Chapitre 3 (2/2)
"Encore un scandale du groupe Vérini que son journal n'a pas voulu couvrir" commenta la concurrence. Et tandis que ses liens avec le Gérant étaient dévoilés au compte gouttes dans les papiers, Tristan se retrouvait associé malgré lui à une affaire dont il n'avait jamais eu connaissance. D'un coup d'un seul, les circonstances de son arrivée au poste de rédacteur en chef réapparurent. Tant de facilités pour un homme aussi jeune n'avait rien à voir avec de la compétence: c'était du copinage. Ce qui, pour beaucoup, signifiait complicité.
On lui proposa de s'expliquer au journal de vingt heures. Fidèle à lui-même, il se tint à sa devise jusque dans son plaidoyer et le fit bien savoir lorsque le présentateur fit l'association avec son journal:
- Qu'ils mettent "Les Dossiers de la semaine" en doute, si ils le souhaitent. Nous n'avons jamais menti, jamais affabulé, jamais commis d'erreur et nous nous défendrons aussi longtemps qu'il le faudra!
Mais les articles pleuvaient de tous côtés. Les journaux du pays dévoilaient de jour en jour les accointances entre Vérini et les politiques, dans des textes ciselés suivis de longues listes de sources, comme pour rendre à Tristan un hommage ironique. Tout allait trop vite. Catastrophé, il voulut appeler Vérini pour entendre ses explications, celui-ci ne décrocha pas.
Le juge prononça la mise en examen du Gérant et du milliardaire un mercredi matin. Le jour même, les actions du groupe perdirent quarante pourcents, et les ventes des "Dossiers de la semaine " n'allaient pas tarder à suivre.
Quand sonna l'heure du repas, Tristan tomba sur son siège. Alors que le restaurant s'étonnait de son absence, le rédacteur en chef amorphe regardait à sa fenêtre avec les yeux hagards de ceux qui sont trop assommés pour réfléchir. La matinée avait été longue pour lui, incapable de prendre la moindre décision. Son bras droit avait assuré l'intérim' face à ses employés et leurs articles survérifiés. Mais, malgré le contexte pesant, la qualité des papiers restait au rendez-vous. Le patron embrassa les locaux de la rédaction du regard: ces murs en regorgeaient, de brillants esprits critiques, de journalistes prêtes et prêts à se plonger dans les méandres des secrets politiques, à défier les cercles de pouvoir et les pousser à rendre des comptes. Et si le lieu n'était plus propice à cela, ce n'était pas grave: les "Dossiers" pouvaient disparaître et leurs journalistes se disperser, leur méthode, elle, infiltrerait toutes les rédactions.
Seulement lui, Tristan Dufrêne, restait dans le noir. La citation à comparaître posée sur son bureau demeurait un mystère pour lui. Bien sûr, il comprenait que ses liens avec un corrupteur présumé et un pirate notoire exigent une explication devant les enquêteurs, et il prouverait qu'il n'avait jamais enfreint la loi. Mais pourquoi sentait-il que sa défense était boîteuse? Il avait oeuvré d'arrache-pied à la vérité, éradiqué les erreurs et imprécisions, fourni un travail dont l'exactitude pathologique dépassait celle de tous ses confrères. Pourtant, leurs accusations de mensonge lui semblaient pour la première fois fondées sur autre chose que de la jalousie. Et il échouait à en saisir la raison.
Il passa en revue ses liens avec Vérini. Dans son amitié de trois ans avec l'oligarque, celui-ci lui avait offert une chance démesurée, l'avait inspiré, conseillé dans son rôle de meneur, motivé à se dépasser. Lui, le Président Directeur Général d'un groupe multinational aux milliers d'employés se sera donné garant d'un jeunôt de vingt-quatre ans et aura fait de lui le plus grand révélateur d'affaires de sa génération.
Il aura simplement omis de lui dire que les ententes de l'affaire Marquise n'étaient qu'une goutte d'eau dans l'océan d'arrangements qui avaient cours entre les grands groupes, et qu'en tant qu'initié, Vérini en jouissait au même titre que ses concurrents.
Il aura simplement omis de lui détailler la riposte qu'il avait planifiée lorsque Marquise, fort de ses appuis au conseil des Ministres, brisa le statu quo et attaqua ses intérêts dans l'automobile.
Il aura simplement omis de lui parler des cyberattaques qu'il avait lancées à l'aide du Gérant, pour détruire des preuves que son rival aurait pu agiter contre lui en représailles.
Et enfin, il aura omis de lui révéler que lui, Tristan Dufrêne, était, par son enquête contre Marquise, la figure de proue ignorante de cette opération.
Et lorsque Tristan entrera dans le Palais de Justice sous les crépitements des appareils photos et le chaos des questions, il ne cessera de se demander, du porche d'entrée jusqu'à la barre, comment il a pu passer à côté.
Un détail peut-être, lui aurait mis du baume au cœur: dans la salle d'audience voisine, comparaissait ce même jour un médecin usurpateur de son titre à cause duquel il refusa un jour de publier un article. Mais il ne l'apprendrait que plusieurs années plus tard. En attendant, Tristan quitterait le tribunal libre, avec rien de plus que l'opprobre que le public avait déjà choisi de lui attribuer. L'annonce de son non-lieu dans les journaux n'y ferait rien et lui-même n'espérerait pas que l'opinion veuille discerner l'erreur du mensonge.
Il démissionnerait le soir même, laissant son futur-ex patron embourbé dans un procès annonciateur de tant d'autres. Arrangements entre grands groupes, implications des politiques, Tristan comme le pays en entendraient parler pendant des années. Lui qui poussa le premier domino de ces révélations se retrouverait à la case départ, journaliste à la mauvaise réputation, à chercher une rédaction qui le laisserait exprimer son art.
Mais peu lui importerait.
Car lorsqu'on lui demanda au tribunal, de jurer "de parler sans haine ni crainte, et de dire la vérité, rien que la vérité, toute la vérité", trois mots mal ordonnés dans la formule du juge résonnèrent dans son esprit pour en percuter toutes les parois. Ce qu'il n'avait jamais inclus dans sa ligne de conduite et dans celle de son journal se rappela à lui dans une multitude de fragments de souvenirs, de silences dans la salle de rédaction, au téléphone avec le Gérant, ou dans un restaurant aux moulures dorées… Ces silences qu'il n'avait pas relevés ou pas voulu relever, ces vérités qui existaient en dehors de ses papiers et de ses éditions, comment avait-il pu les ignorer ?
Dans la salle d'audience, nul n'eût indice de la tempête interne qui secouait le témoin en contemplant sa posture figée et son regard immobile égaré, bientôt recouvert par ses paupières.
- Monsieur Dufrêne ?
A cet appel lointain, le chaos de ses pensées s'estompa alors qu'il repassait de l'obscurité à l'instant présent. Son regard avait changé, armé d'une soudaine sérénité. Aux antipodes de l'air absent qu'il arborait jusqu'ici, il balayait la salle avec la même confiance qui l'habitait dans la salle de rédaction. Tristan avait compris. Face à la cour encore perplexe, il s'excusa de son absence et, levant la main droite, il embrassa le serment du témoin dans sa totalité retrouvée:
- Je le jure.
Annotations
Versions