépassaient la clôture. Puis un portail, flanqué d’un numéro de voie et d’un prénom, Lucien, suivi d’un nom rendu illisible par les perles de condensation entre le plastique transparent et le papier imprimé.
Il sonna. Des aboiements éclatèrent de part et d’autre du terrain, qui diminuèrent quand une silhouette en veste matelassée et bottes avocat affleura des écuries. Ayant reconnu Séverin, elle accusa un bref instant d’arrêt, alors seulement elle se reprit, le salua, traversa, talonné par ses chiens, l’étendue gravillonnée jusqu’au portail.
– Tu as laissé la voiture en forêt ? demanda-t-il.
– Oui. Je voulais marcher, prendre l’air.
Un des chiens fouilla le gravier. Sous les petits cailloux il remuait une poussière grise. Lucien par souci d’ordre recouvrait, du bout de ses bottes, les déblais de son chien. L’opération se reproduisit plusieurs fois. Le chien fouillant, le maître recouvrant. Le tout dans un grand silence, excepté le bruit du gravier qu’on fouille et qu’on recouvre. Puis, comme tiré d’une rêverie :
– Viens je vais t’expliquer la suite.
Séverin le suivait, ralenti dans sa progression par les chiens qui reniflaient ses tibias. Leurs dehors de molosses cachaient une nature de chiots. Un dogue allemand mouilla même sa main de ses babines pendantes.
– Où sont les chevaux ?
– Au bout du pré, répondit Lucien, je te les montrerai tout à l’heure.
À la suite d’un appentis, un hangar à la lourde porte coulissée sur son rail. Lucien l’y précéda. Sévérin patienta sur le seuil, le temps d’accoutumer ses yeux à l’obscurité. Simple acquit de conscience. Il en connaissait à qui ce genre de maladresse avait coûté la vie.
– Tu te décides ?
Séverin s’avança au milieu du hangar, où sur un établi poussiéreux Lucien achevait d’aligner de petits sachets plastique scellés de ruban adhésif.
– Tant que ça, commenta Séverin.
– Ce mois-ci c’est inhabituel. Ça se calme à partir du prochain.
Les chiens se tenaient immobiles au seuil du hangar, comme Séverin un peu plus tôt. On leur en interdisait probablement l’accès. Le dogue allemand pleura brièvement en raclant la poussière. Puis il se détourna, imité par les autres chiens, en direction des écuries. La lumière d’après-midi s’intensifiait. On voyait au sol passer l’ombre de quelques nuages.
– Ils m’écoutent encore, même si j’ai parfois l’impression d’être davantage chez eux qu’eux chez moi, dit Lucien.
Il parlait des chiens, qui marchaient assombris puis éclairés par l’alternance du soleil et des nuages. Le dogue allemand, en tête, trottinait vers les stalles.
– Tu as beaucoup de résidents en ce moment ? demanda Séverin.
– Quelques trotteurs, des pur-sang, nourris trois fois par jour. Les propriétaires viennent souvent. Des courses en perspective.
– Allons les voir.
– Si tu veux.
Lucien fourra les sachets dans un sac de sport à ses pieds. À cause du ruban adhésif, les sachets luisaient comme autant de petites merdes grasses, pensa Séverin. Il le dit à voix haute. Ça fit rire Lucien.
– C’est sûr que c’est de la merde. Mais au prix d’un appartement en centre-ville, finit-il par ajouter.
Séverin prit le sac que Lucien lui tendait, ajusta sur son épaule la bandoulière. Ça ne pesait pas plus que du linge sale ou qu’une ramette de papier. Ils sortirent du hangar ; derrière les stalles jouaient les chiens. On les entendait aboyer et japper. Lucien et Séverin contournèrent les boxes en direction de la clôture. À un endroit une barrière en acier galvanisé leur permit d’accéder au terrain où se tenaient les chevaux, parfaitement immobiles.
– On les imagine pas atteindre leur soixante-dix kilomètres heure sur plat, commenta Séverin.
– Et pourtant.
Derrière le terrain, sur une colline, se dessinait la forêt d’où Séverin était descendu. Plus bas le fleuve, à gauche, coulait à l’opposé de la ville, à droite. La ligne haute-tension était plus loin, dans leur dos, bien après le haras. Du côté des boxes les chiens sautaient et mimaient des batailles. Une bourrasque de vent souleva des feuilles mortes. Un volet ou un vantail, non loin, claqua. Puis un cheval frappa la terre de son sabot.
Séverin s’étira sur pointe des chaussures, se cabrant tout entier. Lui et Lucien restèrent silencieux un moment, à regarder le cheval qui venait de frapper. L’exact bruit d’une brique tombée dans un pré humide ou d’un parpaing sur de l’argile. Des nappes d’eau s’étaient formées par endroits où le gazon semblait noir. Les sabots s’enfonçaient imperceptiblement.
Séverin leva les yeux. Une nuée d'oiseaux dans le ciel, était-ce des étourneaux ? des passereaux ? Soudain il éternua. La sensation le tourmentait d’une chose qui cloche, comme un orage sans pluie. Mais impossible d’en situer l’origine. Ça ressemblait à de la soif ou à une démangeaison. Sans localité et sans racine, une attente que rien ne peut satisfaire. Peut-être avait-il pris trop de cachets. Ou alors était-ce la fatigue ou la faim à le tisonner. Il ne savait pas bien au juste. Pourtant il avait mangé ce pain aux raisins (ou bien ce kouign-amann, en tout cas une pâtisserie à la pâte feuilletée et caramélisée) avant de prendre la voiture.
– Tu es calme toi, parfois ? demanda finalement Séverin, sans détourner les yeux des oiseaux qui dans le ciel finissaient de disparaître au loin.
– Qu’est-ce que tu veux dire ?
– Et bien je m’aperçois qu’on n’est jamais vraiment calme. On croit parfois en être proche, mais en réalité ça résiste toujours. Tu vois ?
– Oui je crois. En fait je vois très bien.
– Donc toi aussi.
– Oui.
Les sabots du cheval frappèrent à nouveau, comme en assentiment aux paroles des deux humains.
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