5 - La Ciotat

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Les « adorables » clients sont partis, remplacés par des ouvriers qui s’affairent sur les moteurs.

Le regard tourné vers la baie, je sais que Julia s’y trouve, même si je ne la vois pas. J’ai coupé la VHF après notre dernière discussion et on ne s’est plus parlé depuis. Je meurs d’envie de la contacter, mais j’ai peur qu’elle réitère sa proposition. Peur, car je me sens perdu. Et con.

Au fond de moi, je désire vraiment la rejoindre, mais c’est comme si un poids invisible me retenait. Je consulte ma montre, peut-être est-ce déjà trop tard pour ça…

— Philippe ! hurle-t-on du quai.

Je grimace, qu’est-ce que mon enfoiré de chef fout là ?

— Descends au lieu de regarder le large ! m’ordonne-t-il.

Ni bonjour, ni merde, comme d’habitude.

Connard !

— Bonjour, Gary.

— Changement de programme, dès que les travaux sont finis, tu files en Sardaigne récupérer des clients pour une croisière de deux semaines dans les îles grecques, annonce-t-il en me tendant un dossier.

— Je devais rapatrier le bateau à Monaco.

— Eh bien ça a changé !

— J’avais pris une semaine de vacances.

— Une semaine ? Je t’en offre deux en pension complète dans les îles grecques !

— Ce n’est pas ce que j’avais prévu.

— Ah bon ? Et tu avais prévu quoi ? Rester chez toi à mater la télé ? Tu es payé une fortune pour naviguer au soleil sur un yacht de luxe, alors arrête de te plaindre !

Je demeure prostré pendant qu’il se dirige vers sa Porsche.

— Et puis si t’es pas content, grimpe sur une coque de noix comme celle-là, ça te fera les pieds ! ricane-t-il en pointant du doigt un voilier modeste.

Je pose mes yeux sur le voilier, puis sur le Serenity. Pourquoi suis-je encore ici, fringué comme un milord de pacotille, à servir et promener des trous du cul à longueur d’année ? Pourquoi je m’inflige ça ? Dans mon cerveau, le fusible qui a résisté depuis tant d’années claque enfin.

— OK ! m’exclamé-je.

— OK quoi ? demande Gary, concentré sur son téléphone.

— Je prends le voilier.

— Hein ?

Il relève le nez alors que je monte sur le Serenity. Je remplis mon sac en quatrième vitesse, libère la cabine king size.

Bagage en main, je marche d’un pas décidé sur le quai, mon chef sur mes pas.

— Tu fous quoi, là ?

— Ce que tu m’as proposé.

Je me dirige vers un homme en train de laver un semi-rigide.

— Excusez-moi, je dois rejoindre un bateau dans la baie, est-ce que vous pouvez m’emmener, s’il vous plaît ? demandé-je en tendant deux billets de cinquante euros.

— Bien sûr !

— Bordel, à quoi tu joues ? grogne mon chef.

— J’en ai ma claque de tes yachts en bois de cagette, de ta clientèle de merde, de tes croisières à la con et surtout de ta grande gueule ! Trouve-toi un autre capitaine, moi, je mets les voiles !

Pour clôturer ma diatribe, je lui offre un doigt d’honneur. Les yeux écarquillés, Gary balbutie des mots incompréhensibles alors que je m’éloigne du quai.

Je n’adresse aucun dernier regard au mastodonte que nous dépassons, préférant garder l’attention rivée vers le large.

— Il est où le bateau que vous voulez rejoindre ? me demande mon chauffeur alors que nous pénétrons dans la baie.

Je cherche L’aube, mais ne le trouve pas. J’en étais sûr, elle est partie, sans doute persuadée que mon silence radio signifiait un refus. Paniqué, je scanne de nouveau les alentours, mais toujours rien.

Soudain, aux abords de l’île Verte, je repère un navire à la voile gonflée par le vent. Il n’existe qu’un seul bateau au monde avec une voilure pareille !

— Là-bas ! crié-je en le montrant du doigt.

Le nez du Zodiac se lève pour rejoindre à toute vitesse l’embarcation. À la barre, Julia se retourne lorsqu’elle entend le vrombissement du hors-bord. J’agite les bras, elle affale pour ralentir l’allure.

Elle relève ses lunettes de soleil, s’accoude au balcon arrière.

— Voilà une arrivée que je n’attendais plus !

— Désolé, je comprends vite, mais il faut m’expliquer longtemps. Ta proposition tient toujours ?

— Je te préviens, L’aube n’est pas le Serenity.

— Justement, c’est ce qui fait tout son charme.

Nous nous contemplons une poignée de secondes avant qu’elle ne repose les lunettes sur son nez.

— Allez, hisse-moi ces voiles !

Sans plus attendre, je grimpe, jette mon paquetage dans la cabine.

Un grand sourire aux lèvres, je manipule drisses, winchs et taquets pour libérer voile et foc. L’aube prend de la gîte alors que nous passons l’île Verte.

— Quelle est notre destination, Capitaine ? demandé-je en me plaçant derrière la barre à roue.

Cheveux aux vents, Julia profite de l’air iodé qui lui caresse le visage.

— Est-ce vraiment important ? répond-elle sans lâcher l’horizon des yeux.

Elle pivote la tête vers moi, m’adresse un clin d’œil.

Non, ce n’est pas important.

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