Chapitre 6

7 minutes de lecture

Il se faisait tard. Nous sommes rentrés tranquillement en passant par les petites rues. Je suis resté silencieux pendant de longues minutes et puis, j'ai osé poser la question qui me trottait dans la tête depuis l'épisode du marché :

« Je peux rester chez toi cette semaine ? »

Gabrielle n'a pas paru étonnée de la question et sa réponse a été quasiment automatique :

« Bien sûr que oui. Tu voulais aller où sinon ?

— Ben, je ne sais pas mais je ne voudrais pas abuser, c'est tout. Je débarque comme ça, je ne sais pas, ça me fait bizarre et ça me gêne un peu. »

Gabrielle a souri.

« Je comprends mais je te dis, il n'y a pas de souci. Sinon, je ne t'aurais pas invité à venir. »

J'ai hésité à continuer et puis, flûte, je me suis lancé :

« Tu te rends compte quand même qu'on ne se connaît que depuis hier ? Ca ne te paraît pas un peu... bizarre ? Non ?

— Et alors ? Et pourquoi, ça serait bizarre, Monsieur ? C'est comme ça. Et c'est bien, non ? Pourquoi ça ne serait pas bien ?

— C'est pas ce que je voulais dire. Sûr que... C'est bien... Et même, un peu mieux que bien... ai-je dit en prenant un sourire gêné. C'est juste que j'ai l'impression d'être sur une route où je roule à toute vitesse alors que je ne sais pas si elle est limitée.

— Et ça te fait quoi, de laisser un peu de côté ton code de la route ? Hein ? »

Elle avait raison. C'était juste bien. Il ne fallait peut-être pas aller chercher plus loin. Profiter de ce qui était en train de s'écrire et ne pas essayer d'aller voir plus loin.

« Tu sais... m'a fait Gabrielle car elle lisait sûrement le fil de mes pensées. Je crois que, s'il faut apprendre une chose dans la vie, c'est qu'il faut faire en fonction de ce que l'on ressent... Il ne faut pas essayer d'intellectualiser une chose qui n'est pas faite pour ça. Crois-moi, il y a des choses pires à vivre… Alors si certaines sont agréables, il ne faut pas les bouder. C'est pas une fois que t'as passé l'aire de repos, qu'il faut que tu penses à t'y arrêter. On revient jamais en arrière, c'est pas possible. »

Je sentais que sa voix était différente lorsqu'elle me disait cela. Je touchais du doigt un point sensible mais j'ignorais lequel. Je n'avais aucune idée sur l'origine profonde de ses propos. Ce qui était sûr, c'est que cela me renseignait sur le fait que Gabrielle, sous ses airs un peu déjantée, un peu frivole, cachait une histoire un peu plus triste qu'elle s'efforçait de combattre ou d'oublier. Je me suis demandé s'il ne fallait pas que je l'interroge à ce propos, tout simplement. Mais je n'avais pas envie de lui faire de peine. Je n'avais pas envie de la voir s'arrêter de sourire. Chaque fois que la moindre ombre se dessinait sur son visage, c'était pour moi comme un crève-cœur. Je me sentais responsable, fautif. Il ne fallait pas que ça puisse arriver. Alors, les questions, il valait mieux les laisser dans le fond du placard. Et continuer, continuer à l'aider à marcher si elle commençait de trébucher, la prendre dans ses bras au moindre coup de froid. C'était cela qui comptait, en vrai.

*

Je voudrais bien coucher par écrit ce qu'il s'est passé à partir de là, durant la première partie de la semaine mais rien ne le peut décrire convenablement. Gabrielle partait vers dix heures. Elle travaillait dans un petit bar-brasserie à l'angle de la rue d'Aligre et celle du Faubourg Saint Antoine et moi je la laissais s'échapper non sans lui avoir dérobé quelques-uns de ces charmes au passage. A partir du moment où elle s'était éclipsée, c'était comme un grand vide que j'occupais à remettre en ordre la chambre qu'on avait mise en chantier la veille. Je sortais aussi pour aller me balader, acheter deux ou trois trucs pour dîner et surtout m'abandonner à la rêverie sur les terrasses de café. D'ordinaire, j'aurais fait l'effort de me sortir de ma situation de squatteur, je serais allé chercher un quelconque petit boulot en faisant du porte à porte pour ne pas rester ainsi, les orteils en éventail et les bras croisés. Mais je ne l'ai pas fait. Pourquoi ? Ça, c'est très compliqué à expliquer car je ne le sais pas moi-même. Je ne sais pas ce qui est le plus étrange : est-ce d'avoir l'impression de ne plus se ressembler, ou est-ce l'impression de pouvoir être enfin ce que l'on sait comme une intuition, avoir toujours été ? Encore maintenant, si je me pose la question, la réponse est embrouillée.

Quoiqu'il en soit, la vie reprenait son cours normal sur les coups des seize heures quand Gabrielle revenait de son service, parfois euphorique, parfois franchement contrariée. Dans tous les cas, ses petits tracas s'effaçaient par la seule magie de m'en parler et surtout de faire tourner en légère orgie la moindre discussion. Aucune précaution dans le temps, ni même dans le lieu, c'était ses règles du jeu et le joueur en face n'avait qu'à s'y conformer. Elle avait pourtant tant de choses à découvrir et apprendre que cette volonté pouvait paraître déplacée. Mais qui s'en plaindrait ? Ce n'était ni des barrières, ni des murs infranchissables, juste une manière d'avoir le dessus, ou plutôt d'emprunter un chemin qu'elle voyait comme balisé, même s'il ne l'était point.

Et moi dans tout cela ? Moi, j'étais bien tout simplement. On pourrait me faire beaucoup de reproches sur l'attitude que j'ai eue durant ces quelques jours mais aurait-ce été bien raisonnable ? Pour la première fois de ma vie, c'était du moins la sensation que cela me donnait, je ne faisais de tort à personne et bien au contraire, je faisais le bonheur d'une. Pas de simagrée, pas de « je t'aime moi non plus », pas de « j'avance en marche arrière », pas de « je croyais que », pas de « pardonne-moi »... Rien. Et cela sans effort particulier. Je crois que celui ou celle qui me dirait que c'est dans ces cas-là qu'il faut se méfier, je lui répondrais qu'il ou elle est un imbécile ou un ignorant. D'ailleurs, si tout cela était à refaire, je n'enlèverai rien à ce que j'ai pu dire ou faire.

*

Les choses ont commencé à se compliquer à partir du mercredi soir. Encore que. Gabrielle ne rentrait pas alors, je l'ai appelée. Après qu’elle ait décroché et dès ses premiers mots, j'ai bien senti qu'elle était un peu troublée.

« Ah oui, c'est vrai, j'ai oublié de t'en parler, hier soir. Je vois mon père, ce soir, pas longtemps hein ? Juste le temps de parler...

— Ton père ? Celui dont on a parlé ? A qui tu ne voulais pas parler ? »

Gabrielle expira.

« Ben oui, mon père... J'en ai pas douze... Non mais j'aurais dû...

— Non, non, y a pas mort d'homme, c'est bien au contraire, je te l'ai dit. Après tu verras bien mais faut le faire, sinon tu resteras avec tes questions et pire avec tes propres réponses... »

Gabrielle a semblé soulagée mais dans sa manière de respirer, j'entendais bien qu'elle était encore tendue. Elle ne me disait pas tout.

« On peut peut-être se voir juste avant ? » ai-je proposé.

Il y a eu un blanc dans la conversation à cet instant précis et je me rappelle précisément ce que j'ai pensé. Je commençais à bien connaître Gabrielle et sa manière de fonctionner, et si une grande partie du mécano m'était encore un mystère, je savais ce qu'elle pensait à cet instant précis. Elle était partagée entre l'idée de se rassurer en répondant positivement à ma requête et celle qu'elle refusait de m'inviter dans une de ses méandres où sa logique voulait que je ne me sente pas concerné. Cette prise de décision était difficile pour elle et je crois que je l'ai aidée quelque part en posant une question toute simple :

« Tu es où, là ? Je vais te rejoindre et après je te laisserai... Faire ce que t'as à faire.

— Je suis à Châtelet. »

Elle a laissé quelques secondes s'écouler.

« T'as qu'à m'y rejoindre... Je pense que je flipperai moins après.

— A tout de suite... »

J'ai raccroché. Je suis conscient qu'il n'est pas facile de comprendre pourquoi cette situation était normale dans le fil de l'histoire mais ça l'était. Je ne peux que difficilement rapporter toutes les pièces de ce puzzle intense qu'est une relation entre une, deux ou plus de personnes. Il y a forcément des trous, des moments intimes que l'on ne sait pas raconter car l'on sait qu'on ne fera que simplifier le sujet alors qu'il faudrait l'exposer dans sa totalité. Peut-être que si je dis que Gabrielle était née après son frère qui décéda lors de sa première année, un an plus tôt, et que son père avait laissé sa mère par la suite, cela suffira à esquisser l'essentiel sans en faire un développement entier.

Quoiqu'il en soit, j'ai pris mon blouson et je suis parti la rejoindre.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Eric Laugier ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0