25 mars 2016

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« Il faudrait peut-être y aller, non  ? La pluie ne va pas s'arrêter ! Et puis les voisins risquent de... » Ça va, j'ai compris ! Je vais ouvrir... Oui, mais est-ce que je laisse les phares allumés ?  Dans ce cas, il faudra que je revienne éteindre. Non, j'y vais en mode "kamikaze", je vais prendre mon téléphone pour éclairer mes pieds et on verra bien... ou pas. Bon, si je me rappelle bien, le portillon en rouille est à peu près là, et puis deux marches... Aïe, saleté de parpaing ! Trois marches, donc... et me voici sur le seuil. En effet, la porte d’entrée n'est pas verrouillée. « Tu vois, je te l'avais dit. T'en souviens-tu ? »

Oui, je me souviens. Je me souviens que tu as toujours raison. Tu es une personne très ouverte, authentique, une provinciale qui n'a pas oublié ses racines et qui a de vraies valeurs paysannes. Et moi, je suis un bobo qui ne vois pas plus loin que le périphérique intérieur, pétri d'idées reçues et de mépris à l'égard de la province. « De toute façon, pour te faire quitter ton Paname plus d'une journée il faut se lever de bonne heure... Tu es vraiment trop snob, mon pauvre. » Mais si, je veux bien quitter Paris ! Pour un week-end à Copenhague, ou à Lisbonne, pas de problème, je suis partant. Mais quitter Paris pour aller s’enterrer dans ce trou ! Là-bas, tout est moche et tout est chômage... Je sais, ça ne te fait pas rire. « Et puis c’est une vision tellement snob. “Là-bas”, au moins, les gens ne râlent pas en permanence, et ils sont accueillants envers les touristes. Ça change des garçons de café ou des taxis parisiens, tu ne peux pas le nier. » D'habitude, c'est à ce point de la dispute que je riposte avec délectation par une citation de Houellebecq, du genre : « Les habitants des zones rurales sont en général inhospitaliers, agressifs et stupides. » Tu n'aimais déjà pas beaucoup l'écrivain, dont l'anti-parisianisme n'était selon toi qu'une posture cynique destinée à s'attirer les lecteurs bien-pensants. Mais en commettant l'outrage de s'attaquer aux Creusois, il a rejoint la liste des auteurs à brûler en même temps que leur œuvre, à l'instar de ce journaliste d'un magazine branché qui avait osé consacrer un article intitulé « La bouse ou la vie » à ton cher département.

Bref, maintenant il faut entrer dans ce gourbi, courage ! Je sais qu’en pénétrant dans la pièce principale, qui occupe l’entièreté du rez-de-chaussée, mon œil sera immanquablement attiré vers le lustre énorme, confectionné à partir d’une antique roue de charrette en bois vermoulu à laquelle pendent des abat-jours miteux et dépareillés. L'objet improbable et affreux occupe presque la moitié du plafond et matérialise le modeste « coin salon », par opposition à l’espace exigu où se niche la cuisinette. Au-dessous de ce monstre de kitsch, un encombrant canapé en toile à fleurs défraîchie, qui ne trouverait pas preneur sur le bon coin, même pour un euro symbolique, laisse tout juste la place à une ridicule table basse ronde en rotin. Juste en face, à quelques centimètres, un joli poêle en fonte rongé par la rouille parvient tout de même à donner une touche d’élégance à un intérieur suranné dont la décoration de mauvais goût est caractéristique des campagnes reculées.

« Ne reste pas à la porte, enfin, ce n’est pas le moment de traîner ! Si les Anglais te voient, ils voudront prendre des nouvelles, bavarder, et vu le temps qu'il fait, il faudra les faire entrer. Hors de question qu'ils entrent, tu entends ? Parce que cette odeur... c'est vraiment une infection ! Et tu as vu dans quel état je suis ? T'en souviens-tu ? » Oui, c'est vrai que ça sent vraiment fort. Dans mon souvenir, ça ne puait pas comme cela, dans ce taudis. Certes, ça sentait la cave humide, la poussière accumulée et les rideaux moisis, un bouquet de parfums plutôt habituel pour un endroit laissé à l'abandon depuis plusieurs mois, depuis le jour où Tante Irène s'était présentée à l'hôpital de Guéret en raison d'un mal d'estomac aussi soudain que violent, sans se douter qu'elle ne reviendrait plus jamais chez elle. Non, cette fois il s'agit d'une odeur plus organique, presque métallique. En fait, elle m'évoque le garage de mon grand-père, dans lequel il avait l'habitude de sacrifier une poule pour le déjeuner du dimanche. Après que la hachette avait tranché d'un coup sec le cou de l'infortunée volaille, son corps étêté zigzaguait quelques secondes selon une trajectoire imprévisible, répandant un sang écarlate sur le sol bétonné où l'on devinait encore la trace des décapitations précédentes. Maintenant, je retrouve les mêmes relents âcres et écœurant mais c'est beaucoup plus fort, vraiment immonde. Une bête a dû crever dans un coin, ce n'est pas possible, il faut que j'ouvre la fenêtre tout de suite ou je vais gerber. Décidément, ce n'est pas une légende ! la campagne, ça pue !

« Non mais regarde-toi, tu passes ton temps à critiquer ! les ploucs, les beaufs, les ringards, que sais-je encore ? Mais tu crois que tu es parfait ? Si seulement tu pouvais retirer tes œillères une seconde, voir ce que tu es devenu... Au début, tu n'étais pas comme ça. Tu étais bienveillant, presque... gentil. T'en souviens-tu ? »

T’en souviens-tu ? T’en souviens-tu ? Mais c’est quoi cette rengaine ? On dirait le titre d'une romance de Marc Lévy. « C’est une chanson que fredonnait Irène. Avant son dernier souffle, elle la chantait encore. Et maintenant, c'est mon tour :

« Mais si la mort, planant sur ma chaumière,

Me rappelait au repos qui m’est dû... »

La mort... Oui, c'est ça, ça sent la mort. Et cette masse informe que je viens de remarquer, gisant au pied du canapé ? C’est bien toi, étendue sur le sol en charmantes tommettes de pays. Tu es moins fringante morte que vivante, avec ce tisonnier planté dans le crâne et cette coulée de sang séché sur ton front. Tes orbites béantes sont assaillies par de grosses mouches aux reflets verts. Une multitude d’autres insectes grouille sur ton corps. Ils s’insinuent sous ta peau, te sortent par la bouche ou par les oreilles, ils montent et descendent dans tes longs cheveux blonds. Ce ballet répugnant donne à ton cadavre un aspect curieusement vivant. Mais tu ne dis plus rien.

« Mais si la mort, planant sur ma chaumière,

Me rappelait au repos qui m’est dû,

Tu fermeras doucement mes paupières,

Et je dirai : « ALORS, T’EN SOUVIENS-TU ? »

Tes paupières... Oui, je me souviens à présent. C’est moi qui les ai fermées, ces paupières, en même temps que ta grande gueule. Et cela doit faire un petit moment, à en juger par l’état avancé de ta décomposition. Il faut dire que tu m’avais poussé à bout, ce vendredi-là ! après une semaine de merde au boulot, j’avais dû conduire pendant cinq heures, sans interruption, cinq heures de route à subir ton monologue fastidieux, tout cela pour passer un week-end chez Irène. Au terme de ce calvaire, je m’étais affalé dans le vieux canapé défoncé. Je t’entendais caqueter sans répit dans le jardin. Et puis, à peine entrée dans la maison, ta joyeuse excitation s’était envolée : « C’est bizarre, j’ai un mauvais pressentiment... Tu m’entends ? Je ne me sens pas bien, ici. ». En une fraction de seconde, j’avais senti mon souffle se couper, mon cœur se mettre à battre furieusement sous mes tempes. Au travers du nuage de buée formé par l’évaporation de mon halètement saccadé, je te voyais arpenter la petite pièce glaciale, effleurer de ta main les murs couverts de salpêtre. « Tu sens ces mauvaises vibrations ? C’est Irène, j’en suis sûr ! Elle m’envoie un signe, elle essaye de me prévenir d’un malheur. Je ne peux pas rester ici... » J'étais resté ébahi, sans voix. Cette fois c’était trop, impossible d’en supporter davantage. C'est alors que m’était apparue la vision très claire de ce qu'il fallait faire, une solution toute simple pour mettre un terme définitif à ton délire. L’exaspération que j’avais jusqu’alors contenue avec une patience coupable, et dont j’éprouvais désormais toute l’ampleur, allait enfin trouver une échappatoire. Anticipant ce proche dénuement et le soulagement infini qu’il me procurerait, je m'étais avancé vers toi, avec un large sourire. « Non, je suis sérieuse, il y a quelque chose qui cloche ! Rentrons à Paris ! »


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