Chapitre 6 : Dernière danse à Massil - (2/2)
Dans la voix du jeune homme, on pouvait ressentir la fierté qu’il éprouvait pour son aînée.
— D’ailleurs Ksaten est presque aussi bonne. Il n’est pas rare qu’une femme devienne une bonne guerrière en Helaria.
— Ksaten s’entraîne aussi depuis six cents ans.
— Non, Ksaten est beaucoup plus jeune. Elle n’a pas encore atteint son deuxième siècle.
— Et pourquoi Saalyn a-t-elle arrêté au bout de six cents ans ?
— Si je vous le disais, elle me donnerait la fessée. Avec Ksaten, cela pourrait être amusant. Mais ma sœur, cela serait juste humiliant.
Loin de la faire rire, la plaisanterie renfrogna l’adolescente.
— Papa disait aussi que vous étiez des êtres immoraux qui s’accouplaient entre frères et sœur, voire père et fille.
— Votre père disait beaucoup de choses. Pourtant vous vous êtes enfuie de chez lui, pourquoi ne pas oublier aussi ses paroles.
— Parce que…
Elle fut incapable de donner une raison acceptable.
— Parce que c’est comme ça, déclara-t-elle enfin.
— Eh bien, mademoiselle « c’est comme ça », allons manger. Un bon repas nous attend. Il paraît que les Naytains font la cuisine comme personne.
Saalyn avait bien organisé les choses. Quand ils arrivèrent dans la salle, un garçon les guida jusqu’à une table déjà réservée. Une armée de domestique leur tint la chaise le temps de s’asseoir. Des amuse-gueule leur furent servis et un serveur vint leur proposer un apéritif en attendant la commande. Voilà qui changeait des habituelles auberges qu’ils fréquentaient lors de leurs voyages. Rifar se demanda s’il avait bien fait de laisser la chanteuse choisir le restaurant. Son budget risquait d’être dépassé. À quelques chaises de là, Posasten se faisait la même réflexion.
Pendant que les plats se succédaient, les discussions allaient bon train. Meghare se trouvait en face de Rifar. Tout naturellement, il lui adressa la parole. Il ne connaissait pas le fromage qui garnissait l’entrée. Mais Meghare si, et elle semblait se régaler. Elle était Naytaine, elle connaissait les plats de la région. Il décida de lui faire confiance. Et il eut raison. La pâte molle avait un petit goût très doux et parfumé que l’on n’attendait pas d’un fromage, en Yrian en tout cas.
— Il n’y a rien de comparable là d’où je viens, dit-il à Meghare.
— Vous n’avez pas de fromages ? s’étonna-t-elle.
— Si, mais pas tel que celui-là. Les nôtres sont formés d’une pâte dure et très lisse. En plus, ils sont recouverts de cire.
La jeune femme lui envoya un sourire amusé.
— Je crois voir de quoi vous parlez. Nous en importons un peu. Certains aiment ça.
— Vous dites cela comme si vous le trouviez pas bon.
— C’est bien le cas. Heureusement, l’Yrian se rattrape par d’autres produits.
— Que savez-vous de la gastronomie yriani, vous une…
Il allait dire domestique, mais il se retint à temps.
— … Naytaine, termina-t-il plus prudemment.
Si la jeune femme avait remarqué le hiatus, elle ne le releva pas.
— Je viens de passer deux ans à Sernos, lui rappela-t-elle.
— C’est vrai, je n'y pensais plus. Mais vous ne m’avez pas dit ce que vous étiez allé y faire.
— Des études.
La réponse surprit Rifar qui recula imperceptiblement.
— Voilà quelque chose que l’on n’attend pas tellement d’une personne de votre qualité. Cela demande beaucoup d’argent pour s’en offrir.
— Mon père est assez aisé pour cela. Et il considère que c’est un investissement sur l’avenir que d’acquérir des connaissances dans le commerce.
— Votre père est donc commerçant.
— Il pratique cette activité en effet, entre autres choses.
— Ce n’est pas un oui franc, fit remarquer Rifar. Il ne l’est donc pas vraiment.
— Il est plutôt producteur. Mais il est obligé de travailler avec des négociants pour vendre ce qu’il récolte.
— Et que produit-il, si ce n’est pas indiscret ?
— À Burgil ! Du vin ! Pontifia-t-elle ? Et d’autres produits de la vigne.
— Est-il propriétaire de ses terres ?
— En partie oui.
Le père de Meghare était donc un paysan prospère. Ce qui expliquait comme une domestique avait pu s’offrir des études à l’étranger.
— Je comprends mieux vos choix de vie, continua Rifar. Mais n’est-ce pas un raisonnement à court terme ?
— Comment ça ? s’étonna Meghare.
— Vous n’envisagez pas de rester toute votre vie avec votre père ?
— Bien sûr que non. Personne n’est éternel. Un jour que j’espère le plus lointain possible, il ne sera plus là. J’hériterai alors de ses affaires. Mes études représentent, au contraire de ce que vous dites, une assurance sur la vie.
— Je pensais à quelque chose plus en accord avec votre sexe.
— Mon sexe ?
— Un jour, vous vous marierez. Et à ce moment-là, vos études ne vous serviront plus à rien.
Meghare se renfonça dans son siège. Le sourire qui éclairait son visage un instant plus tôt avait disparu. Elle croisa les bras sur sa poitrine.
— Pourquoi ? demanda-t-elle sèchement.
— Le rôle de la femme dans le foyer est d’enfanter des héritiers, de s’occuper de ses enfants et de faire marcher la maison.
— Et qui s’occuperait de mes affaires ?
Le ton glacial de la réponse fit comprendre à Rifar qu’il s’engageait sur une pente glissante. Il continua néanmoins.
— Votre mari, répondit-il.
— Ainsi je devrais laisser à l’homme que j’ai épousé le soin de s’occuper de l’héritage de mon père.
— C’est son rôle. Tout comme le vôtre est d’enfanter. Nous ne pouvons pas le faire, seules vous autres, les femmes, pouvez vous en charger. En échange, grâce à notre musculature plus développée nous assurons votre bien être et votre sécurité.
Meghare éclata de rire.
— C’est le raisonnement le plus pété que j’ai entendu.
Du menton, elle désigna leur compagne guerrière libre.
— Regardez Ksaten. Elle n’a ni gros muscles ni silhouette massive. Et pourtant, elle est crainte, bien plus que vous. Et si les hommes avaient vraiment à cœur d’assurer notre bien-être, elle n’aurait aucune raison d’exercer son métier actuel. Or elle est là, et elle a beaucoup de travail.
Rifar allait ouvrir la bouche, mais elle l’interrompit d’un geste de la main.
— Si vous voulez suggérer que les hommes sont intellectuellement supérieurs aux femmes, j’ai le contre-exemple parfait : la bibliothécaire Calen. D’ailleurs, avez-vous lu un de ses livres ?
Il hésita avant de répondre.
— Je ne dispose pas des connaissances nécessaires.
— Comment ! Vous, un homme, ne comprenez pas la production intellectuelle d’une femme ? ironisa-t-elle.
Sa diatribe terminée, Meghare, accoudée à la table, posa son menton sur ses mains croisées.
— Mais nous avons assez parlé de moi, monsieur le caravanier, dit-elle. Parlons maintenant de vous.
— De moi, s’étonna le caravanier. Je vous ai déjà tout dit.
Malgré la surprise, Rifar était satisfait d’avoir échappé à une mise au point qui se serait avérée sanglante. Meghare était plus vindicative qu’il ne l’avait cru jusqu’alors.
— Vous m’avez raconté que votre famille exploitait des terres près de Miles, et rien d’autre.
— Il n’y a pas grand-chose de plus. Je me charge de vendre la production familiale.
— Donc vos chariots sont pleins de blé.
— Ma famille ne fait pas que cultiver du blé. On a d’autres productions comme du chanvre ou des oléagineux. En fait, le blé est plutôt rare autour de Miles. Comme cette plante résiste bien aux pluies de feu, elle peut être cultivée partout. On se concentre sur des cultures plus fragiles.
— Comme le chanvre qui résiste encore mieux que le blé, riposta-t-elle.
Néanmoins, Meghare sentit la répugnance de Rifar à parler de son négoce. Elle n’insista pas. Il devait y avoir des moments douloureux là derrière pour qu’il ait choisi de s’éloigner de sa famille en escortant une caravane. Une rupture qui remontait loin vu l’expérience qu’il avait pu acquérir dans ce métier.
Pendant le silence de Meghare, Rifar repensa à ce qu’elle lui avait dit concernant la place d’une épouse dans le foyer. Son père lui avait inculqué certaines valeurs concernant la place des hommes et des femmes dans la société. Et cette Naytaine les remettait en question. Il jeta un coup d’œil sur Ksaten. C’était une Helariasen, à la culture radicalement différente de celle de son pays. Jamais à Miles une femme n’aurait osé s’exhiber de la sorte. Il mata sans vergogne les seins que ne masquait pas son corsage transparent. Seins qui d’ailleurs retenaient l’attention de son jeune palefrenier. Il était encore puceau. À l’évidence, cette nuit, il cesserait de l’être.
Un léger toussotement l’arracha au délicieux spectacle. C’était Saalyn. Elle se pencha légèrement vers lui.
— Contrairement à vous, je n’ai pas beaucoup d’expérience dans la séduction féminine, mais je ne crois pas qu’il soit bien vu d’admirer une autre femme pendant que l’on discute avec une première.
Effectivement, Meghare n’avait pas l’air heureuse de l’attention que portait Rifar à la guerrière libre. Son regard alternait entre Ksaten et le caravanier.
— Vous avez raison, répondit-il sur le même ton, mais Ksaten est une si belle femme qu’il est facile de s’oublier en sa présence.
— C’est parce que trop d’hommes se sont oubliés avec elle qu’elle a choisi le métier des armes. Elle ne supportait plus de se retrouver sans défense face aux goujats.
Le mot était fort. Il choqua Rifar. Mais Saalyn s’était déjà écartée de lui et avait recommencé à s’intéresser au contenu de son assiette.
Rifar examina de nouveau Ksaten, si fragile en apparence, et si crainte aussi que la seule évocation de son nom lui garantît des nuits paisibles. Il se demanda si elle avait été violée, ce qui aurait expliqué son attitude vis-à-vis des hommes. Mais sa biographie n’évoquait pas de tels faits. Elle s’était souvent mise en danger au cours de ses missions. Parfois elle avait été capturée. Et à l’occasion soumise à la torture. Les stoltzt guérissant de toutes les blessures non mortelles, les trafiquants n’hésitaient pas à mater leurs plus belles esclaves en les soumettant aux pires souffrances. Avec les humaines, qui gardaient des cicatrices, ils prenaient plus de précautions pour éviter de faire perdre toute valeur à leur marchandise.
La voix de sa partenaire le tira de sa rêverie.
— Ma compagne de voyage vous inspire-t-elle ?
— Je crois que je comprends pourquoi le métier de guerrier libre est surtout pratiqué par les stoltzt, répondit-il sans quitter Ksaten des yeux. Ce qui peut arriver de pire à une si belle femme serait de perdre sa beauté. Or avec une stoltzin, cela ne peut pas arriver, contrairement à une humaine. À la voir si belle, mais en même temps si pleine de haine envers les hommes, je me demandais si elle avait été torturée.
— La bonne question n’est pas si, mais combien de fois. Un jour, vous lui demanderez quels trésors d’imagination peuvent déployer les hommes quand il s’agit de faire souffrir. Elle en a eu plus que sa part.
— Comment savez-vous ça ?
— Cela fait plusieurs douzains que l’on voyage ensemble. On a eu du temps pour parler. Mais laissons là ces propos déprimants. Ne préférez-vous pas me faire danser ?
Ravi de cette proposition qu’il n’espérait plus après leur précédente discussion, Rifar se leva et fit le tour de la table. Il tira sa chaise et tendit la main à la belle Naytaine. Puis il l’entraîna sur la piste au centre de la salle. Vu le standing élevé du restaurant, l’orchestre ne jouait que des chansons calmes et lentes, peu propices aux voltes ou autres acrobaties.
Rifar enlaça sa partenaire qui lui passa les bras autour du cou. Le corps souple de la jeune femme se colla contre le sien. Ses mains posées, une sur la chute de rein, l’autre dans le dos, commencèrent à descendre le long du corps. Quand elles atteignirent les hanches, Meghare les interrompit pour les ramener à leur point de départ. Il remarqua que Ksaten avait entraîné le palefrenier sur la piste et l’encourageait, au contraire de sa partenaire, à explorer son corps. Saalyn elle-même les rejoignit en compagnie de Dalbo. La guerrière libre ne semblait pas insensible au charme de son ami, et s’il l’avait bien jugée, ces deux-là dormiraient peu cette nuit.
Comme la soirée avançait, l’étreinte de Meghare se faisait plus lourde, comme si elle s’abandonnait davantage entre les bras de Rifar. Les mains du jeune homme reprirent leurs caresses sans qu’elle ne l’arrête comme précédemment. Ses doigts rencontrèrent un bouton qu’il défit sans qu’elle s’y oppose. Les mains se glissèrent sous le tissu, découvrant la peau douce de la jeune femme.
Quand les lèvres de Rifar se posèrent sur celles, douces, de Meghare, elle ne se déroba pas et lui rendit son baiser.
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