POURQUOI TUE SON PERE ?

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Pourquoi avez-vous tué votre père ?

J’ai déjà entendu cette question depuis que je suis là dans cette salle grise et froide. J’ai l’impression d’avoir vu défiler beaucoup de personnes dans cette pièce sans me souvenir d’aucun visage ou alors ce sont toujours les mêmes qui viennent et sortent et je suis trop cotonneuse pour m’en souvenir.

Je ne comprends rien, j’ai une grande envie de me coucher pour dormir, mais assise sur une chaise en fer ce n’est pas possible, d’autant que je ne peux mettre ma tête entre mes bras, ma main gauche est attachée à la table et la droite en arrière à la chaise.

Ma tête penche vers l’avant et j’essaie de poser le front sur la table, quand la porte s’ouvre violemment sur deux personnes.

Je fais un effort pour ouvrir les yeux et les regarder. Il y a un petit homme rond et chauve qui semble porter une énorme sacoche et un homme grand, mince, brun. Ils ont amené avec eux une odeur de transpiration et de tabac froid qui me donne la nausée.

  • C’est le Docteur Colin qui va vous ausculter, déclare le grand brun d’une voix rauque, en me détachant les bras. Il doit aussi vous faire une prise de sang.

Je reste muette, car je suis sur le point de vomir, sans doute, à cause de l’odeur, j’ai un haut-le-cœur. Je vois ces deux hommes de façon trouble.

Je reste seule avec le petit gros.

  • Je souhaiterais prendre votre tension, avant la prise de sang.

Il me prend le bras, installe un appareil que je reconnais vaguement, puis hoche plusieurs fois la tête.

  • Je peux, dit-il en écartant mes paupières, examinant mon visage et mes mains.

Je le vois noter quelque chose, mais je ne sais déjà plus qui il est ni où je suis.

Je le vois remuer les lèvres, mais je n’entends rien. Soudain, je fais un bond, pousse un cri, en le regardant de façon horrifiée, car il a enfoncé une aiguille dans le creux de mon coude.

Je me sens soudain moite et froide, je n’arrive plus à respirer, je sens que je m’affaisse.

Une puissante odeur emplit mes narines, j’entends mes oreilles bourdonner, puis des voix feutrées, percevant plus ou moins quelques mots : état de choc, pouls faible et rapide, désorientée, absence de concentration.

Je reprends un peu conscience, j’ai froid aux fesses, je suis allongée sur le sol. Je sens que l’on me redresse contre le mur et en ouvrant les yeux, j’ai l’impression que la pièce chavire, je sais que ça me fait ça quand je bois trop. Je les referme pour que ça s’arrête. Je suis soudain soulevée et posée brusquement sur la chaise.

  • Ça va mieux ? dit la voix rauque. Bon au revoir Docteur, n’oubliez pas de nous transmettre les résultats. Vous, on vous laisse reprendre vos esprits, on revient.

Je balaye la pièce des yeux, tout me semble flou, je passe la main sur la table que je trouve glacée et regardant mes jambes, je m’interroge stupéfaite : - c’est quoi ce jean plein de taches ?

Mes mains tremblent et je les trouve gonflées. J’ai des papillons devant les yeux et toujours cette envie de vomir.

Je me lève et sens le sol se dérober sous moi. Je m’agrippe à la table pour ne pas tomber et m’écroule lourdement sur la chaise. Je pose la tête sur la table froide, j’ai l’impression d’avoir un voile noir devant les yeux, j’ai la bouche sèche.

2

Alors, on émerge ?

Le grand brun revient accompagné d’un autre homme et il me rattache la main gauche à la table. Ils s’installent côte à côte en face de moi. Cette fois, je me force à les dévisager n’ayant aucune idée de ce qui se passe.

Celui qui est juste en face de moi est le grand brun avec une longue mèche qui pend sur son front, les yeux marron, les lèvres fines, mal rasé. Le deuxième homme blond, assez banal, rondouillet avec un gros menton, est en retrait.

  • Bien, je vais reprendre, dit le grand brun. Cela fait plus de 2 heures que vous êtes ici, maintenant. Pourquoi avez-vous tué votre père ?

Je les regarde sans répondre. Je passe du visage de l’un à l’autre pour y lire qu’il s’agit d’une blague. Je n’arrive même pas à penser à quoique ce soit de précis et aucun son ne sort de ma bouche.

  • Vous ne voulez toujours pas répondre ?

Le silence s’installe, je cesse de les regarder puis je regarde les mains boudinées du blond, qui tourne son alliance entre ses doigts.

  • C’est une question pourtant simple, je pense que vous la comprenez ? Pourquoi vous avez tué votre père ?

Alors que je réentends cette question, je réalise qu’on me l’a déjà plusieurs fois posée. Mais pourquoi je n’arrive pas à fixer mes pensées.

  • Madame Florence Roulle, il faut vous expliquer. Vous avez 73 ans, vous n’avez pas la réputation d’être violente. Qu’est-ce qui s’est passé ?
  • J’ai froid, j’ai soif.

Je sens l’agacement du grand brun, qui pince les lèvres et perçois le petit mouvement de tête que fait le blondinet. Il me regarde d’un air grave.

Je les trouve bien jeunes, mais il est vrai que maintenant je trouve souvent mes correspondants jeunes. Ma banquière me semble être une gamine, le garagiste un poupon. Bon, et ces deux-là, une petite quarantaine, cinquante ans peut-être ? Je me suis aperçue que ces derniers temps, je faisais plus attention aux aspects physiques de mes interlocuteurs peut-être parce que je vois moins de monde que lorsque je travaillais.

  • Oh ! Oh ! Vous revenez avec nous, demande le grand brun.
  • J’ai froid, j’ai soif...
  • Bon vous refusez de répondre. Madame Roulle vous allez nous obliger à vous traiter comme n’importe quel petit voyou.
  • J’ai froid, j’ai soif. Qui êtes-vous ?
  • Inspecteurs Pascal Mattei et Didier Brossard, répond rapidement le blondinet, sous le regard courroucé de son voisin, en le désignant d’abord, puis en tapant sur son thorax.

Soudain, une jeune femme blonde entre et annonce que Mme Rey est là.

  • Brossard va la briefer ! J’arrive.

Le brun se lève brusquement, s’appuie sur la table, se penche vers moi à peine à 10 cm de mon visage et me fait renifler son haleine de fumeur et son after-shave bon marché. Je sens revenir la nausée.

  • Écoutez-moi bien Madame Florence Roulle, me dit d’un ton mauvais et en criant presque mon nom, celui que je peux appeler maintenant « Inspecteur Mattei », vous avez un entretien avec une psychiatre. Cela va peut-être vous permettre de réaliser qu’il vaut mieux nous répondre. Donc, je vous repose encore une fois la question : Pourquoi avez-vous tué votre père !
  • Ecoutez-moi, dis-je d’une voix étouffée, j’ai froid et je ne comprends rien.

Au regard haineux, qu’il me lance avant de sortir, après m’avoir rattachée à la table, je comprends que je ne suis pas prête d’avoir satisfaction, mais plus encore, je réalise que l’étape de courtoisie est terminée.

Je sens que cet homme est habitué à obtenir ce qu’il souhaite, que ce soit juste ou pas, même s’il doit passer par la violence physique ou verbale et il faut que tout soit vite réglé. Je pressens que les prochaines heures vont être difficiles pour moi.

3

Pourquoi suis-je ici ?

Je suis seule depuis un long moment, mais comme il n’y a pas de pendule, que je n’ai pas mon téléphone pour regarder l’heure, je ne sais ni l’heure qu’il est ni depuis combien de temps sont sortis les deux flics, ni quand ils vont revenir. Ça, c’est la seule certitude, ils vont revenir. Je suis perdue. Pourquoi suis-je ici ? Cette question qui revient sans cesse : pourquoi suis-je ici ? Et comment se fait-il que je ne me rappelle pas depuis quand je suis là. Apparemment longtemps si j’en crois le brun, comment déjà, ah oui, inspecteur Mattei. Si c’est vrai, ce qu’il dit, pourquoi j’ai ce trou de mémoire.

Je sens la nervosité me gagner, j’ai les mains moites et je transpire un peu sous les bras.

Je reste seule longtemps, aussi tournent et retournent dans mon esprit les mêmes questions et j’alterne entre rêverie et prise de conscience.

J’oublie tout comme si je m’évadais. Cela fait sans doute cliché quelqu’un attaché à une table qui pense au mot évasion.

La porte s’ouvre, laisse entrer le blondinet et une femme blonde d’une quarantaine d’années.

Cette dernière demande qu’on m’enlève la menotte qui me tient à la table et s’installe en face de moi.

Le blondinet, dont je remarque les petits yeux verts, les cheveux parsemés et les lunettes qui pendent au bout d’un cordon, me jette un regard plein de compassion et s’en va en refermant doucement la porte.

  • Bonjour, je m’appelle Caroline Rey, je suis psychiatre. Je suis chargée de faire une première évaluation vous concernant. Acceptez-vous de me répondre ?

Le ton est saccadé, je hoche la tête en l’examinant, elle a des joues rebondies, des yeux bleus et de grosses lèvres avec un grain de beauté en forme de cœur sous le nez.

  • Bien, Ok aussi pour que j’enregistre nos échanges ? C’est pour moi, pour mon rapport, cela m’évite de prendre trop de notes.

De nouveau, j’acquiesce sans répondre.

  • Bien, pouvez-vous me confirmer votre nom, vos prénoms, date et lieu de naissance.

Je me surprends à sourire : ils ne sont pas sûrs de qui je suis ! Mais, finalement je m’exécute.

  • Bien, pouvez-vous me dire quelques mots sur vous, ce que vous avez fait comme travail, me parler de votre famille.

Je me tais un bon moment, mais c’est plus parce que je ne sais pas par où commencer et que je me demande ce qu’elle veut savoir et pourquoi. Elle finit par relever la tête et semble mal à l’aise.

Elle se redresse et elle me fixe d’un regard dur, semblant me dire que je lui fais perdre son temps. D’une voix faible, je murmure :

  • J’ai beaucoup travaillé, j’ai commencé à 16 ans et demi et j’ai arrêté à 67 ans.
  • Vous pouvez parler plus fort, s’il vous plait, déclare-t-elle en regardant son dictaphone.
  • J’ai beaucoup travaillé, j’ai commencé à 16 ans et demi et j’ai arrêté à 67 ans.
  • Bien, continuez. Dans quel secteur ?
  • L’éducation populaire, les ressources humaines, la formation des adultes.
  • Bien, toujours le même employeur ?
  • Non, j’ai eu la chance de changer de travail sans jamais en chercher.
  • Bien, vous gardez quels souvenirs de vos années professionnelles.
  • Même, si cela n’a pas toujours été rose, j’ai fait des choses vraiment intéressantes.
  • Bien, pour le côté famille ?

Je me demande de quelle famille elle parle, celle d’aujourd’hui, celle avec mes parents. Je me tais en attendant une question plus précise. Comme elle ne dit rien et me fixe toujours, je reprends :

  • Cela fait 34 ans, qu’avec mon mari nous avons fondé une famille recomposée avec 4 garçons, plus nos belles filles et 8 petits enfants, de 22 ans à 2 ans.
  • Bien, pouvez-vous me parler de vous, qu’est-ce que vous aimez faire, lire. Comment vous vous décririez ?

Alors là franchement, j’ai vraiment l’impression qu’elle passe du coq à l’âne, d’une période de ma vie à une autre, d’une façon froide, saccadée.

Est-ce pour me déstabiliser, pour me perdre, voir si j’en garde malgré tout le fil.

  • Je lis tous types de livres : des romans historiques, des policiers, des essais.
  • Et ?
  • J’aime travailler la terre. Je suis une mamy gâteau. Mes petits enfants ont beaucoup d’importance pour moi. Les enfants se moquent de moi et m’appellent mamy OUI-OUI. Cela me déplaît par moment.

Elle ne fait même pas un petit sourire à cette évocation. Même si elle n’a pas le sourire facile, je trouve pourtant qu’elle a les rides du sourire bien marquées.

Je me souviens de la belle-fille de mes patrons dans mon premier emploi, qui devait avoir une trentaine d’années, mais qui faisait tout pour ne pas sourire, car elle ne voulait pas avoir plus tard des rides.

Je ne me suis pas aperçue que je m’étais envolée dans mes pensées, la psy m’interpelle :

  • Pouvez-vous rester avec moi ?

Je hoche de la tête, mais ne m’excuse pas, j’ai bien le droit d’être distraite, en plus j’ai toujours soif et froid.

Je suis peu couverte avec mon jean crasseux, un pull fin à col roulé. Je n’ai pas de veste, d’habitude j’ai toujours au moins une veste polaire. Je sens monter en moi un bref moment de révolte, d’envie de me lever, mais je me retiens. Elle reprend :

  • Bien, maintenant pouvez-vous me parler de votre petite enfance, vous avez des frères, des sœurs ? Pouvez-vous me parler de leur naissance ?

Je suis un peu surprise, que viennent faire mes frères et sœur là-dedans ? Bon pour le reste j’ai compris, la psy veut savoir si j’ai eu des traumatismes avant quatre ans. Classique.

Elle va être servie la brave dame. Je me sens devenir méchante ne comprenant pas ce qui m’arrive. Je décide de la faire traîner.

Je fais celle qui cherche vraiment dans ses souvenirs. Je lève les yeux au ciel, j’ai lu quelque part, que c’est un signe de grande réflexion.

  • Alors, dit-elle en se retenant d’utiliser un ton sec.

Je reste encore quelques instants silencieuse, puis :

  • Vous savez, de mes toutes premières années, je n’ai que des bribes de souvenirs. Ma mère était concierge dans un immeuble chic et bourgeois du 16ème arrondissement à Paris et je l’accompagnais souvent chez un vieux monsieur riche chez qui elle faisait le ménage. Je devais être très polie et surtout ne toucher à rien, juste regarder les beaux objets, qui étaient dispersés dans les deux étages de l’immeuble particulier.

Je m’arrête quelques secondes ayant l’air de chercher vraiment.

  • Je me vois aussi donner à travers la grille un sandwich préparé par ma mère à un clochard qui se poste tous les midis devant la porte. Ma mère m’a souvent dit que dans l’immeuble vivaient l’acteur Rex Harrison, sa femme et son fils.

La psy dodeline de la tête et je fixe ses boucles d’oreille en plastique blanc qui s’agitent.

  • Bien, comment était votre mère ? Parlez-moi de son physique, de son caractère, de son métier si elle en avait un avant d’être concierge.
  • Plutôt jolie, grande, mince, blonde, avec des yeux très bleus. De 7 ans, plus âgée que mon père. Elle a un petit frère, qui ayant été atteint de tuberculose jeune a été le chouchou de ma grand-mère, mais cela n’a pas empêché qu’elle l’adore. Elle était croyante, surtout centrée sur la vierge, ayant fait une grande partie de sa scolarité chez les religieuses. Avant d’être concierge, elle avait travaillé plusieurs années comme brodeuse chez un grand couturier.
  • Et votre père ?
  • Mince, brun avec une fine moustache au dessus de la lèvre.

En disant cela, je passe mon doigt au-dessus de ma lèvre. Je repense à une photo en noir et blanc, que j’ai rangée il y a peu, qui représente ma mère avec une jupe évasée, un petit chapeau fleuri sur la tête, mon père dans un costume sombre croisé et moi.

J’ai à peine quelques mois, je suis emmaillotée, je croyais que c’était le jour de mon baptême, mais en tournant la photo j’ai découvert l’écriture de ma mère, c’était le jour du mariage de son frère Pascal avec sa première femme.

  • Bien, on peut continuer ? me rappelle la psy.

Il faut que je me concentre, sinon la psy va s’énerver. Qu’est-ce qu’elle voulait savoir déjà. Ah oui, j’évoquais mon père et elle veut aussi sans doute que je parle de mes frères et sœur. Je souffle.

  • Bon mon père, est l’aîné d’une famille nombreuse. Il a fait un apprentissage chez un ébéniste et à l’époque où ma mère était concierge, il travaillait au BHV. J’avais 3 ans, je crois à la naissance de mon frère Jean. Je me souviens juste que plus tard, il a créé une panique en avalant les morceaux d’un petit hélicoptère en plastique. Je crois que si je me souviens de cet épisode, c’est surtout parce que le médecin a conseillé à ma mère d’attendre les selles de mon frère et d’y rechercher la totalité des roues, hélices et autres morceaux avalés. Le lendemain, ma mère victorieuse et soulagée me montre les petits bouts de plastique récupérés.
  • Bien, vous n’êtes que 2, me dit-elle en notant. Je trouve qu’elle écrit beaucoup. Alors pour qui est l’enregistrement ?
  • Non, j’ai eu encore un autre frère et une sœur ! J’ai 5 ans, il me semble, à la naissance du 3ème et me voilà baptisée grande sœur. Ma mère m’a dit que j’étais grande maintenant et que je devais m’occuper d’eux, mais c’est surtout à la naissance de ma sœur où là j’ai 9 ans, cela j’en suis certaine, car j’ai toujours eu en tête que j’avais 9 ans d’écart avec ma petite sœur. Là on m’a vraiment donné la responsabilité du dernier bébé.

4

C’est quoi une grande sœur ?

  • Bien, vous souvenez-vous d’un événement marquant pour vous dans la relation avec votre père, lance-t-elle en regardant derrière moi.

Machinalement, je me retourne. Mais je ne vois rien qu’une grande vitre.

Décidément, elle change sans cesse de sujet. Est-ce volontaire ? Pour m’ébranler ?

Je trouve amusant qu’elle démarre toujours ses phrases par « bien », mais je me retiens de sourire. De plus, je la vois venir avec ses gros sabots et je reste muette quelques instants.

  • Bien, vous ne souhaitez pas que nous en parlions, dit-elle en hochant la tête de droite à gauche, ce qui balance ses grosses boucles d’oreilles.
  • Non, ce n’est pas cela, mais il n’y a pas eu qu’un événement marquant, aussi je ne sais pas lequel choisir.
  • Bien, prenez-en un pour commencer et vous continuerez si vous voulez. Mais parlez plus fort.

Je la dévisage, elle a le sourcil droit rond et le gauche en accent circonflexe, un large front, je ne la trouve pas habillée de façon très moderne.

Je rêvasse et j’ai l’impression que je cherche un peu à me défiler, mais c’est surtout par rapport à moi. J’ai peur des émotions fortes qui pourraient ressurgir et dont elle pourrait être témoin. Je gagne du temps et je ne sais toujours pas où tout cela va me conduire.

Je tourne une mèche de mes cheveux, comme je le fais souvent sans m’en apercevoir.

  • Bien, je vous écoute, me dit la psy en se penchant vers moi, les deux mains jointes devant son visage.
  • Quand vous dites événement marquant, vous pensez à quoi ? À un conflit ?

Je me repousse au fond de la chaise et croise les bras en la fixant.

À son regard, je sens que je ne vais pas pouvoir y échapper. Elle ne répond pas, me fait juste un haussement d’épaules. Alors je commence à raconter, mais d’une voix un peu fêlée … !

  • La veille de mon mariage avec mon premier mari, j’ai 23 ans, cela fait déjà 2 ans que je n’habite plus chez mes parents. Je vis et travaille à Paris dans le 12ème, comme animatrice dans un foyer de jeunes travailleuses. L’organisation de ce mariage m’a échappé, ma mère a voulu s’occuper de tout et je n’avais pas eu le cœur de lui refuser. J’ai quand même réussi à choisir le tissu et le modèle de ma robe et refusé de porter un chignon.

Je n’ai pas envie que la psy pense que j’ai laissé ma mère décider de tout.

  • En fait, je m’en moquais un peu de tout cela.

Toujours, le silence et son stylo qui court sur son carnet. Après une hésitation, je poursuis :

  • Au dîner, mon père a commencé à me rappeler à quel point ce mariage coûtait cher d’autant : - que tes beaux-parents ont fait des invitations, mais ne participent pas aux frais, m’a-t-il lancé.

Soudain au moment d’aller tous nous coucher, mon père m’a attrapé par le cou, collé contre un mur et balancé un coup de poing sur la joue, et un dans les côtes en criant : - c’est pour solde de tout compte, car à partir de demain, la salope que tu es ne m’appartiendra plus, tu appartiendras à ton mari.

Ma mère a réussi à lui attraper le bras avant que je ne reçoive un troisième coup, le sommant d’arrêter. Il est parti en claquant la porte.

Moi, je me suis affaissée le long du mur, hoquetant. Je ne sais pas ce que ma mère m’a dit. Ni si elle lui a encore trouvé des excuses. Elle a mis des glaçons dans un torchon et m’a conseillé de le poser sur ma joue douloureuse.

  • Vous avez réagi, comment ? Vous avez fait quelque chose ?
  • Non, le lendemain matin, je partais avec ma mère chez la coiffeuse qui la coiffe depuis plus de 15 ans et chez qui j’avais été quelques fois, j’avais un énorme bleu sur la pommette et une marque dans le cou. La coiffeuse, qui semblait habituée aux confidences de ma mère, m’a maquillé ce que je n’avais pas eu l’intention de faire et pour la première fois de ma vie j’avais du fond de teint, du rouge aux joues et aux lèvres, les cils teintés de mascara et le conseil de laisser pendre en permanence de chaque côté de mon visage une longue mèche de cheveux.

Je me tais un moment, puis reprends :

  • J’étais devenu experte depuis longtemps dans l’art de cacher ce qui se passait dans ma famille, alors le déroulement de mon mariage ne m’a pas posé de problème.
  • Qu’est-ce que vous voulez dire.

Je la regarde en me disant que je lui ai bêtement tendu une perche pour qu’elle m’entraîne plus loin. Zut ! Quelle cruche. Il va être difficile de ne pas en dire un peu plus, et plus je vais en dire, plus je prends des risques.

5

Comment vais-je m’en sortir. ?

Je suis stupide, je ne voulais pas aller si loin dans ce que je raconte. Je ne veux pas qu’elle utilise mes propos contre moi.

Je biaise :

  • Je suppose que vous vous en doutez ?
  • Et bien non, racontez-moi.

À ce moment-là, j’ai l’impression que nous ne sommes pas que toutes les deux dans la pièce. Je n’ai pas vu de caméra accrochée dans un angle, comme on le voit parfois dans les séries TV. Il est vrai que ce commissariat me semble particulièrement vétuste. Je suppose qu’ils doivent avoir la possibilité de saisir le dictaphone de la psy.

J’ai des frissons, une douleur au cou et la chaise est dure. Sans rien dire, elle tend son menton m’invitant à poursuivre.

  • Je me souviens aussi d’une fois, je devais avoir 8 ans, j’étais en train de faire mes devoirs dans la cuisine et mes deux petits frères, Jean et Daniel, couraient autour de la table en formica, en poussant des cris, se prenant pour des Indiens. Je m’apprêtais à leur dire d’arrêter de tourner autour de la table, quand Daniel est tombé, a heurté le coin de la table et puis s’est roulé par terre en poussant des cris aigus.
  • Il était blessé ?
  • Non, je l’ai relevé, il n’avait aucune larme et juste une légère rougeur sur la tempe, mais il continuait à pousser des hurlements stridents, qui ont précipité ma mère dans la cuisine. Elle m’a jeté un regard furieux, tout en regardant par-dessus son épaule mon père qui venait d’entrer dans la pièce. Mon père s’est énervé en disant : - bien sûr c’est toujours le brailleur. Et quand j’ai voulu lui expliquer ce qui s’est passé, cela l’a rendu encore plus furieux : - toi tais-toi, faut toujours que vous nous dérangiez quand on bosse, j’en ai marre, il n’y a que des chialeurs ici. Je bosse toute la semaine comme un dingue.

C’est curieux, j’ai l’impression d’y être, je ne suis plus dans cette pièce d’un gris délavé, mais dans la cuisine en Formica jaunâtre, ma mère semble terrorisée et mes frères sont devenus muets.

  • Bien, et ensuite demande Madame Rey.
  • Oui, heu. Où j’en étais. ? À oui, à ce moment là, mon père attrape un verre qui se trouvait sur la table et le projette sur le mur. Celui-ci, rebondissant sur le carrelage au-dessus de l’évier, s’est brisé dans un grand fracas, ce qui a provoqué immédiatement les pleurs de mes frères et m’a coupé le souffle. Mon père est reparti furieux dans son atelier et ma mère l’a suivi, je pense pour le calmer, car depuis la naissance de mon frère Daniel, j’avais vraiment l’impression que mon père s’énervait plus facilement. Surtout depuis qu’il avait quitté son travail au BHV pour s’installer à la maison et reprendre le métier de son père qui venait de mourir. Il fabrique à la maison des lanternes pour les antiquaires.
  • C’était son choix de changer de métier ?
  • Je crois oui, même si je sais qu’il y a eu des histoires dans la famille par rapport à la reprise du matériel et des clients.
  • Bien, quand vous dites la famille, il s’agit de qui ?
  • C’est un peu flou pour moi, sa mère, ses frères et sœurs semblent-ils. Pour des histoires d’argent.
  • Bien, revenons à ce jour, où il a brisé le verre.

Je me retiens de pousser un soupir, même si je vois où elle veut en venir, je commence à en avoir assez et doute d’avoir raison de lui confier tout cela. Elle doit l’avoir compris car elle me dit :

  • Bien, je vous rappelle que l’enregistrement est uniquement pour moi, car même si je note, j’ai parfois besoin de m’assurer d’avoir bien entendu.

Je ne sais pas si elle a l’habitude de faire ce type d’évaluation, mais je la trouve naïve de penser qu’on ne pourra pas lui réclamer son dictaphone. J’ai envie de lui demander si elle a l’habitude de fréquenter les commissariats, mais je me retiens, pas la peine de me la mettre à dos. Je reprends après un long soupir :

  • J’ai calmé mes frères en leur disant de plus faire trop de bruit. Mais j’ai soudain entendu ma mère hurler et quand je suis arrivée dans l’atelier, mon père la tenait par les épaules, contre un mur et il la secouait en lui tapant la tête contre le mur et en hurlant : - faut toujours que tu les défendes.

J’ai essayé d’attraper le bras de mon père, mais j’étais trop petite et il m’a repoussé contre son établi. Je me suis glissé entre mon père et ma mère, j’étais juste à la hauteur de leurs ventres. Ma mère attendait ma petite sœur. L’odeur de transpiration de mon père me dégoûtait. J’ai poussé de toutes mes forces en demandant à mon père de la lâcher. Il lui a donné un coup de poing, puis il est parti en claquant la porte de son atelier.

  • Qu’a fait votre mère ?
  • Le repas. Elle m’a dit également que mon père était fatigué, qu’il travaillait beaucoup et qu’il fallait que je fasse attention que les petits restent plus tranquilles et fassent moins de bruit. Puis elle m’a demandé comme à chaque fois de n’en parler à personne.

Je me tais, ressentant une douleur aiguë au plexus et je me revois trahissant ma mère. J’en avais parlé à deux personnes en espérant que quelqu’un viendrait raisonner mon père, car je commençais à avoir peur qu’il tue ma mère. Je me souviens que suite à cet incident, j’en ai parlé à ma tante Josiane, jeune sœur de mon père, qui habitait à deux maisons de nous. Visiblement elle était déjà au courant de ce genre d’incident chez moi. Ma mère lui en avait déjà parlé. Je ferme les yeux et la revoit qui m’explique que mon père a déjà eu des coups de sang depuis son jeune âge. Je l’entends encore me dire que c’est une histoire entre grandes personnes, que les disputes existent dans toutes les familles, que je dois arrêter d’y penser. L’autre personne à qui j’en ai parlé c’est…. !

  • Eh ! Madame Roulle, je suis là. Nous n’avons pas terminé, me dit la psy qui s’est levée sans que je m’en aperçoive.
  • Oh ! désolée, je suis fatiguée.

Elle se rassoit, regarde sa montre et consulte une liste que je n’avais pas vue. Ouille, je ne suis pas au bout de mes peines.

  • Bien, quelle petite fille étiez-vous ?

Je commence à en avoir marre de ses « bien », elle devrait s’occuper de son tic.

  • Romantique, rêveuse, très sensible. Passionnée par l’école qui était l’endroit le plus merveilleux pour moi. Avec de grands yeux bleus, des cheveux aux oreilles, une raie sur le côté et l’obligation d’avoir toujours la mèche attachée par une barrette.

J’ai conscience que je réponds brusquement, un peu trop fort et que je montre mon agacement, mais tant pis, je n’en peux plus.

  • Bien, que pensez-vous du fait que vous soyez ici et accusée du meurtre de votre père.

Je la regarde bien dans les yeux et lui rétorque d’une voix que je veux forte : - je ne sais pas pourquoi les flics disent ça.

  • Bien, je vais vous quitter, mais il est possible que je revienne, me lance-t-elle en regardant sa montre, comme si j’avais mon mot à dire sur la question.

Elle me lance un « au revoir » un peu sec et tape à la porte qui s’ouvre et se referme immédiatement.

6

Qu’est-ce qui se passe ?

Si je me sens nettement moins l’esprit brumeux, je reste interrogative quant à ma présence ici. Qu’est-ce que c’est que cette histoire, qui a inventé ça ? J’espère que ce n’est pas une blague, parce que ce n’est pas très drôle, j’ai soif, et en plus, j’ai envie d’aller aux toilettes.

Je ne sais combien de temps, je reste seule, cela me semble long. Je crois que je m’endors un peu entre mes bras, puisque je n’ai pas été rattachée lors de la sortie de la psy.

Lorsque la porte s’ouvre sur l’inspecteur Mattei et le blondinet, l’inspecteur Brossard, je suis un peu ensommeillée, mais avant qu’ils ne parlent, je réclame d’aller aux toilettes. Ils se regardent, le blondinet, décidément je vais lui garder ce surnom, me montre la porte et me fait signe de le suivre. Je remarque que son pantalon vert en velours côtelé a un ourlet qui se découd. Il a vraiment un look un peu ringard. Je me mords l’intérieur de la lèvre pour avoir des pensées aussi stupides dans la situation dans laquelle je me trouve. Il m’accompagne jusqu’à des toilettes au fond d’un long couloir d’où remontent des odeurs d’égout. J’en profite pour boire abondamment et me passer un peu d’eau sur le visage pour me réveiller. Je jette un œil dans le miroir, et c’est comme si j’avais soudainement vieilli, je suis pâle, mes cheveux roux sont emmêlés et j’ai des cernes violettes sous les yeux. La traversée jusqu’aux toilettes, m’a permis d’apercevoir, plusieurs bureaux, plus ou moins occupés parfois de personnes en uniforme. Je suis bien dans un commissariat. L’ensemble me semble vraiment décrépi.

Quand on rentre dans la salle, je suis de nouveau saisie par l’odeur de tabac que le jean, la chemise pas très blanche ou la veste froissée de Mattei doit sentir. Je me réinstalle sur le bord de la chaise, le coude sur la table et la tête appuyée sur la main, le regard bas et j’attends silencieuse.

Cela ne dure que quelques secondes, le blondinet me demande si je veux de l’eau ou du café ? Tiens donc maintenant j’ai le droit de boire, mais non merci jeune homme vous pouvez garder votre café.

  • De l’eau, merci.
  • Bien, ça attendra, déclare Mattei, on va reprendre.

Oh non. Il n’a pas pris le tic de la psy. Ou alors, ils vivent ensemble, je ne peux m’empêcher de sourire à cette idée. Ils feraient des enfants qui tous commenceraient leurs phrases par « bien » et aurait ses dents jaunes et ses doigts tachés de tabac.

  • Ah ! Vous trouvez que c’est drôle ? s’énerve-t-il. Je crois que vous n’êtes pas consciente de la situation dans laquelle vous êtes. Vu votre âge, vous allez passer la fin de votre vie derrière les barreaux. Et je doute que vous vous représentiez ce que cela signifie, car vous n’avez sans doute eu qu’une petite vie douillette.

Son ton a été tellement violent que je reste muette. J’attends la suite, après tout c’est lui qui a des choses à dire, moi je ne comprends pas ce que je fais là. J’ai un mal de tête terrible, comme après une soirée de beuverie, même si cela fait longtemps que je n’ai pas refait ce genre de fête.

Maintenant que je suis sortie du brouillard, je commence à ressentir un peu d’angoisse en prenant conscience que cela doit faire un paquet d’heures que je suis ici.

  • Bien, vous ne voulez toujours pas répondre à ma question ? me dit Mattei. Au cas où vous l’auriez oublié, je vous la répète : pourquoi avez-vous tué votre père ?

Au bout d’une minute, comme je ne réponds pas ni ne le regarde, il se lève brusquement et me saisit par le col en rapprochant mon visage du sien et son haleine me rebute, il me postillonne :

  • Soit vous êtes une demeurée et ce n’est pas ce que dit la psychiatre, soit vous vous foutez de ma gueule et je vous préviens qu’on ne se moque pas de moi sans en subir les conséquences.

Je ne peux m’empêcher de me reculer avec un air de dégoût, ce qui renforce sa vraie ou fausse colère.

  • Maintenant, ça suffit ! Puisque vous ne voulez rien dire, on va vous laisser réfléchir. Après une nuit en notre compagnie, je pense que vous verrez les choses différemment demain.

Ils sortent en claquant la porte. Peu de temps après arrive la jeune policière blonde, qui m’attrape le bras droit, y attache une menotte et me demande de la suivre.

Je me lève brusquement, chancelle, essaie de retrouver mon équilibre, je me rattrape à la chaise.

Elle attend quelques secondes puis m’amène dans une minuscule pièce, où une partie du mur qui donne sur le couloir est une grille. Sans un mot, elle me détache en me montrant le fond de la pièce.

J’examine la pièce, la peinture écaillée des murs donne une impression d’abandon, il y a deux banquettes et un wc, sur l’une des banquettes il y a une couverture pliée, je réalise soudain que je vais passer la nuit ici.

Je ne sais plus quand on m’a amené dans ce que je sais maintenant être un commissariat. Etait-ce le matin ou plus tard dans la journée ? Depuis combien d’heures suis-je ici ? Sans doute pas beaucoup, car même si j’ai un peu faim ce n’est quand même pas insurmontable.

Je m’assois sur une banquette, la tête entre les mains. J’ai toujours mal à la tête.

Soudain, j’ai le souffle court, j’ai un doute, et s’ils avaient raison.

J’aurai tué mon père ! Ai-je mis en place un mécanisme de protection inconscient pour effacer cela de mon esprit ?

S’agit-il de défenses psychiques pour minimiser mon acte ?

Suis-je dans le déni, pour oublier ce que j’ai commis ?

7

Pourquoi je n’arrive pas à me souvenir ?

Je comprends que ma cellule n’est pas la seule dans ce couloir, car j’entends des reniflements, des raclements. Je réalise qu’il y a aussi plus loin des bruits de voix, des hurlements. Je n’ai rien compris au déroulement de cette journée. Je perçois qu’il fait nuit, mais je ne sais toujours pas l’heure qu’il est. Si seulement je n’avais pas mal à la tête, je me masse les tempes et fais quelques mouvements pour me décontracter les épaules et le cou. Je ne sais même pas où je me trouve, dans quelle ville, dans quel quartier ? Je n’ai aucun souvenir de mon arrivée ici, ni d’où je suis partie. Est-ce de chez moi ? Je cherche dans ma mémoire, essayant de faire remonter les souvenirs, mais rien ne vient. Que s’est-il passé pour que je ne me souvienne de rien ? C’est vraiment le trou noir.

Il y a du passage dans le couloir, même si l’éclairage y est faible, je vois circuler des hommes et des femmes qui ne jettent pas un œil dans ma direction. Je me sens devenir transparente, vieille, encore plus vieille que ce que je pense parfois. Ai-je perdu la tête ? Est-ce Alzheimer ou le début de la folie Je ressens une peur sourde m’envahir et j’ai soudain une remontée acide dans la gorge, je me précipite au-dessus de la cuvette, m’y agrippe et expulse un filet de vomi jaune, affreusement aigre sur ma langue. Je m’allonge sur la couchette essayant de calmer les battements accélérés de mon cœur. Vais-je mourir ici ? Et où sont mes proches ? Ils n’ont sans doute pas eu le droit de venir.

La porte s’ouvre sur la jeune femme blonde qui dépose un sac en papier kraft :

  • Voici votre repas. Vous savez que vous pouvez allumer le plafonnier, l’interrupteur est ici, m’indique-t-elle d’un signe de la main.

Je n’ai pas le temps de la remercier, elle est déjà sortie comme si elle était mal à l’aise. Suis-je un monstre pour elle.

J’appuie sur un interrupteur et une lumière blafarde émerge d’un néon. Je m’approche du sachet, j’y trouve une boîte en carton encore tiède contenant des tagliatelles à la carbonara, une barquette de carottes râpées, une compote de pomme, un sachet contenant un morceau de gruyère, une bouteille d’eau, des couverts en bambou enroulés dans une serviette en papier et au fond du sac, une petite carte qui indique « Avec nos remerciements pour votre confiance ». Pastificio Passerini – Traiteur.

Est-ce que je connais un traiteur de ce nom ? Cela me donnerait un indice sur l’endroit où je me trouve.

Même si la faim, que j’avais ressentie précédemment, a disparu, je pressens qu’il me faut manger et boire. Une fois mon festin terminé, le sachet rempli des déchets de mon repas, je m’interroge.

Mais j’ai beau me creuser la tête, je ne vois pas pourquoi je me trouve ici. Il y a une odeur de nourriture dans l’air.

Je n’ai plus de visite, le sachet de détritus reste près de la porte. J’éteins et m’allonge enroulée dans la couverture en essayant de me remémorer le déroulement de la journée.

Je n’arrive pas à comprendre s’il y a beaucoup de monde autour de moi. Il y a de moins en moins de passage dans le couloir, mais j’ai entendu à plusieurs reprises des voix, des raclements de gorge et des pleurs.

Je repense à mon échange avec la psychiatre. Peut-on parler d’un échange, elle n’a fait que poser des questions dont je ne comprends pas le sens. Que va-t-elle déduire de mes propos ?

De quoi ai-je parlé déjà ? Ah oui ! Cela me revient. Je lui ai raconté deux épisodes de la violence de mon père, mais j’aurais pu lui donner tant d’exemples.

En plus, il n’y a pas que la violence physique qu’il pratique. D’ailleurs, moi il me cognait peu, c’était surtout ma mère et mon petit frère Daniel. Mais du coup, comme je m’interposais pour défendre ma mère, il me traitait de tous les noms et nous ne nous sommes jamais supportés, car pour lui j’étais un obstacle et une fouteuse de merde.

Je me souviens que c’est surtout à partir de l’adolescence que j’ai commencé à être en conflit ouvert avec lui. Son comportement a créé à la maison un climat permanent d’insécurité physique et émotionnelle, par des intimidations, des menaces, des propos dévalorisants ou humiliants, non seulement vis-à-vis de ma mère, mais aussi pour nous.

Je me rappelle que toute petite, il m’a souvent dit qu’il m’avait trouvé dans une poubelle, que je n’étais rien ? Plus tard que je n’étais qu’une connasse, une chieuse comme toutes les bonnes femmes, une incapable et qu’il pouvait m’écraser comme une mouche. Mais aussi que j’étais une pute, la fois où j’ai porté une jupe courte avec une cape lors d’une sortie paroissiale.

D’autres images reviennent dans mon esprit, les coups très violents qu’il m’a donnés lors du retour d’un déplacement chez ma grand-mère, parce que je l’ai surpris, volontairement je l’avoue, en posture délicate avec ma marraine, la cousine de ma mère et la fois où il s’est produit la même chose, mais cette fois avec sa belle-sœur, la femme du frère de ma mère.

Oui, j’étais une « fouineuse » avec un sixième sens et qui espérait protéger sa mère. Un sentiment de mépris à l’égard de mon père s’installait et en même temps, je perdais progressivement confiance dans la possibilité d’une révolte de ma mère. Je ne comprenais pas qu’elle accepte ces mauvais traitements.

Il m’est souvent arrivé de me précipiter dans la chambre de mes parents, en entendant hurler ma mère, petite je ne comprenais pas de quoi il s’agissait. Plus tard, ma mère viendra dans ma chambre, avec des larmes de colère, montrant avec dégoût le sperme qui coule entre ses jambes.

  • Voilà ce qu’on est obligé de subir, quand on est mariée, même si on ne veut pas, me disait-elle.

J’avais envie de la secouer, je voulais qu’on s’échappe.

Malgré sa souffrance et ses moments de résistance, elle a dû toujours considérer qu’il s’agissait là d’une obligation conjugale et non d’un viol. C’est ainsi qu’elle me l’a exprimé un jour :

  • Tu sais quand il me dit que je ne suis pas normale, chiante et même sacrément coincée, alors je serre les dents et me laisse faire.

Je revois la scène, ses larmes, j’entends encore sa voix :

  • Pour qu’il arrête de m’insulter, pour ne plus entendre que ça ne sert à rien d’avoir une bonne femme si on ne peut pas baiser avec, que ça fait partie du contrat et qu’à force, il ira voir ailleurs. Alors je cède.

De toute façon, mon père arrivait toujours à la faire culpabiliser, comme chacun de ses enfants d’ailleurs. Personne n’est assez bien, assez intelligent, il est un pauvre homme qui n’a pas de chance avec ses enfants. Je sais que toutes ces scènes ont laissé de nombreuses traces dans la tête de l’adolescente que j’étais alors.

Mon père a toujours considéré que la maison, les choses et les gens lui appartenaient, se comportant comme le propriétaire du corps de l’autre quand dans l’atelier, il pressait la poitrine de ma mère en répétant sa phrase favorite : - c’est à moi tout ça ! » Ou lorsqu’il posait et agitait sa main sur le sexe de ma petite sœur de 4/5 ans en répétant la même phrase : - c’est à moi tout ça !

Certains pensent peut-être qu’il s’agit d’un jeu, mais ce n’est pas ainsi que je le vivais, alors cela me crispait et j’ai toujours été vigilante pour ma sœur.

Mon corps est bien présent, mais mon esprit est désormais ailleurs, loin de la réalité de cette pièce.

Pourquoi je repense à tout cela maintenant, cela doit être l’entretien avec la psychiatre.

Il faut que j’arrête, cela ne sert à rien. Heureusement que les flics n’enregistrent pas les pensées qui défilent dans mon cerveau, car ils les utiliseraient j’en suis sûre.

Il faut que je dorme.

C’est infernal, les bruits semblent résonner davantage, dans le noir. J’entends des gémissements, quelqu’un tousser et péter.

Je vais me coucher du côté de mon oreille qui entend le mieux comme ça je la bouche, l’autre étant endommagée à cause d’otites à répétition.

Ça ne marche pas, j’ai l’impression d’entendre soit de petites voix, soit un bourdonnement ou les battements de mon cœur.

J’ai soif, tellement soif.

Ce n’est plus possible, il faut que j’arrête de faire tourner, comme dans une essoreuse, tous ces souvenirs.

Il faut que je dorme, qu’elle idiote d’avoir repensé à tout cela.

Maintenant, j’ai peur. Ils doivent avoir des preuves, trouvé des éléments accablants pour que je sois ici.

8

Ai-je vraiment dormi ?

Et bien je dois être fraîche, j’ai l’impression de ne pas avoir dormi de la nuit. Je sursautais au moindre bruit. J’ai mal au dos, la peau du visage qui tire et les lèvres très sèches. Je dois aussi avoir une haleine de chacal et sentir la pisse, car j’ai des fuites urinaires depuis quelque temps. Il paraît que c’est normal à mon âge.

Vu la circulation qui reprend dans le couloir, je pense que l’heure du réveil a sonné.

Un policier en uniforme me tend, sans un mot, un gobelet qui dégage une odeur de café. Du café, le breuvage en a surtout l’odeur, mais je m’en fiche, je décide de le trouver bon.

Je ne sais plus dans quel état d’esprit, je suis. A la fois, je me sens oppressée et en même temps, je ne peux toujours pas croire ce qui se passe. C’est sûrement une erreur, les choses vont se clarifier aujourd’hui. Même si quelqu’un est mort à la maison de retraite, ce n’est peut-être pas mon père.

C’est le policier en uniforme, qui m’a porté le café, qui me mène d’abord aux toilettes. Même si le miroir est sale, je vois mon visage trouble et défait.

Je n’avais de toute façon pas besoin de me mirer dans la glace pour savoir de quoi j’avais l’air. La peau qui me tire, mes cheveux en bataille, mes yeux bleus cernés, mes lèvres craquelées me laissent imaginer l’image que je donne.

Il m’installe dans une petite salle, j’ai compris maintenant qu’il s’agit d’une salle d’interrogatoire. Je ne sais si c’est la même qu’hier, la peinture est lavasse et il se dégage une odeur de transpiration et de désinfectant. La chaise en fer est toujours aussi inconfortable. Je ne comprends pas. Je regarde peu de film policier à la TV, mais je lis beaucoup et les salles d’interrogatoire sont souvent décrites comme possédant des caméras et des micros. Là, je ne vois rien.

Les locaux me semblent trop vétustes pour avoir un système sophistiqué invisible, mais bon on peut s’attendre à tout. Toujours pas de pendule, alors de nouveau je ne sais depuis combien de temps je suis là à attendre, quand la porte s’ouvre brusquement sur les deux inspecteurs de la veille.

Mattei a les mêmes vêtements qu’hier, un peu plus chiffonnés peut être, la cravate qui pendouille. Au lieu de la veste bleue qu’il avait hier, il porte un blouson noir, mais il transporte la même odeur de tabac froid et d’eau de toilette bon marché.

Je dois m’y habituer, car ce matin cela ne me soulève plus le cœur.

Est-ce qu’il met un blouson parce que cela fait plus menaçant, plus gros dur ?

Le blondinet a aujourd’hui un pull rouge, mais je n’ai pas l’impression qu’il a changé de chemise, il me fait un sourire timide.

Je le dévisage en me demandant à quoi il sert. Il ne dit rien. Il tripote son alliance, se gratte le nez et frotte ses lunettes, qu’il met ou enlève sans cesse. Il a un petit carnet devant lui, mais je ne le vois pas noter beaucoup de choses.

Bon je m’égare et vu le regard noir de l’autre, il vaudrait mieux que je me concentre.

  • Bien, vous avez bien dormi, m’interroge Mattei.

Je bredouille une vague réponse, mais il n’écoute pas la réponse.

  • Bon on va reprendre, vous êtes Madame Florence Roulle. Ce n’est pas la peine de me dire ni où ni quand vous l’avez tué, ça on le sait déjà.

Il marque un silence en me fixant durement. Je gigote sur ma chaise quand il reprend :

  • Ce que je vous demande depuis hier et que vous allez me dire maintenant, c’est pourquoi vous avez tué votre père. Il prononce d’un ton fort, au ralenti, en séparant chacune des syllabes de cette courte phrase.

Je le regarde, en pensant « ça recommence », mais je me tais.

  • C’est la seule question que je vous pose et à laquelle vous devez répondre et très vite, car maintenant ça suffit votre petit cinéma. Vous faites celle qui ne se rappelle de rien, mais on sait très bien que vous n’êtes pas gaga. La psychiatre nous l’a confirmé et le médecin vous trouve plutôt en forme. Toutes les personnes que nous avons interrogées parlent de vous comme quelqu’un de plutôt dynamique et active malgré votre âge.

Et bien oui, je ne me sens pas trop vieille, et je ne vais pas jouer la mémé. J’ai des douleurs comme tout le monde, j’ai du diabète, je refuse de dire que je suis diabétique comme beaucoup le font. Ce n’est pas ce que je suis, je suis bien d’autres choses.

Et alors, il va me reprocher de ne pas être plus souffrante ou handicapée.

Je comprends alors qu’il n’est pas neutre et qu’il s’est déjà construit un scénario des faits.

Il est pressé d’en finir, je pressens qu’il se considère comme quelqu’un de fort. Sans doute est-il habitué à résoudre les enquêtes vite et il veut conserver sa réputation et ce n’est pas une vieille qui va lui faire perdre son temps.

C’est quoi le bon deal pour lui, plus vite il a des aveux, plus vite, il gagne et il est le meilleur. Il me regarde et manifeste une jubilation morbide. Je comprends soudain qu’on est ici juste pour que j’avoue. Ils savent tout.

  • Je vais être plus clair ! Peut-être que cela va vous réveiller. Le médecin a constaté des griffures sur votre visage et des bleus sur vos avant-bras et une de vos mains. Votre père s’est sans doute défendu, on procède en ce moment à une analyse et je parie qu’on va retrouver votre ADN sous ses ongles. Vous avez signé le cahier des visites à la maison de retraite et un membre du personnel vous a croisé dans le couloir le jour où on a découvert votre père mort.

Bon, il me donne une vision tragique de la situation pour me faire paniquer. C’est sûrement un manipulateur, même dans sa vie privée.

Je réalise que j’ai la jambe droite qui frétille, je m’arrête net.

  • Alors vous vous êtes vengée. Trop de colère longtemps réprimée, me dit-il.

Comme je ne dis toujours rien, il reprend.

  • On a trouvé vos empreintes, mais, bien sûr, vous allez nous dire que c’est normal puisque vous rendiez souvent visite à votre père.

Au plus profond de moi je sens qu’il ne sert à rien que je m’exprime, ce mec est convaincu d’avoir toutes les explications.

  • Ce qui est le plus étonnant, c’est où se trouvaient certaines de vos empreintes, comme celles de votre sœur, reprend-t-il.

Je regarde le plafond, je sais que cela va l’énerver, mais je ne veux plus le regarder.

  • Je pense savoir pourquoi vous l’avez fait. J’ai même toute une liste de motifs qui pourraient convenir. Alors qu’elle est votre raison à vous ?

Mon pauvre ! Oui effectivement j’ai en réserve beaucoup de raisons pour lesquelles j’aurais pu le tuer.

Dont une qui concerne la colère qui s’est sournoisement installée et qui a ancré en moi une méfiance féroce à l’égard des hommes.

Mon père a justifié les comportements de ses congénères, les banalisant, les considérant comme normaux et m’en rejetant la faute.

J’en ai qui me viennent immédiatement en tête. Comme lorsque certains de mes oncles, lors des fêtes de famille, m’ont mis les mains aux fesses ou sur le sexe. Mon père dira qu’ils rigolaient, que ce n’est pas méchant, qu’il s’agit juste d’une plaisanterie due à une trop grande consommation d’alcool. Plaisanterie, qui me métamorphosera en gardienne de la sécurité de mes petites cousines et de ma sœur à chaque fête de famille. Tu veux un autre exemple, cher flic, même si tu ne peux lire dans ma tête ?

Il y celle que m’a fait subir le propriétaire du magasin COOP qui livrait, chaque vendredi chez nous, mes parents étant absents, divers produits comme des bouteilles de vin, de bière. Alors que j’étais à genoux pour vider les caisses et ranger les bouteilles dans des casiers prévus à cet effet dans le garage, il s’est plaqué contre moi se frottant pour que je sente son sexe, enfouissant ses mains dans mon chemisier pour me saisir les seins.

J’ai eu peur, paniquée. J’étais tétanisée. À partir de ce jour, à cette colère s’est rajouté un énorme sentiment d’injustice quand encore tremblante, j’ai raconté ce qui s’était passé à mes parents, et si je pense que ma mère m’a crue, la réponse de mon père s’est révélée conforme à ses conceptions. - Tu n’es qu’une fouteuse de merde, il est marié et père de famille, il faut toujours que tu salisses tout, que tu commères comme les bonnes femmes.

Pour lui ce qui était irréparable c’est que j’en parle, pas ce que j’avais subi.

Mattei se lève très brusquement, passe derrière la table, m’attrape brusquement les deux bras, me les tire derrière le dossier de la chaise et me met les menottes en me faisant mal aux poignets.

  • Vous voyez ça, c’est pour votre silence et parce que vous nous prenez pour des imbéciles. Vous avez raconté de belles histoires à la psy, qui d’ailleurs nous donnent quelques éléments supplémentaires pour votre culpabilité, mais si vous ne voulez pas comprendre, moi je vais vous faire comprendre. Et vous allez répondre à ma question. Mettez-vous en tête qu’ici, en ce moment vous êtes considérée comme coupable d’un meurtre.

9

Pourquoi me faire mal ?

Pourquoi il m’humilie ? Qu’est ce qu’il y gagne ou alors ça lui fait plaisir. C’est le genre de mec, comme mon père, qui adore humilier les autres. Est-il comme mon père, un pervers ? Pense-t-il comme mon père que ce sont les victimes qui sont coupables ?

Pour moi mon père est coupable, car en retournant la situation, il permet à d’autres de continuer à agresser et aux victimes de ne plus oser parler.

Ce que j’ai fait en ne racontant jamais à mes parents, ce qui m’arrivait dans l’entreprise où j’ai occupé mon premier poste à 16 ans et demi, puisque je savais que cela ne servirait à rien.

Chaque jour, je fais le chemin entre chez mes parents et le bureau en solex et je range celui-ci dans un très long couloir, parfois tellement rempli de cartons de bouteilles que je peux à peine passer entre ces derniers. Ce couloir débouche sur les entrepôts et rejoint les bureaux.

Le soir, je fais le chemin inverse pour récupérer mon solex et rentrer à la maison. Ce couloir est un danger pour moi beaucoup plus violent que les cartons qui me bloquent parfois le passage. Le fils des patrons, grand et mince, costaud de quarante balais, qui était considéré par mes collègues féminines de bureau comme un beau mec, m’y attendait, parfois doucereux m’invitant à prendre l’apéro du samedi avec le personnel des chais, des entrepôts et chauffeurs-livreurs, ce que j’ai toujours refusé.

Mais le plus souvent il était entreprenant, voir violent, me plaquant et me bloquant contre les cartons essayant de m’embrasser, m’obligeant à me débattre.

Heureusement pour moi, dans les moments où il était le plus entreprenant, il avait déjà souvent beaucoup bu et j’avais la force de la révolte et une insolence qui me permettait de me défendre également avec violence, sachant qu’il n’irait pas raconter à qui que ce soit l’origine d’une blessure due à un coup dans la pommette porté avec un bidon d’huile pour solex ou une bouteille.

Pendant les deux premières années où j’ai travaillé dans cette entreprise, j’ai déposé et récupéré mon solex chaque jour avec la peur au ventre, sauf si je le savais en tournée de livraison. Puis, ma patronne, sa mère, semble avoir compris ce qui se passait et a décidé que je devais rentrer et récupérer mon solex par l’extérieur, en conservant la clef du fameux couloir que je n’ai jamais plus traversé.

Pourtant, j’ai continué chaque matin, tant que je ne me sentais pas en sécurité dans le bureau, d’avoir une boule au fond du plexus lorsque je rejoignais mon poste de travail. Mais tout cela je ne te le raconte pas, monsieur le policier, cela reste en silence dans mes pensées. Même si tu m’hurles maintenant dans les oreilles, car tu trouverais sans doute cela très banal et PAS GRAVE.

Je ne sais pas pourquoi, j’oscille sans cesse entre conscience et inconscience de la gravité de la situation. Une façon de me protéger d’une évidence.

  • Arrêtez de rêver. On connaît la vérité, hurle-t-il ! alors pourquoi vous nous faites perdre notre temps, et vous tournez autour du pot.

Je sens que je ne vais pas répondre, plus il va me brailler dessus et moins je vais dire quoi que ce soit, je vais me refermer, et de toute façon je ne sais toujours pas ce que je peux lui répondre.

Et l’autre qui reste muet, il me regarde très gentiment comme s’il s’excusait du comportement de son collègue, de toute façon il est pareil puisqu’il ne l’empêche pas de me hurler dessus. Il est juste un gros mou, couard.

L’excité sort en claquant la porte et le blondinet se penche vers moi.

  • Désolé Florence, il faut que vous compreniez que la situation est grave. Si ce n’est pas vous, il faut qu’on puisse le prouver alors, il faut nous aider. Je suis sûr que tout peut s’arranger.

Ce n’est pas la peine coco, maintenant il joue au gentil flic pendant que l’autre n’est pas là. Ça doit être le numéro habituel, je regarde peu les séries policières, mais je ne suis pas dupe, je n’arrive pas à croire à sa sympathie.

Ils cherchent à m’intimider, à me déstabiliser, à me piéger, avec leur : - si vous êtes là c’est qu’on sait !

Alternant les menaces ou les promesses : - on est là pour vous aider pas pour vous juger ou vous critiquer.

Pour moi, les jeux de rôles ça va, ils n’ont qu’à m’expliquer, puisqu’ils disent que mon père est mort, comment est-il mort ?

Peut-être que si j’ai ces informations, je me souviendrais. Maintenant, je commence à avoir sérieusement peur, parce s’ils ne me donnent pas plus d’infos, je peux pas répondre, car je ne visualise rien.

Je ne sais pas ce qui s’est passé. À moins qu’ils essaient ainsi de me forcer à me rappeler.

10

Quelle heure est-il ?

Je suis de nouveau seule, le blondinet, un peu gauche, est parti aussi en me disant qu’ils interrogeaient maintenant plusieurs personnes de mon entourage.

Je réalise qu’à aucun moment je n’ai demandé à parler à qui que ce soit. J’étais vraiment dans des ténèbres compactes. Je me sens soudain terrassée de douleur, un puissant sentiment de solitude m’envahit et un sanglot long, douloureux, interminable s’échappe de moi.

Lorsque je me calme, j’imagine les deux flics dans une pièce à côté avec mes proches, auxquels ils ont dit que j’avais tué mon père. Les interrogeant pour rassembler les raisons, collecter les preuves, supputant que je voulais le faire depuis longtemps.

Je ne sais, si les deux flics n’ont été retenus que par des entretiens me concernant, mais il me semble qu’ils reviennent plusieurs heures après. En même temps, je perds la notion du temps. Le brun a un air ironique, presque joyeux et se frotte les mains, comme un ado qui va jouer un bon tour.

  • On a interrogé votre mari, il nous a confirmé qu’un temps, vous aviez eu un problème avec l’alcool. Vous avez été dépressive, on a votre dossier médical, vous avez déjà fait des tentatives de suicide, vous avez été suivie par deux psys.

Je me tais, je vois bien qu’il se réjouit.

  • Il paraît que cela va mieux et aussi que vous aviez pris de la distance avec votre père. Sauf que depuis 2 ans, il s’est installé dans la maison de retraite à 10 minutes de chez vous.

Il marque un silence en me fixant d’un sourire narquois.

  • Il n’arrêtait pas de vous téléphoner et vous faire venir pour rien.

Je vois bien qu’il cherche à m’embrouiller, de toute façon il n’y a toujours rien qui me prouve que mon père est mort.

J’hurle d’une voix puissante :

  • Qu’est-ce qui prouve que mon père est mort et qu’est-ce qui prouve que c’est moi qui l’ai tué. Je ne comprends pas, toute ma vie j’ai vraiment eu plein de raisons de le tuer, pour tous les propos méprisants, tous les coups reçus.

Il a osé dire que ma mère le trompait pour la salir et pour justifier, ce que lui a fait pendant dix ans avec ma tante. Il me disait, sans cesse, depuis que je suis enfant, que je n’étais pas sa fille, au point qu’à presque 70 ans, j’en ai eu marre et on a fait un test de recherche de paternité. Comme le test confirmait à 99,99% que j’étais sa fille, il a assuré qu’il n’en avait jamais douté, mais que c’est un de mes frères qui n’est pas de lui.

Je sens que je m’étouffe, crache en parlant, sautant des mots. Je ne reconnais pas ma voix.

  • Souhaiter la mort de mon père, c’est sûr je l’ai fait des quantités de fois. Quand il tapait ma mère, mes frères, je me voyais prendre un marteau et lui taper dessus. Pourquoi, je ne l’ai pas fait à l’époque, peut être parce que j’étais trop petite.

Je pleure à gros sanglots, sur moi, sur cette période de mon enfance. Je ne suis plus dans cette pièce, mais une petite fille terrorisée, collée contre le radiateur de la cuisine, chez ses parents.

Je sens que je bave, je ne peux même pas m’essuyer. Le brun sort de la pièce avec un grand sourire railleur.

Au bout d’un moment, je lève la tête pour regarder le blondinet.

  • Pourquoi, j’ai l’impression que vous ne cherchez pas la vérité ou des informations. Pourquoi ? Vous êtes convaincu que c’est moi, c’est cela ? Parce qu’on m’a vu dans la maison de retraite ? Mais est-ce qu’on m’a vu faire ?
  • Je ne peux pas vous répondre.
  • Non bien, sûr ! Pourtant moi aussi j’ai besoin de réponse à mes questions.
  • Je vois qu’on reste inébranlable, annonce Mattei qui vient de rentrer de nouveau dans la pièce, avec deux bouteilles d’eau, un gobelet qui dégage une odeur de café.

Je déchante vite, rien n’est pour moi. Il tend une bouteille à son collègue et ôte le bouchon de l’autre bouteille, s’abreuvant d’une longue gorgée en me fixant dans les yeux, puis la rebouche avec un sourire narquois. Quel sale bonhomme. Est-ce une nouvelle tactique, ils vont me priver de boisson, de repas et d’accès aux toilettes pour me fragiliser.

  • Bon alors, nous avons eu un long entretien avec votre sœur. Elle nous a éclairé sur les relations que vous entreteniez depuis longtemps avec votre père et sur son comportement ces derniers mois.

Je les regarde de manière suspicieuse. Oui, mon père rumine et répète les mêmes choses depuis des années.

Toute sa vie il a ressassé et redit les mêmes choses, sa pauvre jeunesse, la guerre, son pauvre père cocu, le HLM qu’il n’a pas eu alors que les autres dès qu’ils mettent les pieds en France, ils ont les allocations familiales et un logement. Il n’a jamais eu de chance dans la vie.

  • Vous avez oublié de nous dire que vous avez un autre frère.
  • Si ma sœur, vous a raconté alors vous savez que c’est un demi-frère, que c’est notre cousin. Magnifique secret de polichinelle pour une grande partie de la famille. Preuve du manque de courage de mon père. Même s’il s’arrangeait avec la réalité.

Aille ! Attention, j’ai dit « s’arrangeait », vont-ils considérer que j’admets ou reconnais qu’il est mort ?

  • Votre sœur, nous a dit que cette situation a créé des conflits dans votre famille.
  • Quelle famille ? Avec mon mari, mes enfants ?
  • Ne jouez pas sur les mots, vous n’avez rien à y gagner.

Rien à y perdre non plus, je ne suis pas une imbécile et je suis bien réveillée maintenant. Je n’irai pas sur ton terrain.

  • Ce que ma sœur n’a pas dû vous dire, c’est comme il était méchant avec elle, comme il était hargneux parce qu’elle lui tenait tête. Je n’ai jamais raconté à Marie ce qu’il disait d’elle, quand j’allais le voir, comme il était méprisant, les propos qu’il tenait sur elle parce qu’elle était lesbienne.
  • Vous voulez nous dire que c’est votre sœur qui l’a tué ou que vous l’avez fait ensemble ?

Je me vide de mon sang et me mords la lèvre. Non, je ne veux pas que Marie soit mêlée à cet enfer.

En tremblant, je lance :

  • Mais non, ce n’est pas ce que je dis. Je trouve cela inadmissible, dégueulasse ce qu’il dit sur elle, mais aussi sur ma mère. Il réécrit le passé et son histoire pour se dédouaner de tout ce qu’il a fait toute sa vie. C’est toujours la faute des autres. Il n’a pas eu la vie qu’il souhaitait. Il n’a pas pu partir. Pas pu faire ceci ou cela. Toujours à cause des autres, notamment de ses enfants.
  • C’est pour cela que vous l’avez tué ?

Je soupire et lève les yeux au ciel, je n’en peux plus de ce mec borné. J’insiste une dernière fois, puis je me tairai.

  • Ces dernières années, mon père n’a jamais réalisé pourquoi à chaque fois, qu’il repartait sur ses délires habituels, je n’écoutais plus et je partais. D’autant plus que je voyais bien qu’il cherchait à me pousser à bout, pour que je réagisse, car ce qu’il aime avant tout, ce sont les relations conflictuelles avec les femmes. Il se lamentait d’être abandonné alors que ma sœur et moi, sommes présentes chaque semaine, nous nous sommes occupées de la vente de sa maison, de son installation, des démarches administratives et bien d’autres choses encore.
  • Et alors, c’est pour ça que vous l’avez tué ?

Et encore et toujours, la même question ! Le mobile ! Le blondinet s’exprime soudain :

  • On nous a dit qu’il n’était pas sociable dans la maison de retraite. Il ne participait à aucune activité. Il a demandé à trois reprises de changer de table au restaurant. Ils ont fini par ne plus accepter. On sait ce que vous avez vécu, comment il était, mais pourquoi aujourd’hui ?

Sa voix m’alarme, je sens que je vais me faire piéger. Je suis saisie d’effroi un bref instant.

Je sens que je vais m’effondrer, l’envie de vomir me reprend.

  • Dites-nous la vérité, on a des infos. Votre sœur et votre mari nous ont raconté et nous avons joint aussi un de vos frères. Votre père était pénible, obsessionnel, sur son héritage à partager en 5 avec son dernier fils, son idée que sa maison valait beaucoup plus que le montant de la vente et que vous et votre sœur vous le voliez, c’est pour ça que vous avez pété les plombs.

Je suis figée, j’ai de plus en plus froid, j’ai le sentiment de me pétrifier.

Je deviens un bloc de glace, je sens une rigidité dans tout mon corps.

  • On a aussi une autre hypothèse pour votre acte, votre sœur et aussi un autre témoin nous ont dit qu’il ne cessait de dire qu’il voulait mourir. Vous l’avez aidé ?

Un autre témoin ? Ce doit être l’infirmier qui n’en pouvait plus d’entendre, depuis deux ans, mon père répéter cela matin et soir : je veux mourir. Tout en faisant appeler immédiatement le médecin dès qu’il avait un petit bobo, un petit rhume, en consommant tous les médicaments prescrits, faisant sans cesse des examens médicaux, des prises de sang, consommant des séances de kiné deux fois par semaine, faisant venir la pédicure, etc.

  • Vous savez, si c’est le cas Florence, il sera facile d’avoir d’autres témoins et … cela sera moins grave. Vu son âge, cela pouvait se comprendre. Il était dépressif, sans doute. Dites-nous, cela va vous libérer.

Il cherche à m’anesthésier. Il pense que je lui fais confiance. Il est comme le serpent du Livre de la Jungle.

Adolescente, quand j’entendais ma mère hurler, c’est sûr que j’aurais aimé tuer mon père.

Aujourd’hui, jamais je n’aurais essayé de le libérer, de lui faire ce plaisir.

Ils ne peuvent pas comprendre que si je l’ai vraiment fait, c’est parce que j’avais sans doute de très bonnes raisons, beaucoup de bonnes raisons de le faire, mais pas pour l’aider.

Des raisons accumulées depuis des années, des dizaines d’années même. Pas pour lui faire plaisir, le soustraire à la vieillesse.

J’ai, peut être, fini par le faire et si c’est le cas tant mieux.

Il était temps.

Peut être qu’à force d’imaginer que je le faisais depuis toutes ces années, j’ai fini par fusionner toutes mes rages et me suis-je sentie prête pour le faire. Peut être qu’effectivement : j’ai tué mon père.

11

L’ai-je fait ?

Je vais aller en prison. Que vont penser mes petits enfants ? Je me sens à bout de force, je laisse mes larmes couler sans retenue. Qu’ai-je fait ? Je me sens dans un état irréel, second, flottant.

Des images défilent soudain comme un film au ralenti.

Je me gare sur le parking, j’entre dans la maison de retraite, je signe le cahier de visite. Je monte à l’étage où loge mon père, à pied comme d’habitude, car je ne prends pas d’ascenseur quand je peux éviter.

Je frappe comme toujours et j’attends qu’il réponde sinon j’entre.

Comme d’habitude, il y a une forte odeur d’urine dans le deux pièces, malgré le ménage fréquent et les bombes désodorisantes.

Je le vois dans son lit, pourtant l’heure de la sieste est passée.

Il ose toujours se plaindre que non seulement il ne dort pas la nuit, mais n’arrive pas à faire de sieste. Ce n’est pas ce que je constate.

Je pense un moment repartir, en lui laissant un mot pour qu’il constate mon passage, ou m’asseoir sur le canapé pour attendre qu’il se réveille. Je m’approche doucement, sans faire de bruit. Il est étalé dans son lit. Il dort.

Beurk, je vois vraiment un petit vieux pour lequel malgré le fait qu’il soit mon père, je ne ressens pas l’affection que j’imagine que l’on éprouve normalement.

Soudain un éclair jaillit dans mon esprit et je pense que c’est le moment.

Je prends l’oreiller à côté de lui, il sent un peu mauvais, je le pose sur son visage. J’appuie les yeux fermés, en appuyant de toutes mes forces lorsque je sens son corps qui s’agite sous moi.

Une main s’approche de mon visage. Je presse de plus en plus fort avec une rage qui s’échappe de tous les pores de ma peau.

Je force de tout mon poids en me couchant sur l’oreiller et je fais défiler à toute vitesse toutes les bonnes raisons pour lesquelles : je tue mon père !

12

Réveillez-vous !

Je me sens de nouveau cotonneuse, un peu lointaine.

La respiration lente.

Une lourdeur m’enveloppe. J’ai froid.

Les bruits me semblent atténués.

Une voix lointaine et inconnue m’interpelle :

  • Madame, Madame Roulle, Florence, on se réveille. C’est terminé. L’opération s’est bien passée. Le médecin va venir vous voir tout à l’heure. Je vais vous apporter à boire, vous devez avoir la gorge sèche. Si vous avez froid, vous me le dites, il y a une couverture à vos pieds.
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POURQUOI TUE SON PERE ?Chapitre0 message

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