Brèves

de Image de profil de Christian MauceriChristian Mauceri

Avec le soutien de  MatMan, Natacha Musté 
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Instant zéro, je débarque. Je crie, on m'attrape par les pieds, ça fait mal, il fait froid, le bruit est assourdissant. On m'abandonne dans un lieu étrange. Je crie encore un peu, mais je dois m'économiser, je m'endors.


Instant cent cinquante-sept millions et des poussières, je me pisse dessus. Je pleure, ça pique. Elle arrive, elle n'est pas contente, mais elle reste douce quand elle me nettoie. Elle me prend dans ses bras : « tu es mon petit Indien, il ne faut pas faire pipi dans sa culotte, tu es grand maintenant. » J'aime son odeur, j'aime sa voix, je suis soudain heureux.


Instant trois cent quinze millions et des poussières. Ils m'attendent, je sais que je ne peux m'échapper, je dois faire face. Je dis : « à quatre contre un, c'est facile... » Ils rigolent : « t'as cas nous prendre les uns après les autres ! » De toute façon je ne fais pas le poids face au plus faible d'entre eux. Le plus gros s'avance, j'essaie de lui placer un coup de pied dans les roustons, mais il pare sans effort, et c'est sans effort aussi qu'il me colle une raclée. Je rentre, elle me demande pourquoi je suis dans cet état, j'ai honte, je suis une chiffe molle.


Instant six cents millions et des poussières. J'ai claqué la porte. Il y a eu des cris, des déclarations définitives, il m'a giflé : « c'est comme ça que tu parles à ta mère ? » Je suis allongé dans un champ de Provence, je suis heureux, je suis libre.


Instant sept cent cinquante-sept millions et des poussières. Elle est venue au procès, elle est belle, et digne. J'ai honte au fond de moi, je vais la perdre. À la sortie du tribunal j'essaie de l'embrasser, mais on m'emmène : deux mois fermes, ce n'est rien, est-ce le début, est-ce la fin ?


Instant huit cent quatre-vingt-trois millions et des poussières. Je sors de l'oral. Je suis tombé sur une leçon et un exercice que je connais sur le bout des doigts, je suis sûr que c'est dans la poche. Je m'assois sur les marches à la sortie du bâtiment, il fait beau, je flotte sur un nuage, très haut là-bas dans le ciel bleu.


Instant neuf cent quatre-vingts millions et des poussières. Elle est toute petite, sa mère a déjà oublié la douleur et la regarde avec une immense tendresse, elle vagit, une larme coule sur ma joue.


Instant un milliard soixante-douze millions et des poussières. Elle veut un second enfant, moi aussi, elle veut une maison, moi moins, mais ce que femme veut... La maison est petite, mais elle a une cheminée. Elle n'est pas très confortable, mais on peut faire du bruit. Je dois faire soixante kilomètres pour aller travailler, mais elle est à dix minutes du sien.


Instant un milliard soixante-dix millions et des poussières. Elle est pleine de vie, sa mère est épuisée, mais ravie de la voir prendre le sein et téter immédiatement. Sa soeur est inquiète, je ne sais pas la rassurer, je ne le saurai jamais. Je croyais ne pas pouvoir aimer un second enfant, je la tiens dans mes bras, toute incertitude est balayée.


Instant un milliard trois quatre-vingt-sept millions et des poussières. Je suis parti il y a cinq jours de Saint-Jean-Pied-de-Port, j'arrive à Santo-Domingo-la-Calzada. J'ai terriblement mal aux fesses, j'ai perdu ma protection de selle en montant à Roncevaux, trainer mes cent kilos jusqu'au col n'a pas été une partie de plaisir, j'ai poussé mon vélo la moitié du temps. Dans l'auberge de pèlerins mon voisin est un brésilien, il est jeune, maigre, barbu, et porte autour du cou une grosse croix en bois attachée par une corde, il repart au Brésil le lendemain, il ne pourra aller jusqu'à Saint-Jacques. Dans un sabir d'espagnol et d'anglais, je lui explique que je suis prêt à abandonner, que j'ai trop mal. Il sort de son sac à dos une protection de selle en silicone et une pommade pour soulager mes douleurs. Il les a transportées sur des milliers de kilomètres sans en avoir l'utilité pour me les offrir au moment ou je fléchissais. Miracle, synchronicité ?


Instant un milliard six cent quarante millions et des poussières. Je n'ai pas le trac, je me sens bien. Il y a là ceux que j'aime, parents, amis, mais aussi d'anciens et de nouveaux collègues, mon directeur, le jury. Je soutiens la thèse que j'aurais dû soutenir vingt-cinq ans plus tôt, il fallait clore ce chapitre. Je suis heureux, mais je sens qu'il y a là quelque chose d'un peu dérisoire.


Instant un milliard huit cent trente millions. Le médecin me regarde : « Je ne vais pas vous cacher que c'est sérieux, très sérieux, vous êtes en train de faire un infarctus. » Ça fait un mal de chien, vraiment. J'ai un peu la trouille. Les pompiers sont sympas, tout le monde est sympa, efficace. Je me laisse aller.


Instant un milliard huit cent soixante millions et des poussières. Il est minuit, il fait très chaud encore, je poste ce petit texte.

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BrèvesChapitre4 messages | 6 ans

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