1 | Le souffle d’un secret
La lumière du matin s’infiltre à travers les vitres teintées du siège de Watson Science & Technology. Elle glisse sur le carrelage noir, rebondit contre les écrans transparents, caresse les angles nets des bureaux. Ici, tout est ordonné, précis, comme l’esprit de mon père.
Et, en théorie, comme le mien aussi.
Je suis debout depuis cinq heures et mon café est déjà froid. Il traîne à côté de moi pendant que je fais défiler les modélisations d’un nouveau prototype de bâtiment intelligent. Thermorégulation, façade à mémoire intelligente, captation énergétique dynamique. Le genre de concepts qu’on appelait "science-fiction" quand j’étais ado. Aujourd’hui, je les corrige entre deux réunions.
— Tu vas finir par cramer tes rétines, murmure Derek, quelques mètres derrière moi.
Je ne réponds pas tout de suite. Il sait que je l’ai entendu. Ça ne l’empêche pas de m’apporter un second café, bien chaud, sans sucre. Il me connaît trop bien.
— Merci, je souffle en prenant le gobelet.
Il me fait un signe de tête avant de s’éclipser vers le labo thermique.
Je m’accorde quelques secondes de silence. Pas pour me détendre, mais juste pour écouter le bourdonnement des serveurs, les bribes de conversations techniques, le ronron des imprimantes 3D.
C’est mon monde. Ma forteresse.
Et pourtant, parfois, il y a comme un vide que je n’explique pas. Une sensation de dérive, même au centre de tout ce que j’ai construit. Peut-être que c’est ça, être adulte : avoir tout, mais sentir que quelque chose manque. Sans savoir quoi.
Je me redresse et consulte mes mails. Trois messages de mon père, tous avec son grand classique “URGENT”. Probablement une remarque sur la conférence de presse prévue la semaine prochaine, ou sur mes choix de communication. Il a toujours été plus directif que disponible. Et pourtant, c’est à lui que je dois ce que je suis devenue.
À lui… et à personne d’autre.
Mon téléphone vibre et cette fois-ci, c’est ma mère. Je décroche sans réfléchir.
— Tu as vu l’heure, Shana ? Il est presque neuf heures trente, dit-elle sèchement.
— Bonjour à toi aussi, Maman.
— Ne sois pas sarcastique. Ton père veut te voir dans son bureau, MAINTENANT.
Je lève les yeux au ciel. Toujours les mêmes méthodes. Pas de “comment tu vas”, pas de “j’ai pensé à toi ce matin”. Juste des ordres, comme un mode de communication officiel.
— J’y vais.
— Et habille-toi correctement pour ce soir. Il y aura du monde.
— Quel genre de “monde” ?
Elle marque une pause et je l’imagine dans sa voiture, maquillée à la perfection, tailleur cintré glissant sur sa peau fraîchement parfumée, lèvres pincées sur du rouge mat à la senteur de framboise discrète.
Je sors de mes pensées lorsqu'elle reprend la conversation, aussi froide qu'à son habitude.
— Un collègue de ton père. Tu verras bien.
— C’est un rendez-vous arrangé ?
— Ne sois pas ridicule Shana et ne sois pas en retard non plus.
Elle raccroche sans un mot de plus.
Je souffle longuement. Dans cette famille, les sentiments sont des dossiers confidentiels, on les évite, on les verrouille. On ne sait jamais ce qu’on pourrait découvrir si on les ouvrait.
Je prends ma veste en me dirigeant vers la porte du bureau. Le tissu du tailleur glisse sur ma peau comme une promesse maîtrisée, coupé sur-mesure, presque une armure silencieuse de quoi soigner son apparence. L’odeur typique des bureaux trop propres m’agresse les narines : mélange de désinfectant, de plastique neuf et de café brûlé oublié. Je traverse le couloir comme un navire fend la mer et sous mes talons, le sol lisse résonne d’un claquement net, presque cérémoniel. Sur les murs, mon nom s'impose, doré, figé, mais froid. Mon ADN est dans les brevets, mon souffle s’alourdit dans ce silence calibré, et pourtant, parfois, j’ai l’impression d’être une pièce rapportée dans mon propre héritage, une silhouette trop droite dans un décor trop parfait.
[…]
L’étage exécutif est plus silencieux. Plus froid, aussi. On sent l’argent jusque dans l’air climatisé.
Quand j’entre, la secrétaire de mon père me sourit avec un mélange de gêne et d’habitude.
— Il est avec un invité. Il vous attendait.
Je hoche la tête avant de pousser la porte, sans même frapper.
Et là, je m’arrête.
Mon père est debout, tendu, les bras croisés, le regard noir. En face de lui, un homme que je ne connais pas, accompagné de deux agents de sécurité sur le qui-vive. Grand, mince, le dos légèrement voûté, mais pas par l’âge. Plutôt par quelque chose d’ancien, voir de contenu. Il n’a pas l’air dangereux au premier regard. Pas comme un homme qui cogne, mais comme quelqu’un qui sait où frapper, et quand.
— Je t’avais dit de ne plus jamais remettre les pieds ici ! dit mon père d’un ton grave.
— Tu pensais que ça suffirait ? Tu croyais vraiment que j’allais laisser passer ça ? répond l’homme, la voix calme mais glaciale.
Il parle lentement, sans crier. Mais tout en lui crie.
— Maintenant, sortez ! tonne mon père en désignant la porte d’un geste sec.
L’homme ne bouge pas tout de suite, c'est lentement qu'il tourne la tête vers moi, nos regards s’accrochent, sans prévenir.
Et là, quelque chose me traverse, comme une onde sourde, presque douloureuse. Mon estomac se serre, mon souffle s’interrompt, une secousse puis un vertige, comme si mon corps reconnaissait quelque chose que mon esprit ne sait pas nommer. Comme une mémoire enfouie, sans image.
Je reste figée, la paume humide contre la couture de mon pantalon. Lui aussi ne bouge plus, statue en équilibre sur un fil invisible.
Les deux agents de sécurité, l’un après l’autre posent une main sur l’épaule. Il ne résiste pas.
Mais ses yeux, eux, refusent de me lâcher. Ils me scrutent comme si j’étais la clé de quelque chose qu’il a attendu trop longtemps.
Je le regarde s’éloigner. Et quand la porte se referme, je me tourne vers mon père.
— C’était qui ?
Il ajuste sa cravate. Comme s’il sortait juste d’une réunion banale.
— Personne.
— Il n’avait pas l’air d’un “personne".
Il me lance un regard froid.
— Tu ferais mieux de te concentrer sur tes projets. On a une présentation dans trois jours.
Je n’insiste pas. Du moins pas maintenant, mais ce type, ce regard, ce moment suspendu… Je sais que je ne vais pas l’oublier.
[…]
Dès mon entrée dans la maison familiale, j’aperçois des éclats de rire forcés, bien trop aigus pour être sincères. L’odeur du vin rouge, boisé et trop cher, se mêle à celle des bougies parfumées au cèdre, dans un mélange écœurant. Je me dirige vers le bruit, hésitante, mais sans avoir le choix.
Je suis là, immobile dans une robe que je n’ai pas choisie. Trop ajusté à la taille. Elle met mon corps en valeur, mais efface mon esprit et mon assurance. Pas hideuse, mais… approuvée. « Présentable », comme dirait ma mère, dans ce ton neutre qui n’invite ni au débat ni à l’affirmation de soi.
— Shana, viens, je vais te présenter, souffle-t-elle en me frôlant le bras de ses doigts manucurés, sans même croiser mon regard.
Je me laisse emmener. Ses talons claquent avec une assurance qu’elle a perfectionnée toute sa vie, les miens peinent à suivre sans glisser sur le marbre glacé. Elle m’amène devant un homme à peine plus âgé que moi, peut-être vingt-huit ans. Costume gris clair parfaitement taillé, une montre en acier qui capte la lumière comme un phare, une mèche plaquée avec une précision chirurgicale. Il sourit, un sourire appris, calibré, celui des cartes de visite vivantes et des pitchs de levée de fonds.
— Voici Thomas Simons, annonce ma mère. Il travaille avec ton père sur le projet Orbital.
Il tend la main vers moi, paume ouverte, parfaitement sèche. Son parfum flotte jusqu’à moi, quelque chose de citronné, trop insistant.
— Enchanté, Shana. Votre réputation vous précède, dit-il en souriant.
— Espérons qu’elle soit meilleure que la vôtre, je réponds en attrapant sa main avec force.
Sa poigne est douce mais sans sincérité, comme s’il faisait la même chose vingt fois par jour.
Il rit. Ma mère, à ses côtés, me regarde avec de grands yeux. Elle, ne rit pas.
On passe à table. Une nappe blanche d’un blanc trop parfait la recouvre, rigide sous les doigts comme les convenances de la soirée. Des bougies élancées projettent une lumière tremblante sur les verres en cristal, et l’odeur sucrée de la cire se mêle à celle du poisson et des sauces réduites au vin blanc. L’air est tiède, saturé de murmures et de vanités.
Les couverts brillent comme des armes bien polies. Tout est trop ordonné, trop contrôlé, même les rires semblent avoir été répétés avant le lever de rideau.
Thomas s’assit à côté de moi. Son parfum citronné, piquant et sophistiqué flotte trop près de mon épaule. Il parle avec assurance, débit rapide, sourire calibré : ses études, ses ambitions dans l’énergie renouvelable, une anecdote sur une innovation thermique qui, dans un autre contexte, pourrait être drôle. Ici, elle sonne comme une publicité.
Je hoche la tête, ponctué d’un sourire bien élevé, ma voix est douce, bien posée. Je réponds, je joue mon rôle à la perfection, mais à l’intérieur de moi, tout est brouillard. Mon estomac se serre, non par faim ou gêne, mais par cette sensation mystérieuse, quelque chose de plus profond, de plus vrai que je ne sais même pas nommer.
Je pense à ce matin. À cet homme. À son regard planté dans le mien comme une déflagration muette. Il n’avait rien dit. Et pourtant, j’ai ressenti quelque chose. Une déchirure. Un souvenir ? Non… quelque chose de plus ancien que ça. Un instinct.
Je suis là, oui, physiquement présente. La robe me colle à la peau, le satin bleu nuit trop ajusté, tout pour plaire, pour attirer. Le tissu me serre comme les mots que je n’ose pas prononcer. Autour de moi, les conversations valsent, les verres tintent, les plats défilent et je m’enfonce.
Quelque chose ne va pas ou quelque chose m’échappe.
Je sais, dans un recoin silencieux de moi-même, que cette soirée n’a rien à voir avec moi. Que cette place à table, ce rôle qu’on attend de moi… ce n’est pas le mien.
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