Soulèvement

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Coup de canne sur la tête : « Maitrise ton esprit Rano ! » Comment veut-il que je fasse ? Il y a tant d'authentiques. Je rabats ma capuche presque sur mon nez, et je récite la litanie contre l'éparpillement. Je continue d'attraper des bribes de pensées malgré mes efforts.

 « Un mage sondeur et son acolyte ! Que font-ils là ?... »

« Je déteste ces gens-là, ce sont des monstres, ils devraient être bannis... »

« Je vais lui dire que c'est elle qui s'est collée contre moi... Par les couilles du diable, c'est un sondeur. Dis la prière d'opacité, vite... »

« Tu ne laisseras pas autrui t'habiter, ton esprit sera vide, tu ne penseras à rien, tu ne... »

Dérisoire, dérisoire et grotesque. Même moi qui ne suis qu'apprenti, je pourrais dépiauter l'esprit de ces balourds, et mettre leurs petits secrets à nu si je le voulais. Leurs sottes prières ne m'arrêteraient pas. Encore un coup de canne : « Rano, tu me fais honte ! »

Je rougis, les authentiques ne peuvent pas capter les pensées qu'il m'adresse, mais faire honte à son maître c'est recevoir cette honte en retour. J'admire et j'aime mon maître, je ferais tout pour lui plaire. C'est un homme sévère, mais juste. Il est grand, maigre, et son visage long et émacié est habité par des yeux profondément enfoncés dans leurs orbites. Son regard pénétrant inspire le respect et souvent la peur. Personne n'aime avoir affaire à un sondeur, les pires rumeurs courent à leur propos. Ils sont pourtant les meilleurs auxiliaires de la justice, mais le pouvoir qu'ils ont de pénétrer l'esprit des gens en dépit du Philtre, terrifie le commun des mortels. 
Nous arrivons au poste d'entrée de la bulle palatiale, les gardes nous regardent de travers : « Test de contrôle » dis l'un d'eux, un autre dirige un falker vers les pastilles collées sur nos fronts. « C'est bon les gars, laissez-les passer ils sont en règle. »

Quand nous passons, l'un d'entre eux crache par terre et siffle entre ses dents : « saleté ! » Comment ose-t-il ? Je me concentre sur la litanie, mon maître me pousse avec sa canne vers la navette.  

La bulle palatiale est sublime, son soleil en son centre doit bien se trouver à deux cent cinquante lieues, je n'ai jamais vu ça. On devine à l'extérieur la grappe de bulles plébéiennes d’où nous venons. Il n'y a plus cette insupportable surpopulation : pourquoi les authentiques aiment-ils s'entasser ainsi ? Cette promiscuité est dégoutante. Une seconde navette nous amène de la zone de gravité zéro où se trouvent les sas au port d'accueil près de la rivière centrale. Je repousse ma capuche, une brise légère souffle dans mes cheveux. Des oiseaux s'élancent très haut vers les hémisphères verts où ils nichent. Très peu d'agriculture, mais de somptueuses forêts dont les arbres deviennent gigantesques au fur et à mesure qu'ils approchent des axes et que la gravité diminue. 
Un homme en pantalon bouffant bleu et redingote rouge s'approche de nous. Il est grand, gros, et d'énormes rouflaquettes rousses lui mangent le visage. Son un air hautain cache mal son malaise : « Son excellence m'a demandé de vous montrer vos appartements. Il vous recevra demain à la septième heure. Si vous voulez bien me suivre. » Il nous amène à un embarcadère et nous fait monter dans un bateau somptueux. Un grand salon surmonté d'un dais en soie est installé sur le pont. Il nous désigne un coffre : « vous trouverez de quoi vous sustenter dans ce synthétiseur. Nous arriverons dans une petite heure, je vous laisse profiter de la vue, des affaires de la plus haute importance requièrent mon attention. » Il s'en va, il courrait si un reste de dignité ne l'en empêchait. Malgré l'envie qui me tenaille, je m'abstiens de le sonder, un coup de canne devant cette limace serait vraiment trop humiliant. 
La rivière fait bien deux lieues de large, elle sinue lentement le long du grand cercle de gravité maximale. Je suis époustouflé par le spectacle qui s'offre à moi. Au loin descendant de la brume j'aperçois le palais, ses dômes, ses tours et ses jardins suspendus se perdant dans les forêts de basse gravité de chaque côté de la rivière. C'est une véritable ville en fait, le siège du gouvernement des authentiques, un empire de six cents milliards de personnes vivant dans plus de soixante millions de bulles. Mon maître me tire de ma rêverie, c'est la première fois qu'il parle depuis notre arrivée, il pourrait utiliser la communication télépathique, mais il s'en abstient quand il le peut, c'est d'ailleurs la base de son enseignement.

« Dis-moi, petit frère, que sais-tu de nos origines ? » J'adore qu'il m'appelle petit frère.

« Je sais ce que vous avez partagé avec moi lors de nos transes communes maître. »

Il sourit : « Hé bien, nous avons une heure devant nous. Voyons comment tu le dirais avec des mots, ça te fera un bon exercice de restitution. »

Décidément, il est de bonne humeur, il sait que j'adore les exercices de restitution. Je rassemble mes idées : « Au commencement nous étions tous des authentiques et nous vivions sur la planète Terre sous la domination des machines et des simulacres. Le chevalier Fontaine découvrit le flux primordial, mais ce fut Mère Hazel qui la première le maitrisa et rencontra les grands anciens. Balder Falk, le premier prince des ténèbres, jaloux, déroba le secret du chevalier et créa l'armée noire dans le but d'asservir les hommes. » Mon maître ferme les yeux, je sais qu'il ne dort pas. Je continue mon récit : l'invention du Philtre, l'ordre des chevaliers de Hazel, les premières bulles, l'asservissement, l'essaimage. Il ouvre les yeux : « Tu as un talent de conteur petit frère, cultive-le. Ton ami la limace ne va pas tarder à revenir. Ouvre les yeux, écoute, mais ne sonde sous aucun prétexte. »
Je n'ai pas beaucoup dormi, la beauté et le luxe de nos appartements me fascinaient trop. Je suis resté des heures à admirer les lumières du palais lorsque le soleil a disparu derrière son occultateur. Coups de canne du maître pour me réveiller : « Rano, fainéant, debout ! »

Nous sommes dans l'antichambre du président de la fédération des authentiques. Une porte s'ouvre, limace s'avance gonflé de son importance : « Suivez-moi, son excellence va vous recevoir. »

Nous entrons dans une pièce immense, tout au fond devant une baie monumentale donnant sur la rivière se trouve un bureau. Derrière le bureau se tient le président. Limace se casse en deux : « Monsieur le Président, le mage ... »

Le président fait un signe de la main : « Oui, oui, Lepton, je sais, laissez-nous, je vous prie. »

Rouge comme une pivoine Lepton se retire. Le président est un petit homme grassouillet à moitié chauve dont l'air jovial est contredit par la froideur de ses yeux gris. Lui et mon maître se regardent longuement puis tombent dans les bras l'un de l'autre. Le président fait un pas en arrière et regarde mon maître : « Hector, sacré nom d'un chien, tu n'as pas changé vieux machin, tu es toujours aussi laid ! »

Mon maitre rit, lui pince la bedaine et dit : « Dis donc Achille, ça n'a pas l'air d'être le bagne ici... »

Ils s'embrassent à nouveau, puis le président se retourne vers moi : « C'est lui ? »

Mon maître a un sourire affectueux que je ne lui connaissais pas : « Oui, c'est lui. »

Le président fait une moue : « Il n'est pas un peu tendre ? »

Mon maître redevient sérieux : « Bien sûr qu'il l'est, mais justement il est encore souple et capable d'adaptation. Et puis de toute façon, on n'a pas vraiment le choix. »

Il me fait signe d'approcher : « Rano, voici venu le temps de mettre à profit l'enseignement qui t'a été dispensé. Tu vas être attaché au service de la présidence en tant que sondeur de deuxième classe. » Je suis atterré. Cela devait arriver un jour bien sûr, mais comme ça, brusquement, et un tel grade, sans préparation. Mon maître sourit : « mais, si justement tu a été préparé à ce moment. Et puis, tu vas enfin être débarrassé de moi. »

Les larmes me montent aux yeux, mais je me reprends, je me détache comme il me l'a appris.

Il me tend sa canne : « allons Rano, moi aussi je suis triste à l'idée de cette séparation. Prends cette canne, je te l'offre, elle te rappellera que la vie n'était pas très agréable sous mon autorité. Elle est aussi le signe que tu es à présent un mage sondeur confirmé, ton apprentissage est terminé. »

Je prends la canne, je ne dis rien, je suis tout à la fois empli de fierté et de tristesse. Le président s'adresse à moi à son tour : « tu seras mon enquêteur officiel, voici l'insigne de ta charge. » Il me tend un badge marqué des armoiries de la présidence. « Garde-le en permanence sur toi, il te donne accès à tout le palais, et aux grappes plébéiennes. Tu pourras, dans l'exercice de ta fonction requérir l'aide de la garde. Tu iras faire retirer ta pastille de contrôle, Lepton t'indiquera la marche à suivre. Il faut maintenant que nous t'expliquions quelle est la situation ici, et pourquoi nous avons besoin de toi. »

Nous nous asseyons dans un petit salon confortable que je n'avais pas remarqué : « Je vous invite à partager une transe pour prendre connaissance du rapport que j'ai préparé sur la crise actuelle. » 

Chacun peut enregistrer et partager souvenirs, pensées et émotions dans la noosphère, c'est une des nombreuses merveilles offertes par le Philtre et la capacité qu'il offre à tous de profiter du flux primordial. J'entre en transe. Le président a imaginé une terrasse en bois dans un arbre immense pour nous recevoir, le paysage est splendide. Il s'adresse à nous : « j'aime cet endroit, je le trouve apaisant. Vous allez vivre quelques moments difficiles, j'espère que cet environnement vous permettra de mieux les vivre. Commençons par l'évènement déclencheur. »

Je suis projeté dans une rue pauvre d'une bulle plébéienne. Une foule en colère se presse autour de quelque chose que je n'arrive pas à distinguer. Je m'approche et je devine un corps désarticulé gisant par terre. Les gens crient « mort au violeur ! » Le visage de l'homme à terre est une bouillie sanguinolente, il porte un uniforme d'enquêteur. Soudain, un homme s'avance, son visage est masqué par une cagoule, il lève le bras, et le silence se fait. D'une voix forte il dit : « nous n'acceptons plus la dictature des sondeurs. Nous avons trouvé un moyen de les empêcher d'utiliser leur pouvoir immonde. Celui-ci a profité de ses capacités pour violer une jeune fille, il a trouvé un juste châtiment. » On lui apporte un bidon dont il verse le contenu sur l'homme à ses pieds. Une étincelle et le corps se transforme en une boule de feu. Il scande : « Mort au violeur ! » et la foule répond « Mort au sondeur ! »

Je suis de retour sur la terrasse dans l'arbre. J'ai le coeur retourné. Le président dit : «  cet enregistrement est devenu extrêmement populaire, et beaucoup croient à son authenticité, en voici un second. »
Je suis assis dans un temple. Un homme dans l'assistance se lève : « Écoutez la vérité mes frères ! » Le prêtre est interloqué : « Mon fils, mon fils, voyons ! » L'homme continue : « Mes frères, vous êtes tenus en servitude ! Les sondeurs contrôlent vos pensées, ils influencent vos choix, la démocratie est morte. Dans chaque bulle les élections sont des simulacres. Mes frères il est temps de rejeter le joug qui pèse sur vous. »

Des voix s'élèvent : « Oui, chassons les sondeurs ! »

Une femme hurle : « Ils ont grillé l'esprit de mon fils, il n'avait rien fait ! »

Le prêtre essaie de calmer l'agitation, il tombe à genoux le front en sang, atteint par un projectile lancé par un fidèle : « mort aux tyrans ! Mort à leurs laquais ! » La garde entre dans le temple, la confusion est à son comble.
Le président nous fait ainsi vivre divers incidents plus ou moins violents allant du lynchage aux protestations pacifiques. « Aussi incroyable que cela puisse paraître, nous sommes à peu près certains que lors de chaque incident, les participants étaient sous influence. Il existe une organisation secrète capable d'orchestrer de tels mouvements de foule dans plusieurs milliers de bulles. Certaines bulles ont totalement disparu de la noosphère, nous ne savons pas ce que sont devenus leurs habitants. Nous sommes confrontés à une crise majeure, nous n'avons pas assez d'enquêteurs, nous sommes sans nouvelles de plusieurs d'entre eux. » 

Mon maître demande : « Qu'entends-tu lorsque tu dis que ces foules étaient sous influence ? Veux-tu dire que leur esprit était sous contrôle effectif comme lorsque les armées noires asservissaient les populations que le Philtre et les bulles ne protégeaient pas ? »

« Oui, c'est exactement ce que je veux dire. Je crains que d'une façon ou d'une autre, le prince des ténèbres n'ait réussi à nous infiltrer, et je voudrais que Rano étudie cette hypothèse pendant que tu seras occupé à réorganiser le chapitre des mages. »



 

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