Mardi 4 juin / 3

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Julie

Ouf, c’est le dernier carton que j’ouvre. Christine m’avait prévenue de l’arrivée d’une grosse commande, mais je n’imaginais pas autant d’ouvrages. Je retire la cellophane des livres, j’en sélectionne quelques-uns pour les mettre en évidence dans la vitrine lorsque le carillon de la porte retentit. Sans quitter l'arrière-boutique, je salue le client, l’informant de ma venue imminente. Il ne répond pas. Habituellement ils disent bonjour, alors que cette fois, le silence inonde la boutique. Pour me prouver que je n’ai pas rêvé, je sors de ma cachette et me retrouve face à… Manu. Je déglutis, manque de réactions, mes yeux dans les siens, je sens ma force m’abandonner, mon corps ne répondant à aucun signal. Même mon esprit semble éteint.

Il pose ses mains sur mes avant-bras et se penche pour m’embrasser.

L’espace d’une micro seconde je prie pour que ses lèvres touchent les miennes et cette image me transporte immédiatement dans un état second.

Heureusement sentir son baiser sur ma joue me réveille. Je souffle, recule d’un pas et tente un sourire en prononçant son prénom.

— Accorde-moi un moment. Il faut que l’on…

Un moment ? Il est fou.

Je retrouve enfin mes facultés. Du moins suffisamment pour lui balancer :

— Manu, tu n’auras rien de plus avec moi.

— Un café… Juste un café.

— Je suis seule dans la boutique, je ne peux pas m’absenter.

— En face, sur la terrasse du tea-room, tu seras plus à l’aise dans un lieu public, je pense. Et si tu vois un client entrer… tu reviens.

Je secoue la tête en guise de réponse.

— Tu préfères qu’on se cache dans un coin ? demande-t-il ironique.

— Non, m’écrié-je plus fortement. Pas ici. OK, va t’asseoir en terrasse, je te rejoins dès que j’ai fini de ranger ça, dis-je en espérant retrouver mon sang-froid d’ici là.

Sans un mot, il obéit. Je le vois traverser la rue et prendre place à une petite table. Je ferme les yeux, inspire profondément avant d’accrocher une pancarte contre la porte de la boutique, informant les clients de mon absence.

Il faut que je l’affronte, nous devons parler, il a raison.

Je le rejoins, le cœur battant. Je ne fais rien de mal et pourtant je suis en panique. Ce n’est pas le premier homme avec qui je prends un café sur une terrasse… même si je ne le fais pas souvent et qu’habituellement, nous ne sommes pas en tête-à-tête.

Je m’installe sur la chaise en face de lui, regardant la rue et donc l’entrée de la librairie. Au même moment, la serveuse me salue en déposant nos boissons.

— Je t’ai pris un café, tu aurais voulu autre chose ? me demande-t-il gentiment.

— Non, non c’est parfait.

— Ne t’inquiète pas, je ne ferai rien pour te mettre mal à l’aise.

— Je le suis en étant près de toi.

On ressemble à un couple. Que doit penser la serveuse ? Et Madame Laitens qui s’approche ? Je deviens de plus en plus nerveuse et triture le tissu de ma robe. Manu pose une main sur mon avant-bras tout en murmurant :

— À cause de notre baiser ?

— Chut… pas si fort ! répliqué-je en regardant partout autour de moi.

J’espère que personne n’a entendu.

— Dimanche, j’ai compris que tu n’étais pas une habituée du flirt.

— Parce que toi oui ? m’étranglé-je.

— Laisse-moi t’expliquer, s’il te plaît.

J’esquisse une grimace et fixe machinalement ma montre, pour bien lui signifier que je ne resterai pas longtemps.

— Lors de l’accident, j’étais obnubilé par mon rendez-vous et je n’ai pas été très cool. Je te dois des excuses. J’y ai repensé le soir même et je n’ai vu que ton regard apeuré et ton sourire qui s’est fait charmeur pour me réclamer un constat.

— Charmeur ? Carrément. C’est plutôt toi qui…

— Je t’explique ce que j’ai vu, ce que j’ai ressenti, Julie. Je me souvenais d’une femme très belle, un peu maladroite ou peu sûre d’elle, mais qui d’un sourire m’a fait chavirer. Puis je me suis dit que tu devais t’en amuser. Jouer les femmes fragiles pour qu’un homme tombe sous ton charme et t’apporte son aide.

J’ouvre la bouche, mais il me demande de me taire.

— Lors de la seconde rencontre, tu étais en panique. Tu ne dégageais pas du tout la même émotion, mais ta tenue…

— Qu’est-ce qu’elle avait ma tenue ? répété-je en essayant de me rappeler ce que je portais ce jour-là.

— Ton chemisier avait un bouton ouvert et la dentelle de ton soutien-gorge était visible. Quant à la jupe… le tissu très fin, avec les rayons du soleil… bref, j’aurais pu décrire ton ensemble de lingerie sans souci.

Je sens mes joues rougir. Je me pince les lèvres et me souviens… Le téléphone de l’infirmière… ma panique. Je n’avais pas pris le temps de me changer. Quelle gourde. Cette jupe est une vieillerie que je ne mets qu’à la maison parce qu’effectivement… Et je m’étais montrée ainsi au directeur ? Je ferme les yeux, me grondant mentalement.

— C’était très sensuel, Julie. Pas du tout vulgaire. Et quand je suis entré dans la librairie, la première chose que j’ai vue, ce sont tes jambes dans le miroir au coin d’une étagère. Forcément lorsque j’ai compris que c’était toi, les trois visions se sont superposées dans mon esprit… La femme charmeuse, sans doute habituée au flirt, joueuse comme moi et qui assume totalement son corps et ses désirs.

Ma bouche s’assèche, je peine à avaler ma salive comprenant l’image qu’Emmanuel avait de moi.

— Et quand as-tu compris que ce n’était pas le cas ?

— J’ai commencé à avoir des doutes lors du pique-nique, mais surtout dimanche dernier.

— C’est bien. Donc, on n’en parle plus. Et on oublie cet… incident.

Sans rien ajouter, il m’observe intensément en brassant son café. J’ai l’impression qu’il ne respire plus, seule sa main bouge… ses pupilles sont fixes, sa bouche immobile… et moi je me décompose.

— Honnêtement, même si j’ai déjà flirté avec d’autres femmes, jamais encore la sensation n’avait été aussi forte.

— Tu n’es plus amoureux de ta femme ? m’étonné-je.

— Ça n’a rien à voir Julie ! Bien évidemment que j’aime toujours Charlotte. Je ne te parle pas d’amour, mais d’attirance, de passion, de frustration également.

— Tu… tu l'as déjà trompée ?

— Oui, dans le sens que tu imagines, mais cela n’a pas la même signification pour nous..

J’en ouvre grand les yeux. Puis je ferme les paupières en secouant la tête.

— Nous ne fonctionnons pas tout à fait comme un couple traditionnel.

— Ne me dis pas qu’elle est d’accord avec ça !

— Charlotte connaît tout de moi et de mes envies. Ce n’est un souci ni pour elle, ni pour moi. Et…

Mais pourquoi j’ai demandé ? Je l’interromps brusquement :

— Je ne veux pas le savoir… je ne veux rien savoir sur vous !

— Julie… s’il te plaît. Écoute-moi.

Je baisse la tête et fixe mon attention sur la tasse. Il pose un doigt sous mon menton pour redresser mon visage.

— Ne me touche pas ! tonné-je violemment.

— Charlotte accepte que je flirte avec d’autres, du moment qu’entre nous rien ne change. Je cherche parfois des stimulations extérieures, mais au moment où je fais l’amour à ma femme, je suis entièrement avec elle.

— Encore heureux.

— Sauf depuis que je t’ai rencontrée.

— Manu, tais-toi !

— Non, j’ai besoin que tu comprennes. C’est la première fois que ça m’arrive. Je suis déboussolé… et j’ai besoin de toi.

— Non ! Tu as besoin de reprendre tes distances et surtout d’arrêter de jouer.

— Ce n’est pas un jeu… pas avec toi, Julie. Tu m’obsèdes.

— Parce que je te résiste.

— Sans doute, oui.

— Donc pour résumé, tu as envie de…

Je m’interromps avant de poursuivre à mi-voix :

— Que tous les deux… nous… pour pouvoir retrouver le plaisir d’être avec ta femme ?

— Ce n’est pas tout à fait ça. J’ai toujours du plaisir avec Charlotte. Mais je pense trop à toi, trop souvent. Je crois que si tous les deux on s’autorise un moment rien qu’à nous… On n’aura plus le fantasme de l’autre et on arrivera à devenir amis.

Jamais… Jamais je ne pourrai… Il est fou lui, je ne peux même pas imaginer… Et même si... Non ! Pour moi cette intimité ne se partage qu’avec son partenaire.

— Et tu feras quoi si… si ça suffit pas ?

— Tu penses que tu vas tomber amoureuse de moi ?

Comment ose-t-il me demander ça ? Pour qui se prend-il ? Je le fusille du regard et sens tout mon corps se crisper. Je repousse ma chaise et m’apprête à écourter notre rendez-vous, lorsqu’il pose une main sur mon avant-bras et me supplie de rester.

— Je suis amoureuse de mon mari et je suis très heureuse.

— Tu n’es pas très démonstrative.

— Non… moins que Charlotte, ça c’est sûr !

Je me souviens de leurs nombreux baisers en présence au bord du lac, jamais à l’abri des regards, tout comme leurs mains. Toujours sur le corps de l’autre, que ce soit sur une cuisse, dans le dos ou autour du cou.

— Tu es jalouse ?

Jalouse ? N’importe quoi. Mais pour qui se prend-il ?

— Mais ce n’est pas vrai ça ! m’exclamé-je en me levant d’un bond. Tu bosses tous les jours avec Tim, Charlotte viendra boire un café à la maison jeudi, nos enfants se côtoient à l’école… cela ne te pose pas plus de problèmes que ça ? demandé-je froidement.

— Ce n’est pas de la drague à deux balles, Julie. Je suis réellement très attiré par toi. Et je ne ficherai pas tout en l’air. Mais c’est épuisant de penser à toi.

— Cherche-toi une autre proie, tu n’obtiendras rien de moi.

— Julie, tu ne peux pas nier cette attirance… tu ne peux pas l’ignorer.

— Je peux m’éloigner de toi, en parler à Tim qui ne t’invitera plus chez nous, et repousser l’amitié de ta femme.

— Et poursuivre comme ça… tu en es capable ?

— Tant que tu restes à une distance respectable, oui.

— Tu frissonnes à chacun de nos contacts.

— Parce que tu ne me touches pas comme un ami, mais que tu cherches plus. Écoute Manu, dis-je en voyant une cliente entrer dans la librairie, je ne suis pas intéressée. Flattée oui, mais pas intéressée. J’ai du travail. Merci pour le café.

Et sans lui laisser le temps de me dissuader de partir, je m’élance dans la rue.

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