Tête de mule

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Elle fermera soigneusement la porte de l'appentis, qui, légèrement de guingois, résistera un instant. Quelque chose, par terre, gênera la fermeture, mais elle poussera l'élément du pied, sans regarder. Elle traversera ensuite le jardin, usant des dalles de béton éparpillées sur la terre détrempée. Au loin, le néon brillera dans la cuisine, jaunâtre et scintillant.

En fin de vie lui aussi, pensera-t-elle alors.

***

— Ta pioche ? Tes outils sont dans ton cabanon, je n'y mets jamais les pieds, tu sais. Si tu l'as perdue, c'est ta faute, lui dit-elle sans lever la tête.

Il serra les poings, tourna les talons et sortit en claquant la porte après lui avoir craché un Tête de mule, va ! au visage.

Entre eux, l'amour n'avait pas duré longtemps. Quelques galipettes tristement consommées, un avortement pour Marie et un licenciement pour Roger. Leur couple était à l'image de la masure insalubre qu'ils occupaient : des fondations pourries dans une friche abandonnée.

Roger ne travaillait désormais plus qu'au noir, volant des matériaux et des outils sur les chantiers pour finir des travaux surfacturés à des clients trop faibles pour se défendre. Ses gains disparaissaient au bistrot, dans d'interminables tournées avec les autres ratés de son espèce. Saoul, il s'enfermait ensuite dans son cabanon, au fond du jardin, éclusant des bières fortes jusqu'à tard dans la nuit avant de s'endormir sur un canapé de fortune.

Elle dut pourtant pénétrer dans son antre ce jour-là. Il avait plu dans la nuit et un court-circuit, lié à l'humidité, avait fait sauter les plombs.

Dans sa colère, Roger était parti précipitamment sans fermer la porte à clef. Elle jeta un regard circulaire dans la pièce en désordre. Dans l'angle, une rallonge électrique baignait dans une flaque d'eau. Armée d'un balai, elle la déplaça vers un endroit sec. Ses yeux s'habituaient à l'obscurité.

Sur une chaise, à proximité du canapé, reposait un ordinateur portable à la carrosserie graisseuse. Elle ignorait qu'il en possédait un. Encore un truc volé, pensa-t-elle. Déjà légèrement dégoûtée en manipulant le capot poisseux, les images obscènes que le portable laissé en veille afficha bientôt provoquèrent en elle une réelle envie de vomir.

Hagarde, Marie sortit dans le jardin, tournant en rond autour de la bicoque. Elle trébucha sur la pioche, sans doute oubliée à l'issue d'une journée de beuverie.

Quand Roger rentra ce soir-là, il poussa comme d'habitude la porte de son cabanon. Mais il n'eut pas le temps de chercher à tâtons l'interrupteur électrique fixé sur le chambranle que Marie était face à lui, dans l'ombre, et le poids seul de la pioche qu'elle tenait à bout de bras suffit pour que la pointe de l'outil s'enfonce profondément dans son crâne dégarni.

Tête de pioche, va ! lui cracha-t-elle en guise d'oraison funèbre.

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